Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, depuis le 1er janvier, une expérimentation, lancée sur l'initiative du Gouvernement et pilotée par le ministère de la culture, permet d'accéder librement, pendant six mois, aux collections permanentes de quatorze musées et monuments nationaux.
L'annonce d'une telle mesure, à l'automne dernier, a suscité un débat. La commission des affaires culturelles a souhaité que le Sénat y apporte sa contribution en demandant l'inscription à l'ordre du jour de cette question orale.
Certes, à mi-parcours, il ne saurait s'agir de dresser un bilan de cette opération. Un organisme extérieur est d'ailleurs chargé d'en réaliser une évaluation et vous nous en présenterez, le moment venu, les résultats en termes quantitatifs et qualitatifs, madame la ministre. En effet, l'objectif visé est non seulement la hausse de la fréquentation des sites concernés, mais également l'évolution de la composition de leurs publics.
De ces résultats dépendra la suite que le Gouvernement décidera de donner à cette expérimentation. L'évolution du nombre de visiteurs des musées gratuits est par ailleurs l'un des critères retenus pour évaluer l'efficacité de l'action de votre ministère pour l'année 2008, madame la ministre. Il s'agit donc d'un chantier majeur.
Sans anticiper sur les conclusions qui seront tirées à l'issue d'un semestre de mise en oeuvre, nous avons jugé utile de vous faire part des interrogations et réflexions qu'une telle initiative suscite au sein de la commission et de notre assemblée. Le débat sera également l'occasion de préciser le sens que le Gouvernement donne à cette mesure, les attentes qu'il place en elle et la manière dont il entend assumer ses implications, notamment sur le plan budgétaire ; j'y reviendrai.
Tout d'abord, en quoi consiste le dispositif ? Les établissements désignés pour conduire l'expérimentation de gratuité pour tous représentent un panel qualifié de « représentatif » de nos musées et monuments nationaux, de par leur localisation, leur thématique ou leur volume de fréquentation. Il s'agit de six musées franciliens et de huit sites en province. En parallèle, des mesures ciblées sur les jeunes publics sont testées dans quatre grands établissements parisiens, dont le Louvre. Depuis 2005, ce dernier ouvre déjà ses portes gratuitement aux jeunes âgés de dix-huit à vingt-cinq ans lors de ses nocturnes du vendredi. Cette mesure est étendue un soir par semaine au Musée national d'art moderne, ainsi qu'aux musées d'Orsay et du Quai Branly.
Souhaitée par le Président de la République et le Premier ministre, cette expérimentation part d'une idée noble et généreuse. S'inscrivant dans la longue tradition française de « culture pour tous », elle traduit une volonté de partage de notre patrimoine commun. Lever la barrière du coût, qui est potentiellement discriminatoire, vise à mettre les chefs-d'oeuvre de nos collections nationales à la disposition du public le plus large et à offrir à tous, sans entraves, l'accès à la beauté et à la connaissance. Cette ambition a toujours été au coeur de nos politiques culturelles.
La gratuité, ou à défaut l'aménagement des tarifs, n'est d'ailleurs pas chose nouvelle pour nos musées nationaux. Si les droits d'entrée y ont été institués en 1922 dans un but pragmatique, afin d'assurer la conservation et l'accroissement des collections, des exonérations ponctuelles ont toujours été maintenues.
Ces dix dernières années, la gratuité a trouvé une actualité nouvelle, en France et dans les pays européens. L'accès gratuit chaque premier dimanche du mois a été réintroduit au Louvre en 1996, après y avoir été supprimé en 1990. Puis la mesure a été étendue en 2000 à l'ensemble des musées nationaux. Par ailleurs, aux termes de la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France, les droits d'entrées sont fixés « de manière à favoriser leur accès au public le plus large » et les jeunes de moins de dix-huit ans en sont exemptés.
Selon des formules devenues, il est vrai, de plus en plus complexes et disparates, la plupart des musées ont mis en place des réductions et exonérations ponctuelles ou catégorielles pour les enseignants, les journalistes, les étudiants en écoles d'art, les chômeurs ou les RMIstes. C'est ainsi que plus du tiers des visiteurs des musées nationaux bénéficient déjà d'une gratuité sous différentes formes.
Des collectivités territoriales ont également décidé de rendre gratuit l'accès à leurs musées, souvent pour en accroître la fréquentation par leur public de proximité. Tel est le cas de la Ville de Paris depuis 2002, des douze musées du département de l'Isère, de cinq musées de Dijon ou de deux musées de Caen depuis 2004 et des musées de Bordeaux depuis le mois de décembre 2005. Au total, ce sont 15 % des musées de France qui sont ainsi gratuits. Cependant, un sur cinq ne propose aucune formule de gratuité.
À l'étranger, l'exemple britannique est le plus souvent cité en référence, depuis que le gouvernement de Tony Blair a réintroduit la gratuité d'accès aux collections permanentes des musées nationaux. Mais bien d'autres musées, chez la plupart de nos voisins européens, incluent différentes formules de gratuité dans leur politique tarifaire.
