Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, dans le contexte des violences qui ont déchiré notre tissu social urbain ces douze derniers jours, cette proposition de loi porte sur un sujet que j'estime majeur pour nos valeurs et pour notre pays : il s'agit de notre langue, ce bien commun grâce auquel nous pouvons débattre, dialoguer, argumenter, nous comprendre, le cas échéant nous opposer en toute liberté, en recourant à ce « merveilleux outil » célébré par Léopold Sédar Senghor.
Oui, ce sont des liens profonds qui unissent la langue, la République et la démocratie. Ils sont inscrits dans notre droit, dans notre Constitution. Vous l'avez rappelé, monsieur le rapporteur, depuis la loi constitutionnelle du 25 juin 1992, l'article 2 de la Constitution dispose : « La langue de la République est le français. »
Notre langue nous aide à construire la cohésion sociale de notre nation. C'est par la langue que se forment les citoyens de toutes origines, qu'ils acquièrent une histoire et une culture, qu'ils éprouvent le sentiment de la communauté à laquelle ils appartiennent, qu'ils forment leurs projets, qu'ils bâtissent l'avenir, qu'ils expriment leur volonté de vivre ensemble.
La langue est également le premier instrument d'insertion sociale et professionnelle. C'est pourquoi la politique de la langue française a toute sa place dans la politique culturelle de la France.
Notre langue porte assurément l'héritage d'une longue histoire et je tiens à cet égard à vous rendre hommage, monsieur le rapporteur, pour la qualité et la précision du brillant panorama que vous brossez dans votre rapport : sans remonter jusqu'aux serments de Strasbourg qui scellent, en 842, non plus en latin mais dans chacune de leurs langues respectives, l'alliance entre Charles le Chauve et Louis le Germanique, vous faites oeuvre remarquable d'historien autant que de législateur.
En France, la langue est affaire d'Etat, parce qu'elle symbolise et cimente son unité. Elle est affaire de droit : il y a un droit de la langue, qui est aussi un droit à la langue, c'est-à-dire le droit, pour tout citoyen, de recevoir une information et de s'exprimer dans sa langue. Elle est affaire de loi parce que la France a choisi d'affirmer ce droit dans un cadre législatif et réglementaire cohérent, dont vous retracez l'histoire et l'architecture et dont la pierre angulaire est la loi du 4 août 1994, dite « loi Toubon ».
Cette loi ne correspond en aucune manière à un réflexe de défense identitaire. Ce n'est pas une machine de guerre contre les autres langues parlées sur notre territoire, notamment contre l'anglais, dont elle autorise l'emploi mais à la condition que celui-ci s'accompagne d'une formulation en langue française. Encore moins vise-t-elle à instaurer je ne sais quelle « police de la langue », comme ses détracteurs, en la caricaturant, l'ont à tort prétendu.
Dès lors que « la langue de la République est le français », tout citoyen a un droit imprescriptible à faire usage de la langue française dans toutes les circonstances de la vie sociale. Il revient aux pouvoirs publics de créer les conditions d'exercice de ce droit, au bénéfice de la communauté nationale dans son ensemble.
Certes, notre langue elle-même ne cesse d'évoluer : c'est d'ailleurs une bonne chose, car cela signifie que nous n'avons pas pris de retard. Une telle évolution est nécessaire pour décrire et interpréter notre monde, pour répondre aux demandes de nos concitoyens, pour s'adapter à notre vie, aux évolutions technologiques liées à la société de l'information, aux évolutions sociales liées au développement des échanges et des flux migratoires dans le cadre de la mondialisation.
La diversité linguistique contribue assurément au rayonnement de la diversité culturelle, que la communauté internationale vient de faire entrer dans le droit international, en adoptant, le 20 octobre dernier, la Convention de l'UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles.
Monsieur le rapporteur, vous avez eu raison d'établir un certain parallèle ou une certaine symétrie entre cette mobilisation de la communauté internationale en faveur de la diversité culturelle et la nécessité d'y faire écho au sein de l'Union européenne. Pour parvenir à ce beau résultat, les vingt-cinq Etats membres ont marqué, sans faille, leur unité au cours de toute la négociation. Cela crée évidemment une dynamique logique nouvelle au sein de l'Union européenne : ce que nous avons obtenu de la part de la communauté internationale doit évidemment s'appliquer avant tout au sein même de l'Union.
