Qu'il s'agisse de la question des vols habités ou d'autres projets, il y a effectivement urgence. Entre autres alertes, au-delà de celles qui sont contenues dans le rapport évoqué précédemment, je citerai ce titre de la grande revue spécialisée Air & Cosmos parue voilà quelques jours : « Asie-Europe, l'écart se creuse ». Au demeurant, l'écart ne se creuse pas seulement dans le domaine spatial !
Le texte qui nous est soumis aujourd'hui ne traite pas des nouveaux programmes spatiaux. Il n'a pas non plus pour objet d'encadrer les services qui sont rendus grâce à des engins spatiaux, comme les télécommunications, la télévision, la localisation ou encore l'observation par satellite.
En fait, il existe deux catégories d'« activités spatiales ».
Il s'agit, d'une part, des services rendus à partir de l'espace, communément appelés les « utilisations spatiales », à l'image des télécommunications dont je viens de parler.
Il s'agit, d'autre part, des « opérations spatiales », qui concernent non pas ce que l'on fait une fois dans l'espace, mais la façon dont on procède pour y aller, pour y rester bien positionné et pour en revenir.
Le projet de loi relatif aux opérations spatiales traite à la fois des lancements d'objets dans l'espace extra-atmosphérique, généralement grâce à des lanceurs, c'est-à-dire des fusées, du contrôle de ces objets non seulement lors de leur lancement, mais aussi après, en particulier pour les satellites qui demeurent dans l'espace, et, enfin, du retour sur Terre nécessaire pour certains objets spatiaux, comme les navettes et les capsules.
Telles sont les « opérations » que le présent projet de loi prévoit d'organiser sous l'angle juridique.
Or, lorsque l'on étudie ces questions, on se rend assez vite compte que, en matière de droit des opérations spatiales, il existe ce que j'appelle dans mon rapport un véritable « paradoxe français ».
Ce paradoxe tient à trois éléments que je voudrais vous présenter rapidement.
Le premier vient de ce que le droit des opérations spatiales, essentiellement issu d'un traité international de 1967 et d'une convention de 1972, porte encore les marques de la guerre froide, ce qui a pour effet de faire peser des responsabilités extrêmement lourdes sur les États.
Ainsi, les États sont financièrement responsables de tous les dommages subis par des tiers à l'occasion d'une opération spatiale, et ce même si elle était conduite par une entreprise entièrement privée. Qui plus est, cette responsabilité de l'État pèse non seulement sur le pays dans lequel sont situées les installations spatiales, mais aussi sur le pays où est établie la société qui procède au lancement ou celle qui y fait procéder, c'est-à-dire, par exemple, la société responsable du satellite.
Cela signifie que si un opérateur de satellite, qui serait une société privée établie en France, envoyait un satellite sur une fusée longue marche au départ de la Chine - c'est un cas d'école, bien sûr, car nous avons la superfusée Ariane ! -, le Trésor public français pourrait être amené à indemniser les éventuelles victimes de dégâts occasionnés par un accident au lancement. On considère, en effet, que c'est la France, au travers d'une société basée chez elle, qui fait procéder au lancement ; elle est alors, dans ce cas, considérée comme « État de lancement », au même titre que la Chine. Qui plus est, lorsque l'accident se produit lors de la phase de lancement, les États, tout comme les entreprises, sont responsables, même s'ils n'ont commis aucune faute !
À côté de ce droit international très original, le deuxième élément du paradoxe français tient au fait que notre pays est très fortement exposé à ces risques juridiques, puisque la France est et demeure incontestablement une grande puissance spatiale, ne serait-ce que par le dynamisme de ses entreprises et par l'existence du Centre spatial guyanais de Kourou, que Mme la ministre vient de qualifier à juste titre de « port spatial de l'Europe ». Or, comme tous les pays spatiaux, la France est confrontée à une sorte de banalisation progressive des opérations spatiales, qui ressemblent de plus en plus à d'autres secteurs économiques du fait du développement de la concurrence, de l'émergence de nouveaux acteurs privés et de la disparition progressive des frontières.
