Par conséquent, les deux routes doivent accueillir des automobilistes en plus grand nombre. Elles mènent désormais à une ville et croisent de nouveaux axes de circulation. Si aucun feu tricolore n’a été installé, il est fort à parier qu’un important embouteillage apparaîtra et que plus personne n’avancera, qu’il y ait thrombose ou conflits d’usage.
En revanche, si des règles de priorité sont édictées, si des itinéraires de contournement sont imaginés, si les automobilistes sont orientés vers ceux-ci, le trafic sera fluidifié.
Entre la route de campagne et le carrefour d’entrée des villes, il a donc fallu moderniser la gestion des flux pour permettre leur accroissement sans accident. La modernisation est immanquablement passée par une régulation accrue, intelligente, permettant à chacun d’atteindre la destination qu’il a choisie.
Madame la ministre, j’ai souhaité entamer mon intervention par ce chemin buissonnier pour pointer le raccourci établi par le texte qui nous est présenté. Il n’y a guère que dans le vocabulaire gouvernemental que les mots « modernisation » et « dérégulation » sont synonymes !
Hélas ! pour les Français, le projet de loi de modernisation de l’économie s’avère être une entreprise de dérégulation aux conséquences non évaluées. Par conséquent, on ne peut exclure que celles-ci soient périlleuses.
J’en donnerai deux exemples : l’urbanisme commercial et le livret A.
Après un pouvoir d’achat à peine maintenu en 2007 et alors que l’énergie et le logement poursuivent leur flambée, les Français sont confrontés à la vie chère, au quotidien. Leurs dépenses contraintes s’alourdissent, les salaires ne décollent pas : leur reste à vivre se tarit !
Pis, la défiscalisation des heures supplémentaires, symbole du « travailler plus pour gagner plus », se révèle être un gouffre pour l’État et un leurre pour les salariés. Il n’est donc que temps, après la pluie de cadeaux fiscaux distribués l’été dernier par loi TEPA, de s’employer à améliorer le pouvoir d’achat de nos concitoyens, par exemple en modérant les prix des biens de consommation courante.
Vous me rétorquerez que l’on est en plein dans le sujet. Je vous répondrai à mon tour que nous sommes d’accord sur l’objectif. Toutefois, le raisonnement employé pour justifier les mesures qui en découlent est spécieux. On le résume souvent à tort par l’idée que « plus de concurrence égale baisse des prix ». Parlez-en aux gros consommateurs d’électricité ! Ce n’est pourtant pas le fondement de l’article 27, qui a été rédigé autour de l’idée selon laquelle « plus d’opérateurs égalent baisse des prix ». Or cela ne se vérifie pas.
Premier élément : le marché français serait, selon vous, particulièrement fermé aux distributeurs étrangers, notamment au hard discount, d’où des prix élevés. Or s’il est un point commun à tous les marchés développés, c’est la faible internationalisation de la distribution. Quelle que soit la nationalité de l’entreprise, les grands distributeurs réalisent en moyenne 80 % de leur chiffre d’affaires dans leur zone domestique.
Deuxième élément : seule la France entraverait la liberté d’installation des enseignes commerciales. Là encore, il n’y a nulle spécificité française. En Grande-Bretagne, en Italie, ou encore aux Etats-Unis que vous aimez souvent citer en exemple, l’urbanisme commercial est réglementé et l’on ne peut s’installer n’importe où. Les servitudes varient souvent d’un pays à l’autre, mais elles existent toujours.
Troisième élément : davantage de grandes et moyennes surfaces entraîneraient une baisse mécanique des prix.
Depuis la première loi Dutreil, les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de vouloir libéraliser les implantations. Mais alors pourquoi les prix ont-ils continué à augmenter durant toute cette période ? Peut-être parce que le jeu des acteurs, dans lequel, hélas ! tout le monde ne gagne pas, permet de faire vivre plusieurs distributeurs sans pour autant qu’il y ait entente explicite, simplement par observation économique et similarité de comportements rationnels. D’autres secteurs que la distribution en font régulièrement l’illustration, telle la téléphonie mobile.
Ainsi, le risque est grand de voir, à l’article 27 du projet de loi, sacrifier les territoires à la chimère d’une concurrence qui deviendrait vertueuse.
Je le dis avec la conviction de l’élu local, si décrié par certains grands distributeurs : l’aménagement commercial doit être cohérent avec l’aménagement du territoire.
Le risque d’incohérence est double dans le texte que vous nous proposez.
Incohérence sociétale d’abord : les usages commerciaux changent. Le temps passé dans les centres commerciaux pour les courses alimentaires ne cesse de diminuer depuis trente ans. Le désamour des grandes surfaces se traduit aussi par la baisse du nombre de visites annuelles : on s’y rendait quarante-trois fois par an en 1999, contre trente-sept fois en 2004. Or on ne construit pas des supermarchés, des hypermarchés et autres enseignes spécialisées pour cinq ou six ans seulement. Il est indispensable de s’interroger sur le devenir des implantations nouvelles en regard de l’évolution des pratiques commerciales et des modes de vie.