De telles décisions politiques sont toutes motivées par un objectif de démocratisation culturelle, puisqu'elles visent à favoriser l'accès au musée à un plus large public.
L'expérimentation de gratuité s'inscrit donc dans cette tendance. Elle part du constat qu'environ un tiers seulement des Français se sont rendus au moins une fois dans l'année dans un musée. La fréquence des visites augmente en fonction du niveau d'éducation, du capital culturel et de la position sur l'échelle sociale. Ces mêmes constats se retrouvent dans les pays, avec des disparités parfois même plus fortes, pour d'autres pratiques culturelles, comme la fréquentation du théâtre ou de l'opéra. De plus, le succès populaire d'événements tels que le Printemps des musées ou les journées du patrimoine montre l'intérêt que les Français portent à leur patrimoine culturel.
Le prix d'entrée au musée, bien que relativement faible en France, serait-il donc une barrière, ne serait-ce que symbolique, pour les publics les plus défavorisés ? Certes, la question mérite d'être posée. Toutefois, les enseignements tirés des initiatives des collectivités locales ou de nos voisins européens invitent à faire preuve d'une certaine mesure quant aux effets de la gratuité. En outre, cela ne permet pas de répondre à l'ensemble des interrogations que suscite l'expérimentation en cours.
Première interrogation, la gratuité, si précieuse soit-elle pour permettre l'accès de tous à l'instruction publique, ne serait-elle pas une « fausse bonne idée » dans le domaine de la culture ?
Certes, après bientôt trois mois de mise en oeuvre, l'expérimentation semble avoir des premières retombées positives. Les visiteurs sont en général satisfaits de pouvoir entrer sans payer. Les établissements, du moins certains d'entre eux, affichent de fortes hausses de fréquentation, en moyenne de 50 % à 60 % au mois de janvier et jusqu'à 130 % au château d'Oiron, 200 % au Musée national de la porcelaine de Limoges ou encore plus de 300 % au Palais Jacques Coeur à Bourges. D'ailleurs, cela n'est pas sans susciter des interrogations en termes de sécurité et de qualité de l'accueil.
Mais quelles conclusions tirer de ces chiffres, même à l'issue d'un semestre ? Ce délai de six mois semble court pour apprécier la pertinence de la gratuité. En effet, les études réalisées jusqu'à présent, à l'étranger ou dans les communes ayant testé la mesure, mettent en évidence un effet « lune de miel ». Dans un premier temps, la gratuité dope la fréquentation, mais son effet à moyen ou long terme est moins évident si rien n'est fait en parallèle pour attirer et fidéliser les nouveaux publics. L'expérience du musée des Beaux-arts de Caen conduit ainsi son directeur à constater qu'une fois l'effet d'annonce passé la fréquentation a repris son rythme.
En outre, les mêmes études convergent pour montrer que la gratuité n'est pas le sésame de la démocratisation. Elle ne serait ainsi qu'un élément secondaire dans la construction du projet de visite, car elle ne crée pas, en elle-même et à elle seule, l'envie de venir ou revenir au musée. De fait, ni au Royaume-Uni, ni à Paris, ni dans les autres villes qui l'ont mise en place, la gratuité n'a permis d'élargir de façon significative les publics et de réduire la distance culturelle qui en éloigne durablement certains ; elle aurait avant tout suscité des visites plus fréquentes pour les habitués. Hormis certaines catégories de publics sensibles au prix, comme les jeunes, le droit d'entrée est donc loin d'être la seule barrière. Une récente étude du Louvre sur les conséquences de la gratuité le dimanche aboutit aux mêmes conclusions.
Introduite de façon universelle, la gratuité suscite inévitablement des effets d'aubaine pour les publics avertis ou les touristes étrangers. Elle peut également avoir des effets pervers. D'une certaine manière, ne risque-t-elle pas de déresponsabiliser les visiteurs, de banaliser la visite, voire de dévaloriser la mission de conservation, d'entretien et de valorisation des oeuvres qui est celle des musées ? Pour parer à cela, les musées britanniques informent les visiteurs du coût que représente le musée et leur proposent de laisser un don, afin de contribuer aux charges d'entretien et d'enrichissement des collections qu'ils sont venus admirer.
En revanche, introduite de façon plus ciblée, en fonction des objectifs propres à chaque établissement, la gratuité apparaît bien plus pertinente et sans doute plus conforme à l'objectif d'équité. Faut-il donc aller au-delà des modulations réfléchies et souvent mises en place des tarifs et des exonérations, avant même d'apprécier toute la portée des mesures actuelles ?
Comme beaucoup d'établissements étrangers, qui jouissent d'une large autonomie de gestion, pourquoi ne pas laisser à nos musées la responsabilité de fixer leur stratégie de prix, en fonction de leur projet de développement, de leur identité, de leur contexte, plutôt que de leur imposer une politique uniforme qui pourrait être perçue par certains comme une contrainte ?