Je citais à l'instant l'exemple d'un opérateur français qui ferait lancer un satellite au départ de la Chine. Il pourrait aussi s'agir, demain, d'un pays de low cost spatial. Nous verrons bientôt apparaître, en effet, des sociétés qui, à l'image des compagnies aériennes, proposeront des lancements à bas coût. Mais, à l'inverse, j'aurais pu vous rappeler que, dans un an, le centre de Kourou n'accueillera plus seulement des fusées Ariane, de conception franco-européenne, mais aussi des fusées russes de type Soyouz, même si c'est une société franco-russe qui les construit, ainsi que des fusées italiennes Vega pour les lancements de petite charge. Pour l'ensemble de ces nouveaux lanceurs, la France sera considérée État de lancement, désormais responsable des accidents de fusées qui ont été conçues ailleurs que sur son territoire.
J'en viens au troisième élément, dans lequel réside l'ensemble du paradoxe. Dans ce paysage en pleine mutation, nombre des États se sont dotés de lois spatiales nationales pour mieux encadrer et organiser les activités spatiales. Tous les pays concernés l'ont fait, sauf un, et l'un des tous premiers d'entre eux : je veux, bien sûr, parler de la France.
De très gros risques juridiques et financiers ne cessent donc de s'accroître, et il n'existe aucun encadrement normatif national. C'est là que réside le paradoxe.
Bien entendu, mes chers collègues, cela ne signifie pas qu'il n'y avait rien et que le secteur spatial français s'est développé dans l'anarchie. Mais, jusqu'à récemment, le spatial était une « affaire de famille », où tout se réglait à l'ombre de la puissance publique, par des contrats, de la confiance, de la bonne volonté et une agence spatiale nationale très performante.
Cependant, les exemples que j'ai pris plus haut nous montrent que les temps ont changé.
Nos opérations spatiales ont besoin d'un texte législatif qui encadre l'action de nos opérateurs ainsi et qui fixe les règles touchant à la responsabilité de l'État, dans des opérations qui deviennent de plus en plus transnationales.
Tel est le but qui nous est proposé au travers des trente articles de ce texte, répartis en huit titres.
Si je devais résumer en deux mots les objectifs poursuivis, je citerais la sécurité juridique et la compétitivité. Si l'on excepte les cinq articles des titres VI et VII, qui traitent de sujets très spécifiques, la quasi-totalité du texte vise en effet à assurer cet équilibre entre sécurité et compétitivité.
S'agissant, tout d'abord, de la sécurité juridique, le texte suit une idée simple issue de l'étude rendue par le Conseil d'État en 2006 : toute opération spatiale susceptible d'engager la responsabilité de l'État français en tant qu'État de lancement devra désormais être soumise à un régime d'autorisation. Ce régime est institué par le titre II et, en particulier, par son article 2. Aussi le texte envisage-t-il toutes les hypothèses de responsabilité possibles, y compris le transfert de la maîtrise d'un satellite d'un opérateur étranger à un opérateur français.
Ce régime d'autorisation fait preuve d'une certaine souplesse puisque les opérateurs peuvent bénéficier de licences qui évitent les autorisations « au coup par coup » pour des opérations qui concernent, par exemple, des satellites de la même famille, et que des accords de reconnaissance mutuelle sont prévus pour les opérations réalisées depuis l'étranger. Cependant, même dans ces cas particuliers, un principe demeure : « Partout où l'État risque de payer, il dispose d'un droit de regard ».
Au-delà du régime d'autorisation, qui constitue le coeur de ce projet de loi, la sécurité juridique passe aussi par le fait de donner un fondement légal, en droit interne, à des pratiques qui en étaient jusqu'à présent dépourvues. C'est le cas de la tenue du registre national d'immatriculation des objets spatiaux, prévue au titre III, et de l'exercice par le CNES d'un certain nombre de pouvoirs, comme la police du Centre spatial de Kourou. Je précise que cette immatriculation est assurée depuis le début par le CNES, qui s'acquitte très bien de cette tâche et transmet ensuite les informations aux autorités internationales concernées, notamment à l'Organisation des Nations unies.
De même, le titre IV du projet de loi accorde une valeur législative aux pratiques contractuelles des professionnels et des assureurs du secteur en matière de responsabilité, qui consistent à canaliser sur les opérateurs la responsabilité de l'ensemble des dommages causés aux tiers - heureusement, dans ce secteur, le problème ne s'est jamais posé ! -, permettant ainsi de protéger les sous-traitants et les cocontractants. Parallèlement, les entreprises participant à une même opération s'interdisent en principe tout recours entre elles pour les dommages que l'une d'entre elles aurait fait subir à une autre. En un mot, chacun assume et assure ses propres risques.
