Mes chers collègues, la première cause de ces malfaçons juridiques, nous la connaissons tous : il s’agit de l’inflation normative. Entre l’édit de Villers-Cotterêts de 1539 et l’avènement de la Ve République, le nombre de normes promulguées est beaucoup moins important que le nombre de normes promulguées depuis seulement 1958.
En effet, le recueil des lois publié par l’Assemblée nationale est passé de 620 pages et 912 grammes en 1970 à 2 556 pages et 3 266 grammes – vous le voyez, les données sont précises ! – en 2004. Aux 9 000 lois et 120 000 décrets recensés en 2000 s’ajoutent chaque année presque une centaine de lois, plus de 50 ordonnances et 1 500 décrets.
Même l’œuvre de simplification du droit est devenue source de complexité. La récente proposition de loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit que nous avons discutée n’en est que le dernier exemple.
À cette inflation législative répond naturellement une inflation des mesures d’application : 670 mesures en 2009-2010, 615 en 2008-2009, 395 en 2007-2008 et 548 en 2006-2007. Corrélativement, le nombre moyen de mesures d’application demandées par loi était de 19 pour la dernière session, contre 11 en 2007-2008 et 24 en 2008-2009.
Dans le même registre, notons que la qualité rédactionnelle des lois a, elle aussi, considérablement pâti de cet état de fait. La logorrhée législative engendre souvent des lois mal rédigées, sujettes à plusieurs interprétations, ce qui affecte d’autant plus l’édiction de leurs mesures d’application.
Les mesures de nature réglementaire incluses dans la loi pullulent et tendent à abolir de fait la frontière entre le domaine de la loi et le domaine du règlement ; c’est ce que Pierre Mazeaud appelait d’ailleurs les « neutrons législatifs ». Un tel problème est récurrent et nous y revenons sans cesse. Moins légiférer pour rendre notre droit plus lisible et mieux applicable, tel devrait pourtant être le credo de notre légistique !
Les retards de publication des décrets d’application ne sont pas nouveaux ; je le concède, monsieur le ministre. Ils ont même été à l’origine, voilà une trentaine d’années, de propositions de révision de la Constitution selon lesquelles, après expiration d’un délai déterminé, la commission permanente parlementaire compétente se serait substituée au Gouvernement pour prendre les mesures nécessaires.
Pourtant, la doctrine juridique, suivant les principes de Léon Duguit, a longtemps considéré que, même si la loi impartissait un délai pour l’édiction des décrets d’application, elle ne faisait naître aucune obligation à la charge du Gouvernement, qui gardait sa liberté d’appréciation et ne pouvait être considéré comme fautif juridiquement.
Monsieur le ministre, si votre Gouvernement n’a pas inventé la surproduction des lois ou les retards dans la prise de décrets d’application, il est en revanche un de ceux qui a le plus contribué à dévoyer la loi de son essence première de norme générale et abstraite. La révision constitutionnelle de 2008, qui devait – c’était un de ses objectifs principaux – revaloriser le rôle du Parlement en lui assurant une meilleure maîtrise des travaux législatifs, n’a pas eu, loin s’en faut, les effets escomptés.
« L’action politique a pris la forme d’une gesticulation législative. [...] La loi doit être solennelle, brève et permanente. Aujourd’hui elle est bavarde, précaire et banalisée » déclarait déjà en 2005 Renaud Denoix de Saint Marc, alors vice-président du Conseil d’État.
Cette gesticulation législative, c’est celle que votre majorité promeut chaque fois qu’un fait divers dramatique frappe l’opinion et auquel vous répondez par un projet de loi trop souvent bâclé, que vous voulez faire adopter au plus vite.