Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, si le thème de l'immigration est devenu l'un des moteurs des peurs françaises de ces dernières décennies, c'est qu'il est corrélé avec d'autres débats sur la sécurité, l'emploi ou l'identité nationale. Reprendre ce débat en le retirant au quasi-monopole exercé durant vingt ans par l'extrême droite est un enjeu politique majeur, qui justifie que les partis de gouvernement abordent enfin sans complexe cette question.
Le législateur est dans sa mission lorsqu'il intervient sur de tels sujets. La gouvernance des flux migratoires est en effet - aujourd'hui encore plus qu'hier - l'un des attributs essentiels de la souveraineté. De même, le législateur est au coeur de ses missions lorsqu'il définit les conditions d'intégration dans la communauté nationale ou de l'accès au marché du travail.
Pour autant, il ne faut pas perdre de vue que le problème des flux migratoires n'est pas un problème purement national, qu'il est aujourd'hui mondial et qu'il doit être appréhendé à l'échelle européenne. Non seulement l'Union européenne est compétente en la matière mais, surtout, lorsque l'immigration clandestine concerne de nombreux États membres, à commencer par nos voisins immédiats, il est illusoire de penser régler le problème nationalement si nos voisins adoptent en la matière des politiques contradictoires avec la nôtre.
Enfin, avant d'être un problème d'ordre public, l'immigration est d'abord un problème humain, celui de millions d'hommes et de femmes chassés de leur pays par la misère et attirés non seulement par l'image de prospérité et de liberté que renvoient les États européens, mais aussi par la volonté de rejoindre leurs compatriotes qui les ont précédés. Ces hommes, ces femmes, ces enfants qui franchissent nos frontières et frappent à nos portes sont des êtres humains, nos égaux en dignité et en respect, et nous ne pouvons pas les traiter autrement qu'en les faisant bénéficier de nos droits et de nos procédures.
Légiférer en la matière réclame donc réalisme et équité : il faut écouter les élus locaux, qui sont quotidiennement confrontés à ces situations, et le monde associatif, qui humanise des situations souvent douloureuses.
Le phénomène n'est pas nouveau, mais, d'un point de vue juridique, il est longtemps resté en friche.
Depuis des siècles, la France est un pays d'immigration et l'immigration « sauvage » a toujours été le modèle dominant. Faute de politique migratoire définie par l'État, les migrants sont venus en France par leurs propres moyens, souvent clandestinement, avant que leurs familles ne les rejoignent.
Voilà quarante ans, jeune bénévole, j'ai connu des travailleurs portugais - ils sont aujourd'hui mes amis -, qui sont rentrés en France dans des camions-citernes, avec la menace d'être jetés en prison s'ils étaient pris par les polices de Salazar ou de Franco. Leurs femmes et leurs enfants les rejoignaient plus tard, franchissant les Pyrénées en soudoyant des passeurs. Hébergés dans des foyers, ou dans des bidonvilles, ils trouvaient - c'était le temps de la croissance - du travail au noir chez des patrons sans scrupule, avant d'être tôt ou tard régularisés.
L'immigration traditionnelle vers la France depuis plus d'un siècle, c'est cela ! Des millions de personnes à la recherche de travail et de liberté sont ainsi venus dans notre pays.
Aujourd'hui, la situation n'a pas fondamentalement changé ; l'immigration « sauvage » reste la règle, même si elle utilise tous les biais légaux possibles. En tant que maire d'une commune de banlieue, je signe presque chaque jour quatre ou cinq attestations d'hébergement pour des séjours de courte durée, alors que bien peu des bénéficiaires repartiront dans leur pays.
Des différences majeures caractérisent pourtant l'immigration actuelle. Une minorité de migrants vient chercher du travail, qui est devenu une denrée rare, notamment pour les emplois non qualifiés. Beaucoup sont d'abord des ayants droit, qui vivent davantage des prestations sociales que des revenus du travail.
Par ailleurs, leur intégration est plus difficile : leurs croyances et leurs modes de vie sont souvent différents du modèle français dominant, ce qui les contraint à une adaptation culturelle et sociale parfois difficile.
« Nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde », avait reconnu en son temps Michel Rocard ; cette citation a souvent été reprise. De même, nous ne pouvons faire des promesses que nous ne pourrons pas tenir. Un devoir de réalisme s'impose donc à nous.
Parallèlement, nous n'avons pas le droit de favoriser la fraude et le trafic : que dire lorsqu'il nous est demandé, comme cela s'est récemment produit dans ma commune, de donner la priorité au relogement de squatters en situation irrégulière, au détriment de personnes très modestes, souvent immigrées, qui attendent depuis des années un logement social auquel elles ont droit ?
Le législateur doit donc en permanence distinguer le bon grain de l'ivraie, ceux qui veulent travailler et ceux qui trafiquent, qu'il s'agisse des allocations familiales, de faux baux ou de travail clandestin, ceux qui partagent ou veulent partager nos valeurs et font tout pour s'intégrer - c'est l'immense majorité des travailleurs immigrés - et les autres.
Il est vrai que cette distinction n'est pas toujours évidente. Pensons à ces femmes africaines sans papier des quartiers difficiles, qui ont souvent un réel désir de s'émanciper par le travail et l'intégration et qui doivent élever seules leurs enfants. Pensons également à ces hommes polygames qui travaillent, s'occupant réellement de leurs femmes et de leurs enfants ; j'en connais plus d'un dans ma commune. À leur façon, ils sont intégrés à notre société et leurs enfants, à coup sûr, le seront également.
Le devoir de l'État est donc de tout faire pour intégrer ces populations dans notre monde du travail et dans notre système de valeurs.
Pourquoi la France est-elle le pays d'Europe le plus sensible ou l'un des plus sensibles sur ce sujet ?
Tout d'abord, la société française est crispée, vieillissante, et a peur de l'autre. Du refus de l'Europe au refus de l'étranger, plus d'un signe traduit cette tentation chez nombre de nos compatriotes.
Cette attitude négative n'est que le côté obscur d'un besoin d'identité, de repères stables, alors que dominent le relativisme et la perte de sens. Ce délitement culturel et social est ressenti d'autant plus fortement que les institutions dont la mission est justement d'intégrer peinent toujours plus à jouer leur rôle, qu'il s'agisse de l'école, de l'armée ou des institutions religieuses.
Cette perte de cohérence et de capacité d'intégration se manifeste d'ailleurs par le décalage croissant entre citoyenneté politique, citoyenneté juridique et citoyenneté sociale.
Que de temps perdu à laisser la société se désagréger et l'immigration se développer de façon incohérente ! L'héritage des années socialistes est lourd. L'absence de politique de codéveloppement - le remplacement brutal de Jean-Pierre Cot par Christian Nucci fut symbolique ! -, de politique de l'immigration, de politique de l'intégration, tant dans les projets que dans les moyens, n'a fait qu'aggraver des tendances qui se dessinaient déjà.
Dans les années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix, il était tabou, « lepénisant », de parler des problèmes d'intégration liés à l'immigration, même si Laurent Fabius avait déclaré que « le Front national donnait de mauvaises réponses à de bonnes questions ».
Quant à la fuite des élites africaines, elle n'a pas commencé en 2006, avec ce projet de loi ; elle a toujours été la règle, même si la perte de l'attrait intellectuel de la France a limité cette tendance.
Face à une crise aussi profonde, même s'il est nécessaire de légiférer, une seule loi peut-elle suffire ?
Légiférer en la matière exige de suivre une méthode cohérente. Il s'agit tout d'abord de respecter l'ordre logique.
L'aide au développement est prioritaire si l'on veut limiter efficacement et humainement l'immigration sauvage. De même, une politique systématique d'intégration de ceux qui sont déjà en France est indispensable pour intégrer à leur tour les nouveaux arrivants. Pour que la politique de contrôle des flux migratoires soit efficace sur le long terme, elle doit être la conséquence et non le préalable de ces deux politiques.
« L'immigration choisie » doit l'être conjointement par l'État destinataire et par l'État d'origine. En effet, immigration et développement sont compatibles : les immigrés contribuent au développement du pays d'accueil et du pays d'origine, pour peu que nous facilitions, comme nous vous le proposerons, mesdames, messieurs les sénateurs, le réinvestissement dans le pays d'origine.