En fait, ces dernières dispositions procèdent autant de la sécurité juridique que de l'autre objectif de ce texte : la compétitivité de notre filière spatiale.
En effet, je crois fondamentalement que le spatial fait partie des secteurs pour lesquels l'existence d'un cadre juridique solide, transparent et prévisible, constitue en soi un facteur d'attractivité supplémentaire pour les nombreux partenaires, clients ou investisseurs potentiels déjà très intéressés par l'excellence technologique française. Cela ne signifie pas que les procédures ne doivent pas être aménagées sur certains points et qu'il ne faille pas faire preuve, dans la loi comme dans les décrets, d'une certaine souplesse, par exemple pour ne pas traiter de façon identique la phase de lancement, qui comporte un risque réel, et les autres phases d'une opération spatiale, alors que ces dernières présentent des risques bien moindres que la première.
Malgré tout, je reprendrais volontiers à mon compte le terme de « compétitivité juridique » employé par le Conseil d'État, pour exprimer l'idée selon laquelle la mise en place de cette loi constituera incontestablement un « plus ».
Un autre élément de compétitivité essentiel contenu dans ce projet de loi est la mise en place d'une garantie financière de l'État pour toutes les opérations conduites depuis la France ou depuis un autre État de l'Espace économique Européen.
En résumé, les opérateurs qui travaillent sur notre territoire et qui auront répondu aux critères leur permettant d'obtenir une autorisation bénéficieront, en cas de dommage, d'un plafonnement du montant de l'indemnisation à payer, les sommes excédant le plafond étant prises en charge par l'État. Quant à la part d'indemnisation revenant à l'opérateur responsable, elle devrait être prise en charge par l'assurance, cette dernière étant rendue obligatoire par le projet de loi. Les opérateurs domestiques sont ainsi certains, s'ils respectent la réglementation française et s'ils s'assurent, que leur risque financier sera plafonné, ce qui est un réel élément de compétitivité et d'attractivité dans une activité aussi risquée que les lancements spatiaux.
Pour information, il existe déjà un système comparable, mis en place par voie conventionnelle, pour les lancements d'Ariane à partir de Kourou, et le seuil de déclenchement de la garantie est fixé à 60 millions d'euros. Quant à l'État, il n'est pas nécessairement perdant dans cette opération puisque, rappelons-le, il peut déjà, lorsqu'il est « État de lancement », être directement poursuivi par les victimes et les indemniser en intégralité. Il n'en reste pas moins, bien sûr, que l'octroi de cette garantie financière constitue un engagement pour le budget de l'État et que ses modalités doivent être définies en loi de finances.
Vous aurez compris que la commission des affaires économiques est convaincue de l'utilité de ce texte, qui transpose nos obligations internationales en droit interne, tout en reprenant les bons exemples issus des législations étrangères. Je pense toutefois qu'il peut être amélioré sur quelques points, ce qui m'a amené à préparer trente-huit amendements, que je vous présenterai dans un instant.
À côté de nombreux amendements de rectification ou de portée rédactionnelle, j'évoquerai rapidement nos trois principaux amendements.
Le premier concerne l'article 4 et vise à permettre aux licences d'opérateur de valoir autorisation de procéder à des opérations, afin d'introduire, pour des cas précis qui seront définis dans les décrets d'application, plus de souplesse dans le dispositif.
Le deuxième amendement introduit, à l'article 8, une consultation des opérateurs avant d'imposer des prescriptions administratives qui peuvent aller jusqu'à la destruction de l'objet. Au moment du lancement ou en cas de danger particulier, celui qui exercera pour l'État le pouvoir de décision devra consulter l'opérateur, sauf en cas d'extrême urgence.
Enfin, la troisième modification concerne parallèlement l'article 21 et l'article 28, et vise à mieux asseoir et à rendre plus lisibles les compétences reconnues au CNES par ce texte. J'estime toutefois que cet inévitable accroissement des pouvoirs de l'organisme doit avoir pour contrepartie l'abandon par ce dernier de l'ensemble de ses activités concurrentielles exercées à titre direct ou indirect, sans quoi pourraient se poser des problèmes de conflit d'intérêts.
Je souhaiterais terminer, madame la ministre, sur la question capitale de la compétitivité de notre filière spatiale.