Un monde monolingue serait un monde irrémédiablement appauvri, sans racines et sans avenir.
Mon prédécesseur, Jean-Jacques Aillagon, avait fort justement ressenti le besoin d'évaluer la loi Toubon, dix ans après son adoption. Aussi avait-il confié à M. Hubert Astier, inspecteur général de l'administration des affaires culturelles, le soin de dresser le bilan de l'application de ce texte et de formuler des propositions visant à l'améliorer.
L'une des toutes premières décisions que j'ai prises en arrivant au ministère fut de confirmer cette mission, dont les conclusions me furent remises au début de cette année. Elles ont contribué à orienter la communication sur la politique de la langue française que je fis le 17 mars dernier en conseil des ministres. Je m'étais alors assigné trois objectifs : sensibiliser le corps social aux enjeux de la langue française ; garantir le droit de nos concitoyens à faire usage du français, langue de la République, sur le territoire national ; mettre la politique de la langue française au service de la cohésion sociale.
Monsieur Marini, en déposant cette proposition de loi, vous vous inscrivez dans cette perspective : vous souhaitez compléter la loi Toubon dans certains domaines où elle n'a pas produit tous ses effets.
Je tiens à saluer votre initiative, d'autant que vous avez la sagesse de ne pas bousculer l'équilibre de la loi Toubon, tout en lui apportant quelques ajustements. Vous la renforcez en tirant d'utiles enseignements du rapport sur l'emploi de langue française que le Premier ministre, au nom du Gouvernement, remet chaque année aux assemblées.
L'apparente diversité des dispositions contenues dans votre proposition de loi, qui touchent à la fois la communication électronique, le paysage de nos villes, les transports, la vie de l'entreprise, la consommation, fait apparaître un fil conducteur : le souci de garantir à nos compatriotes ce droit au français, que j'évoquais à l'instant, et d'en améliorer le contrôle et l'application.
L'article 1er clarifie notre droit. En précisant que la publicité par voie électronique n'échappe pas aux prescriptions de l'article 2 de la loi Toubon, vous prenez en compte les dispositions de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, laquelle distingue la communication audiovisuelle et la communication au public par voie électronique. Cette précision utile, à droit constant, n'élargit donc pas le champ d'application de la loi, qu'elle maintient en l'état.
Je sais que le paysage de nos villes est un sujet auquel les élus que nous sommes sont particulièrement sensibles. En prévoyant que les enseignes puissent, dans certains cas, être accompagnées d'une traduction ou d'une explicitation en français, vous contribuez, monsieur Marini, à la lutte pour la cohésion sociale, voire à la lutte contre la constitution de véritables « ghettos linguistiques » au coeur même de nos cités.
Les transports constituent un autre sujet sensible pour nos compatriotes. Il me paraît en effet essentiel de prévoir qu'une information en langue française soit fournie dans les moyens de transports internationaux en provenance ou à destination de notre pays, conformément d'ailleurs aux conventions internationales sur le transport aérien. Cela permet tout simplement d'entretenir aussi le goût pour notre langue.
Pour les dénominations sociales des entreprises, la rédaction prudente de votre proposition de loi permet de lutter contre certains usages qui desservent notre langue et ne contribuent pas à assurer l'information du public, tout en respectant le libre établissement et la libre circulation des prestataires de services.
Le droit à la langue s'étend également au monde du travail. Il est important que certains documents clefs pour l'information des salariés et des actionnaires, tels que l'ordre du jour et les procès-verbaux des délibérations des comités d'entreprise, puissent être disponibles dans une langue compréhensible par tous.
Par ailleurs, il est fait obligation aux chefs d'entreprise de soumettre pour avis aux comités d'entreprise un rapport sur l'utilisation de la langue française. Cela les incite à considérer la politique linguistique comme faisant partie de la bonne marche de leur entreprise et du dialogue social. Dans sa sagesse, la commission a limité cette obligation aux seules entreprises de plus de cinq cents salariés.
Enfin, la proposition soumise à votre Haute Assemblée, dans la rédaction adoptée par la commission, a également l'ambition de renforcer les conditions d'application de la loi Toubon, et ce de deux manières. D'une part, il est prévu d'élargir à des associations régulièrement déclarées et agréées de défense des consommateurs la possibilité d'exercer les droits reconnus à la partie civile, c'est-à-dire d'ester en justice. D'autre part, il est prévu de renforcer la capacité du Gouvernement à informer le Parlement sur l'application de la loi.