Il convient d'agir à l'échelle européenne et, par subsidiarité, à l'échelle nationale.
Bien sûr, la question est de savoir comment on peut définir des politiques publiques à vingt-cinq, surtout au lendemain de l'échec du traité constitutionnel. Comment relancer l'aide au développement, comme à la grande époque des traités de Lomé, avant que l'Europe ne se tourne vers l'Est dans les années postcommunistes ? C'est à la France de proposer aux États européens de regarder à nouveau vers le Sud, en y consacrant des moyens et en y apportant des méthodes radicalement nouvelles.
De toute façon, l'élaboration d'une législation purement nationale à l'heure des régularisations massives et irresponsables aux portes de la France risque de n'être très vite qu'un mur de papier. Peut-on définir seul une politique migratoire ? Oui, si l'Europe n'agit pas, mais sa mise en oeuvre se fera avec difficulté, faute de moyens, et ses effets seront limités et transitoires.
Pourtant, l'action entreprise depuis 2002 commence à donner des résultats.
Un bilan de la loi du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité a été dressé le 2 mars dernier et les résultats sont à saluer. Si l'on ne prend pas en compte les citoyens de l'Union européenne, on a pu constater, pour la première fois, la baisse du nombre des titres de séjour délivrés.
Ce nouveau projet de loi devra donner à cette tendance des bases durables.
Il convient, d'abord de renforcer l'intégration, grâce au contrat d'accueil et d'intégration et, surtout, aux conditions d'obtention de la carte de résident.
Il s'agit, ensuite, de renforcer la professionnalisation de l'immigration, le travail ou les études devant à nouveau être les bases sur lesquelles on apprécie la volonté des étrangers de séjourner sur le territoire français.
Il faut, enfin, renforcer les contrôles, notamment pour lutter contre les fraudes, tout en respectant les droits de la personne.
Les risques que comporte le texte ne doivent cependant pas être sous-estimés, notamment en ce qui concerne sa mise en oeuvre.
Faut-il agir sur les effets ou sur les causes ? Si l'on veut être efficace, il est nécessaire d'oeuvrer en faveur autant du codéveloppement que du contrôle de l'immigration.
Il convient également de ne pas tomber dans une démarche utilitariste, en définissant ensemble, avec les pays d'origine et le monde associatif, le bien commun en la matière.
L'étranger ne doit pas être considéré comme un moyen : nous devons veiller à ne pas porter atteinte à ses droits en tant que personne.
Au cours de cette lecture au Sénat, le projet de loi devra donc être amélioré.
S'agissant du codéveloppement, des accords de partenariat bilatéraux devront constituer le cadre obligatoire d'une démarche partagée entre pays d'origine et pays d'accueil.
L'approche européenne est également à approfondir, en transposant fidèlement, et en temps utile, les directives de l'Union européenne, qui doivent être !a norme, le droit français n'en étant que le complément subsidiaire.
Enfin, le projet de loi doit respecter le droit, et notamment les principes fixés par la Convention européenne des droits de l'homme.
Nous devons donner à ce texte sa vraie place, en considérant qu'il pose des jalons.
En attendant 2007 et un projet global centré sur le codéveloppement, un partenariat indispensable avec l'Afrique doit définitivement tourner la page du népotisme postcolonial.
Il s'agit d'oeuvrer pour une politique européenne de codéveloppement et de maîtrise de l'immigration, notamment avec les pays de l'arc méditerranéen, en n'oubliant pas que le contrôle de l'immigration se fait non seulement aux frontières métropolitaines, mais aussi aux frontières ultramarines.
Monsieur le ministre, ce projet de loi est nécessaire, car nous ne pouvons pas attendre que les vingt-cinq États membres de l'Union européenne se mettent d'accord dans cinq ans ou dix ans. Il est également courageux, car il ose aborder ce sujet en face. Il n'a été critiqué que par ceux qui n'avaient pas d'autres solutions à proposer, sinon le laisser-aller qui a conduit les Français à l'exaspération et de nombreux immigrés à la précarité