Bien entendu, pour que les nouvelles règles que nous allons instituer n'affectent nullement cette compétitivité, l'idéal serait que le niveau d'exigence imposé par les États aux opérateurs soit le même partout dans le monde. Et je sais que vous aurez à coeur de faire avancer le projet de réglementation spatiale européenne au cours de la présidence française de l'Union, qui débutera dans quelques mois.
Toutefois, dans l'attente de ces avancées internationales et européennes, la France choisit à travers ce texte de se doter d'une réglementation rigoureuse. Vous ne serez pas étonnée d'apprendre que certains opérateurs s'inquiètent de la façon dont il pourrait être appliqué.
Pour ma part, suivant depuis plusieurs années le secteur spatial, notamment au nom de la commission des affaires économiques du Sénat, je pense que certaines des questions des professionnels sont fondées, en tout cas tant que l'on ne connaît pas exactement les modalités de mise en oeuvre de la future loi.
J'aimerais savoir, madame la ministre, si l'expérience et la compétence absolument irremplaçables des professionnels seront pleinement prises en compte dans l'élaboration de la réglementation. Si je vous pose la question, c'est parce qu'il n'est pas évident du tout que l'administration sache mieux que certains opérateurs quelles sont les règles et les normes techniques à appliquer. Je prendrai un exemple : autant il est clair que le CNES connaît bien les fusées Ariane, puisque c'est lui qui les a conçues, autant je ne suis par sûr qu'il en soit de même en matière de maîtrise des satellites, dont certains sont très spécifiques.
Dans tous les cas, il me semble impensable que la réglementation soit élaborée sans concertation avec les entreprises.
Une autre interrogation porte sur les délais de mise en oeuvre de cette nouvelle réglementation. C'est, bien sûr, une question qui se pose à chaque fois que l'on change la loi, c'est-à-dire que l'on change les règles du jeu.
Toutefois, l'une des difficultés en matière spatiale, c'est que les opérations de lancement sont souvent programmées deux ou trois ans à l'avance, et ce pour des questions évidentes de réservation des créneaux et des lanceurs.
J'attire donc votre attention, madame la ministre, sur le fait qu'il ne faudrait pas que nos entreprises aient peur de prendre des engagements dans la crainte que l'autorisation de l'ensemble ne leur soit pas donnée du fait des nouvelles normes qui auront été décidées en application de la présente loi.
Plus prosaïquement, je ne voudrais pas qu'un opérateur de satellites basé en France fasse signer ses contrats de lancement pour 2010 par l'une de ses filiales étrangères tout simplement afin d'échapper à un aléa technique et administratif que notre loi aurait créé. Il y va tout simplement de l'attractivité de la France pour les activités spatiales, madame la ministre.
Je me pose aussi une question, plus technique, concernant les opérations conduites depuis l'étranger. Le projet de loi prévoit, en effet, que l'autorité administrative pourra, sous certaines conditions, dispenser le demandeur de tout ou partie du contrôle de conformité, et ce compte tenu des difficultés de contrôle sur les installations étrangères.
Cette disposition est sage ; toutefois, j'ai du mal à voir quelles pourraient en être les modalités d'application. Je m'interroge notamment sur la nature des pièces qui seront à fournir pour l'autorisation de ces opérations conduites à partir de l'étranger.
Telles sont, à ce stade, les principales questions auxquelles il m'est personnellement difficile de répondre.
Aussi, je souhaiterais, madame la ministre, que notre débat permette d'éclairer l'ensemble de ces points. En effet, ce projet de loi venant en discussion plus rapidement que prévu, la concertation avec les professionnels, que je vous avais demandé d'engager il y a quelques mois, n'est malheureusement pas complètement parvenue à son terme.
Cela dit, compte tenu des échéances qui nous attendent, ce n'est pas non plus une mauvaise idée que d'avoir mis dès maintenant ce projet de loi dans la mécanique législative. En effet, il nous faut être certains que tout le dispositif, y compris les décrets d'application, sera bien opérationnel avant le début 2009 pour accompagner l'ouverture historique du centre de Kourou à d'autres lanceurs que le lanceur Ariane.
Il est donc important que nous fassions « avancer » ce texte.
C'est dans cet esprit qu'a travaillé la commission des affaires économiques et qu'elle défendra ses amendements.