Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, un bref historique de la dette me paraît utile.
La dette publique est quelque peu utilisée, ces derniers temps, comme un épouvantail, destiné en particulier à éloigner de la rigueur budgétaire les augures de la dépense publique, parce qu'il conviendrait d'accorder priorité à la réduction de notre endettement. Mais cette démonstration souffre sans doute d'une absence de mise en perspective historique quant au processus qui a conduit l'État à présenter, au passif de son bilan, une dette publique de 1 000 milliards d'euros, ou peu s'en faut...
En effet, le spectre de la dette publique est régulièrement agité, et son montant important est sans cesse mis en exergue, à hauteur de 17 000 euros par habitant de notre pays.
Il conviendrait pourtant de rapprocher ce montant du revenu fiscal annuel moyen des ménages - 16 827 euros pour 2005 - ou du fait que l'endettement privé des ménages, tout aussi préoccupant, si ce n'est plus, est passé depuis 2002 d'un peu plus de quatre années de revenu disponible à quatre années et demie.
Cependant, une telle présentation serait incomplète si l'on ne prenait en compte le fait que cette dette publique a permis, au fil du temps, de constituer un patrimoine public important, allant de notre réseau routier ou ferré à nos grandes infrastructures publiques, en passant par nos écoles primaires, nos stades ou encore nos grands équipements culturels.
Nier la réalité de l'actif ainsi accumulé serait faire de la comptabilité en oubliant le principe même de la double entrée, c'est-à-dire tout sauf de la comptabilité. C'est un peu comme si, pour un ménage d'accédants à la propriété, on ne voyait que les emprunts à rembourser en oubliant que l'on a déjà la jouissance de la maison ou de l'appartement.
La France connaît un déficit budgétaire depuis 1974, et cette situation fait donc quasiment partie du paysage politique tel que l'ont appréhendé la plupart des gouvernements ayant mené les affaires du pays depuis lors.
Ce déficit s'est cependant largement accru à compter du milieu des années quatre-vingt et a connu une expansion spectaculaire dès lors que les choix fiscaux opérés au plus haut niveau ont été des choix d'allégement de la contribution des entreprises au financement de la dépense publique et de la solidarité nationale.
Depuis 1985, peu à peu, l'impôt sur les sociétés a été ramené de 50 % à 33, 33 % pour le taux normal, tandis que de nombreuses dispositions dérogatoires ont été progressivement ajoutées au cadre législatif de cet impôt.
Il serait trop long de faire ici la liste de toutes ces mesures qui ont conduit à rendre parfaitement illisible l'impôt sur les sociétés, sans pour autant en réduire de manière toujours évidente le rendement.
Dans le même ordre d'idées, la taxe professionnelle a connu deux réformes essentielles, l'une consistant à réduire de 16 % la base d'imposition, l'autre, à compter de 1999, visant à faire disparaître la part taxable des salaires de cette même base d'imposition.
Enfin, à compter des mesures Balladur de 1993, une vaste politique d'allégement des cotisations sociales des entreprises, centrée sur les bas salaires, a constitué l'alpha et l'oméga de la politique publique pour l'emploi.
Le coût de l'ensemble de ces mesures, au bout de vingt années de mise en oeuvre, s'avère particulièrement élevé.
La seule baisse du taux de l'impôt sur les sociétés représente, depuis 1985, 230 milliards d'euros de moins-values fiscales pour l'État, soit le quart de la dette publique négociable actuelle, et correspond pratiquement à cinq années de déficit budgétaire.
L'allégement de la taxe professionnelle, pour sa part, représente près de 120 milliards d'euros pour l'État, ce coût intégrant les apports respectifs de l'allégement initial, de la suppression de la part taxable des salaires et, surtout, les effets du plafonnement à la valeur ajoutée.
Enfin, les allégements de cotisations sociales, singulièrement développés depuis 1992, constituent une charge budgétaire nette supérieure à 106 milliards d'euros.
Au coeur du débat sur la dépense publique, on notera que les dépenses liées aux exonérations sont passées de 6 milliards de francs en 1992 à près de 26 milliards d'euros en 2005. En d'autres termes, l'État dépense aujourd'hui plus de vingt-cinq fois plus à ce titre que voilà un peu moins de quinze ans.
Pour quel résultat ? En 2005, 30 % des crédits d'intervention publique de l'État étaient consommés par le seul financement des exonérations de cotisations sociales !
Au moment où nous débattons d'un projet de loi de finances tendant à limiter à 0, 8 point la revalorisation des crédits budgétaires et à supprimer 15 000 emplois de fonctionnaires, ce rappel n'est sans doute pas inutile.
Ainsi, sur ces trois orientations, en à peu près vingt années, ce sont donc plus de 450 milliards d'euros - cela équivaut à la moitié de la dette négociable - que l'État a soit renoncé à percevoir, soit payé en lieu et place des entreprises.
Et tout cela pour un résultat qui laisse, je dois le dire, quelque peu perplexe. La croissance économique est molle : elle dépasse de plus en plus rarement les 2 %. Nous assistons à des dénationalisations et des délocalisations industrielles. Le niveau de l'emploi est pour le moins incertain : l'économie française n'a créé que 2 millions d'emplois dans le secteur marchand depuis vingt ans et l'industrie compte aujourd'hui moins de salariés qu'en 1970, ce qui se traduit par la persistance d'un niveau de chômage élevé.
La seule certitude, en revanche, c'est que les capacités financières des entreprises se sont améliorées.
En effet, si le niveau des salaires et des cotisations sociales n'a pas varié au sein de la valeur ajoutée depuis une quinzaine d'années - il se fixe d'ailleurs à un niveau inférieur à celui de 1970 -, l'excédent brut d'exploitation n'a pas cessé de croître. Il dépasse depuis longtemps les 30 % de la valeur ajoutée, et les sommes sont en grande partie utilisées pour alimenter la rémunération du capital.
Cela signifierait presque que les mesures fiscales incitatives prises depuis vingt ans ont en réalité conduit à créer les conditions d'une persistance durable des déficits publics.
Vous le voyez, les déficits publics trouvent donc essentiellement leur origine dans les moins-values de recettes et les dépenses « obligées » que l'État a décidé de supporter. Ces charges sont d'ailleurs majorées par les moins-values de recettes et le coût de l'accompagnement social de l'ensemble des mesures précitées.
Ainsi, les 3 milliards d'euros de ressources de la prime pour l'emploi sont le corollaire de l'encouragement aux bas salaires suscité par les allégements de cotisations. Et nous ne parlons pas des conséquences de tels choix sur la progression même et le dynamisme des recettes publiques !
Quand on favorise la création d'emplois sous-rémunérés, aux qualifications non reconnues, on se prive des ressources découlant naturellement d'un plus haut niveau de validation du travail salarié.
En réalité, les politiques de déflation salariale n'ont pas permis, loin de là, à la France d'éviter la progression de la dette, ni celle des déficits. Elles ont sans doute même contribué à les encourager, ce qui est le contraire des objectifs fixés.
Il est donc déterminant de rompre avec de telles logiques pour les années à venir, afin de créer les conditions d'une réduction saine et durable de l'endettement public.
Car, monsieur le ministre délégué, mes chers collègues, et ce sera le mot de la fin, la dette reste liée aux décisions politiques !