Je ne peux évidemment qu'être favorable à ces mesures, d'autant que c'est à mon ministère, comme vous le savez, qu'il revient d'établir, au nom du Premier ministre, le rapport annuel sur l'emploi de la langue française.
C'est donc avec confiance que j'aborde cette discussion, persuadé que cette proposition de loi, en l'état, répond à l'attente de nos concitoyens, qui sont très attachés à la loi Toubon - vous venez de le rappeler, monsieur le rapporteur -, parce qu'ils y voient l'une des plus sûres garanties apportées à la diversité culturelle et à la démocratie.
Vous rappelez aussi fort opportunément, dans votre rapport, les observations qu'a pu formuler la Commission européenne sur la loi précitée et tout particulièrement sur son article 2 concernant l'information des consommateurs.
Consciente de la nécessité de satisfaire aux principes qui régissent le droit communautaire, la France, dans un dialogue constructif avec la Commission, a trouvé un point d'équilibre dans la publication d'une instruction de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes permettant à ses services de contrôler l'application de la loi, en parfaite conformité avec la jurisprudence communautaire.
Cet équilibre, dont je comprends qu'il ne satisfasse pas pleinement la commission - qui le juge « cependant acceptable à titre transitoire » dans son rapport écrit -, nous permet de concilier le respect de nos engagements européens, notamment la libre circulation des biens et des services, avec la protection et l'information des consommateurs -, qui sont, en France comme ailleurs, de plus en plus exigeants - et l'emploi de la langue française sur le territoire français, qui est au coeur même de la loi du 4 août 1994.
Je relève que vous êtes attaché au caractère intangible de ce principe posé par la loi, en particulier dans son article 2.
La réflexion me paraît donc devoir être poursuivie, d'autant que, vous le savez, le Conseil d'Etat est saisi par les associations de défense de la langue française de l'instruction du 26 avril 2005. Il me semble donc utile d'attendre la décision de notre plus haute juridiction administrative pour évaluer précisément notre situation juridique au regard de la conciliation de la loi française, de la nécessaire protection des consommateurs et de nos engagements européens.
Dans un espace européen caractérisé par le plurilinguisme, Umberto Eco n'a t-il pas écrit que la traduction est la langue commune de l'Europe ? Comment mieux encourager nos concitoyens à s'ouvrir aux autres langues européennes que de leur permettre de se sentir en confiance dans leur propre langue ? C'est d'ailleurs l'exigence même des Européens convaincus que nous sommes : si nous voulons que nos concitoyens à aucun moment ne décrochent dans cette aventure politique exceptionnelle, il faut tout simplement qu'ils aient le sentiment que leur identité proche est protégée par l'Union européenne au lieu d'être mise à mal par la mondialisation ou par une excessive marchandisation de la vie politique, économique, sociale ou culturelle.
A cet égard, je suis heureux de saluer dans cet hémicycle, dominé par les figures de nos plus grands législateurs, la belle initiative prise par le secrétaire perpétuel honoraire de l'Académie française, M. Maurice Druon, visant à créer un comité pour la langue du droit européen, afin de conforter le droit romano-germanique en Europe. J'ai accepté avec enthousiasme de siéger à ce comité !
La France n'est pas isolée dans la démarche qui vous est proposée. L'initiative sénatoriale, à laquelle je suis favorable, au nom du Gouvernement - sous le bénéfice des observations que je viens de vous exposer -, tend à renforcer la place de notre pays parmi ceux qui se donnent les moyens de défendre, de promouvoir leur langue et leur culture, et qui sont de plus en plus nombreux.
Sur notre modèle, nombre de pays en Europe se dotent de législations garantissant l'emploi de leur langue nationale. Ces pays sont très attentifs aux évolutions que nous apporterons au dispositif français, comme le seront les soixante-trois Etats de l'Organisation internationale de la francophonie.
En nous engageant dans la voie d'une consolidation de notre politique de la langue, comme vous nous y incitez, nous adressons à ces pays un message de confiance en l'avenir du français et en sa capacité à décrire les visages changeants du monde.
Mesdames, messieurs les sénateurs, à quatre mois du lancement du festival francophone en France, qui permettra à nos compatriotes de découvrir les mille facettes de la création dans les pays qui partagent notre langue, votre vote sera aussi un message de solidarité et de confiance en l'avenir de la France.