Incohérence urbaine ensuite : grâce aux documents de programmation que sont les schémas de cohérence territoriale, de nombreux territoires ont veillé à garantir une certaine mixité des fonctions urbaines. Habitat, commerce, activité, transports, loisirs sont étroitement liés. Plus leurs interconnexions sont nombreuses, plus la qualité de vie ressentie par les habitants est grande.
Alors qu’il est indispensable de calibrer certaines infrastructures en fonction des équipements, notamment commerciaux, je m’inquiète de voir surgir du paysage des surfaces commerciales sans desserte de transports en commun, d’assister à l’aggravation de l’étalement urbain ou encore au mitage des périphéries. Qu’est-ce qui justifie cette défiance à l’égard de l’action régulatrice des élus territoriaux ?
D’ailleurs, là encore, la question de la durabilité de l’implantation commerciale est posée : le nombre de défaillances de magasins a augmenté de 36 % en 2007 et avoisine la barre des 100 défaillances pour les hypermarchés et les supermarchés, lesquels, particulièrement concernés par le relèvement du seuil à 1 000 mètres carrés, ont vu leur sinistralité augmenter de 51 % en 2007.
En tout état de cause, le seuil de 1 000 mètres carrés est à ces titres trop élevé. Une régulation intelligente doit pouvoir être imaginée à un seuil plus acceptable, permettant à la fois aux élus de faire valoir une vision pluriannuelle du devenir des territoires et aux investisseurs de mieux adapter leurs projets aux attentes des autorités locales et des consommateurs. Et ce n’est pas le droit de préemption des maires que vous créez dans le même texte qui nous rassure, car ce droit sera inopérant faute de moyens financiers.
De même, dans la rédaction actuelle du projet de loi, de graves incertitudes demeurent sur la doctrine grâce à laquelle les CDAC pourront statuer. C’est pourquoi le groupe socialiste proposera de renforcer le caractère à la fois partenarial, programmatique et prescripteur des schémas de cohérence territoriale en matière commerciale, notamment en rendant obligatoire ce volet lors de l’élaboration du SCOT.
Les SCOT, étroitement liés aux bassins de vie, représentent à nos yeux l’échelon pertinent pour déterminer, y compris, si les élus le souhaitent, secteur par secteur, le type de commerce autorisé ainsi que les surfaces visées en fonction des besoins repérés et de la logique d’aménagement du territoire.
Bien entendu, l’articulation devra être assurée à l’échelon communal avec les plans locaux d’urbanisme. Le maire, appelé à délivrer in fine le permis de construire, et le président du SCOT doivent veiller conjointement, en liaison avec l’EPCI compétent en matière économique, à rapprocher l’offre des consommateurs tout en garantissant les équilibres fonctionnels, la qualité environnementale des équipements et la durabilité des aménagements.
Je ne peux clore le sujet de l’urbanisme commercial sans vous faire part de mon interrogation sur le fait que le Parlement est invité à légiférer sur des dispositions en matière commerciale dont le Gouvernement n’a pas estimé nécessaire d’évaluer l’impact, au point de nous annoncer il y a quelques jours qu’un autre projet de loi suivra, dans quelques mois, pour apporter les ajustements nécessaires. Comprenne qui pourra !
Il eût été de bonne politique d’approfondir la prospective, de prendre le temps de réfléchir et de travailler ensemble sur les dispositifs, plutôt que de s’y reprendre à deux fois dans un délai si rapproché, au risque de multiplier les contentieux.
Une précipitation similaire s’observe sur un autre sujet qui tient à cœur au groupe socialiste, je veux parler de la réforme du livret A.
Madame la ministre, le livret A, créé en 1818, a été « modernisé » à chacune des étapes de l’évolution du mode de vie des Français et de l’économie de notre pays. Pourtant, le texte que vous nous proposez aujourd’hui s’inscrit en fondamentale rupture avec la philosophie politique et la tradition qui font du livret A le premier livret d’épargne populaire accessible à tous.
Accessible, il le fut tout d’abord aux travailleurs afin qu’ils puissent mettre quelque argent de côté tout en participant au rétablissement de l’économie. Puis, il fut le premier compte bancaire accessible aux femmes sans la tutelle de leurs maris.
Tout cela perdure jusqu’à aujourd’hui pour qui veut préparer l’avenir de ses petits-enfants, pour qui veut placer son épargne tout en contribuant – sans le savoir – au logement pour tous, ou pour qui a besoin d’un compte alors qu’il est interdit bancaire.