Si certains directeurs de musées ont pu, jusqu'à présent, avoir le sentiment d'être mis devant le fait accompli, le lancement de l'expérimentation devrait néanmoins permettre d'engager des concertations avec ces professionnels sur ces différents enjeux. Rien ne se fera sans eux ; je rappelle qu'au Royaume-Uni les conservateurs de musées étaient en majorité favorables à la gratuité quand elle a été réintroduite.
La gratuité n'est pas une fin en soi et ne se suffit pas à elle-même. De l'avis unanime des acteurs de terrain, des mesures appropriées d'accueil, de médiation et d'accompagnement des publics sont primordiales pour renforcer l'accessibilité des musées. Mais cela représente un travail de fond sur le long terme, et suppose de déployer d'importants moyens financiers et humains.
Nos musées ont connu une mutation profonde, en s'ouvrant progressivement vers leurs publics, en travaillant sur leur attractivité et en renouvelant leur programmation. Cependant, cette mutation reste encore à approfondir. Quels sont, madame la ministre, les orientations de votre ministère en ce sens et les appuis susceptibles d'être apportés aux musées dans ces évolutions ?
Un autre travail de fond consiste naturellement à éveiller la curiosité des adultes de demain : telle est la finalité du chantier que vous avez ouvert et relancé, avec M. le ministre de l'éducation nationale, en vue de renforcer l'éducation artistique et culturelle.
C'est sans doute en initiant les jeunes enfants à l'histoire des arts, en multipliant les visites scolaires dans les lieux culturels et les contacts, de toutes natures, avec la pratique artistique, que l'on développera, chez une plus large frange de la population, cet « appétit » culturel. « Ami, n'entre pas sans désir » : ce vers de Paul Valéry, inscrit au frontispice du Palais de Chaillot, nous rappelle l'impérieuse nécessité de ces actions éducatives. Par ailleurs, il ne faut pas que nous négligions l'incontestable effet d'entraînement des enfants sur leur famille.
La commission a entendu en janvier Éric Gross, qui vous a remis un rapport sur le sujet, madame la ministre. Elle a également confié à Catherine Morin-Desailly un rapport d'information sur la décentralisation des enseignements artistiques. Nous serons donc attentifs aux avancées concrètes qui résulteront des récentes annonces du Gouvernement sur ce sujet, que nous estimons prioritaire.
J'en viens à présent à la deuxième interrogation que suscite l'expérimentation : quels seront le coût et les contreparties de la gratuité ? En d'autres termes, comment sera compensé le manque à gagner en recettes de billetterie, que l'État s'est engagé à prendre en charge ?
Notre rapporteur pour avis, Philippe Nachbar, vous avait interrogée sur ce point, madame la ministre, au moment de l'examen des crédits de la mission « Culture » dans le projet de loi de finances pour 2008 ; vous aviez alors estimé le coût de l'expérimentation à 2, 23 millions d'euros, et indiqué qu'il serait financé par redéploiement.
Pouvez-vous désormais nous apporter des précisions supplémentaires sur ces modalités de compensation ?
Par ailleurs, des réflexions sont-elles développées, à l'occasion de cette mesure, sur le financement de la politique des musées, et en particulier sur la diversification des ressources des établissements ? Vous avez vous-même récemment souligné, madame la ministre, combien l'exigence d'entretien ou de sécurisation des bâtiments et des collections, notamment, impose de très lourdes charges. Les moyens dédiés à ces investissements seront-ils désormais satisfaisants ?
Troisième et dernière interrogation : dans quelle stratégie territoriale s'inscrit l'expérimentation ? En effet, des représentants des collectivités territoriales, eux-mêmes gestionnaires d'un grand nombre de nos musées de France, ont pu exprimer des inquiétudes à son égard, y compris parmi les sénateurs de la commission.
Décréter la gratuité du musée ou du monument national peut avoir des conséquences au niveau local, en créant une forme de concurrence entre établissements. Or les recettes des musées représentent une part parfois non négligeable du budget de certaines collectivités. Les élus locaux et les directeurs d'établissements territoriaux ont-ils été consultés avant la mise en oeuvre de l'expérimentation et pour le choix des établissements désignés pour la conduire ? Le seront-ils au moment où il faudra décider de reconduire, ou non, la gratuité, voire de la généraliser pour l'ensemble de nos établissements nationaux ?
Tels sont, madame la ministre, les quelques sujets d'interrogation pour lesquels nous attendons des premiers éléments de réponse de votre part.
À l'heure où la gratuité gagne de nouveaux territoires, dans le secteur de la presse ou avec le téléchargement de musique ou de films sur Internet, d'une façon assez peu consensuelle et en favorisant l'ancrage d'une « culture de la gratuité » aux conséquences quelquefois inattendues et aux effets parfois pernicieux, cette nouvelle extension de la gratuité au secteur des musées et du patrimoine pose question. Nous tenions donc à ouvrir le débat pour approfondir notre réflexion avec vous.