Alors, vous nous direz, comme vous n’avez eu de cesse de le répéter à l’Assemblée nationale, que la banalisation nous est imposée par la Commission européenne au titre de la libre concurrence et que nous n’avons pas d’autre choix que de l’appliquer, ou encore que le livret A « s’essouffle » et qu’il faut le réformer.
De grâce, à la veille de la présidence française de l’Union européenne, ne faites pas porter à la Commission des responsabilités qui ne sont pas les siennes. Il faut cesser de vous cacher derrière les exigences de l’Union européenne, car en réalité vous allez bien au-delà de ce qui nous est demandé par Bruxelles.
Tout d’abord, vous n’attendez même pas la décision concernant le recours que vous avez vous-mêmes déposé et dans lequel – dois-je vous le rappeler ? – vous expliquiez les dangers que représenterait la banalisation pour l’encours de la collecte et donc pour le financement du logement social. Ce recours a pourtant toutes les chances d’aboutir en raison du service d’intérêt général qui justifie la mise en place du duopole dont disposent aujourd’hui La Poste et la Caisse d’épargne, seuls établissements habilités à proposer un livret A.
Mais non ! Vous préférez non seulement anticiper la décision et annoncer d’ores et déjà l’abandon de votre recours, mais en plus banaliser le livret A à votre manière en faisant des cadeaux au lobby des banques.
Ensuite, vous ouvrez la possibilité à toutes les banques d’ouvrir des livrets sans leur imposer les mêmes obligations de service que celles qui s’imposent aujourd’hui à La Banque postale. Les banques ne seront donc pas contraintes d’ouvrir un livret à toute personne en faisant la demande, et les détenteurs de livrets ne seront pas assurés de la gratuité de leurs transactions.
Cette interprétation bien subjective de ce que nous demande l’Union européenne aura pour résultat de creuser encore un peu plus le fossé entre les détenteurs de livrets les plus aisés et les plus modestes. Car celui qui se verra refuser l’ouverture d’un livret devra s’adresser, comme le prévoit le texte que vous nous présentez, à la Banque de France pour se faire indiquer l’endroit où l’on voudra bien de lui. Quel parcours ! Quelle simplification ! Quelle libération d’énergie !
Avec ce texte, vous dites encore un peu plus aux pauvres et à ceux qui sont déjà exclus de toutes parts : « allez là où l’on vous accepte, allez à La Banque postale ; vous n’êtes pas forcément les bienvenus ailleurs ! ». Ainsi, vous mettez fin à un livret solidaire fondé sur la péréquation entre la minorité des livrets dits « confortables » et la majorité des très petits livrets. Dès lors, vous réinsérez plus de stigmatisation.
Je sais que La Poste ne peut refuser d’ouvrir un livret A. Mais lorsqu’on a l’ambition d’une véritable réforme, on ne peut se replier sur ce type d’argument. Si vous vouliez être fidèles à une véritable idée de la concurrence libre et non faussée, vous procéderiez à une banalisation dans les mêmes conditions pour toutes les banques. Vous chercheriez par la même occasion à donner un signal fort à nos compatriotes qui nous regardent en disant qu’il n’y aura pas une banque pour les pauvres et des banques pour les autres.
C’est contre cette interprétation de la banalisation que nous présenterons quelques amendements, afin de respecter les conditions d’une concurrence, certes, mais d’une concurrence juste pour tous et non fondée sur le principe de l’exclusion sociale.
La deuxième initiative que vous avez prise de votre propre chef est de mettre fin à la centralisation totale de la collecte. Pourquoi, alors que ce système présente nombre d’intérêts ?
Il est autonome. La collecte du livret A permet de financer le logement social sans faire appel au budget de l’État.
Il évite de recourir à l’endettement public et présente un coût inférieur à celui de la dette publique.
Il ne dépend pas des arbitrages budgétaires et des aléas du marché.
Il permet de transformer l’épargne liquide de court terme de nos concitoyens en prêts de très long terme au profit de nos territoires.
Il dégage chaque année un excédent de gestion d’environ 2 milliards d’euros prélevé au titre de la garantie de l’État. Cet excédent encaissé par l’État dépasse chaque année très largement le coût fiscal de la non-imposition des intérêts. Ainsi, depuis 1982, cette part d’excédent a permis à l’État de ponctionner, grâce au livret A, 70 milliards d’euros. Franchement, des niches fiscales aussi lucratives pour l’État, vous auriez tout intérêt à les multiplier !
Alors, pourquoi toucher à l’équilibre de ce mode de financement en réduisant la centralisation des fonds à 70 %, comme vous nous le dites oralement sans pourtant le garantir par la loi ? Les banques, soit dit en passant, seront mieux rémunérées demain que ne le sont les opérateurs historiques. Voilà un point qui devrait intéresser l’Europe !