Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la commission des affaires culturelles, mes chers collègues, je me réjouis que soit en cours un débat sur l'expérimentation de la gratuité des musées. C'est un débat nécessaire sur un sujet très important qui suscite, comme vous le savez, des avis et des analyses parfois très tranchés, car c'est aussi une question de passion pour des dizaines de milliers de professionnels de la filière.
C'est pourquoi il me semble essentiel que la représentation nationale puisse revenir sur cette question culturelle sensible à l'issue de cette expérimentation, afin d'en tirer tous les enseignements en connaissance de cause, en ne perdant jamais de vue que la plupart des musées français relèvent d'une compétence municipale et, donc, de la politique culturelle et sociale des communes.
Cela dit, qui pourrait se prononcer contre la gratuité, ne serait-ce que pour des raisons de justice sociale ? Pour autant, les choses sont complexes. Aujourd'hui, le concept de gratuité est très en vogue, dans le domaine de la culture en particulier, madame la ministre, avec des fortunes diverses : la banalisation des journaux gratuits, par exemple, au détriment de la presse écrite fait peser des menaces graves sur le pluralisme et la démocratie. En revanche, la gratuité de la musique et du cinéma sur le Net est mise hors-la-loi sans que soient pour autant recherchées de nouvelles alternatives économiques plus favorables aux artistes et en phase avec les nouvelles pratiques.
N'est-il pas paradoxal de vouloir combattre la gratuité sur le Net et d'accepter en même temps sa banalisation dans d'autres domaines ?
Alors que la billetterie constitue une ressource décisive pour de nombreuses institutions, voilà que le Président de la République souhaite que les musées soient gratuits ! Pourtant, l'on nous explique que les caisses de l'État sont vides et l'on impose un budget d'austérité au ministère de la culture !
De plus, n'est-il pas surprenant de constater que ce qui était gratuit car relevant du service public - l'accès aux soins, par exemple - devrait devenir payant quand ce qui était payant deviendrait gratuit ? Cela ne conduit-il pas à la confusion et à un renversement des valeurs ?
Et que signifie exactement « gratuit » ? Qui finance ? Dans le cas des journaux, on le sait, c'est la publicité. Donc, ce sont les consommateurs qui, en définitive, paient. On le constate, trop souvent, la gratuité n'est qu'un trompe-l'oeil, avec toujours, en bout de course, quelqu'un qui doit bourse délier.
Le principe de la gratuité des musées peut paraître séduisant de prime abord, mais il a un coût. Au-delà d'hypothétiques compensations de l'État, qui va financer les nouveaux gardiens, guides-conférenciers, médiateurs culturels, pour accompagner la montée en puissance envisagée ? On peut légitimement craindre que les collectivités locales ne soient de nouveau mises à contribution, la plupart des établissements étant municipaux.
Or à qui profitera le libre accès aux musées ? Plusieurs études montrent d'ores et déjà que la seule gratuité n'élargit guère l'accès au musée, en particulier du public le plus profane, alors que celui-ci doit être le premier bénéficiaire de cette mesure.
C'est pourquoi de nombreux professionnels ont une nette préférence pour une gratuité ciblée et une politique tarifaire modulée telle qu'elle est souvent pratiquée par de nombreuses institutions. Car à qui doit bénéficier cette gratuité ? Aux tours-opérateurs et aux touristes ? Aux habitués des musées ou à de nouveaux publics pour lesquels des actions de sensibilisation spécifiques sont primordiales afin de les inciter à en franchir le seuil ? Car, même avec la gratuité, aller au musée n'est pas donné à tout le monde ! Il n'y a pas que les enfants qu'il est nécessaire de prendre par la main !
On sait très bien que l'accroissement des inégalités sociales renforce la fracture culturelle La combattre passe par une énergique politique de démocratisation et donc aussi, et peut-être d'abord, par la généralisation de l'éducation artistique à l'école et l'instauration à tous les niveaux de l'enseignement de l'histoire de l'art. Les études montrent que les enfants qui ne vont pas au musée pendant leur scolarité ne les fréquentent pas davantage à l'âge adulte.
On le constate, la gratuité n'a aucun sens si elle reste une mesure isolée. Or cette gratuité va entraîner un appauvrissement des établissements, alors même que des investissements substantiels sont indispensables pour aménager les musées et enrichir leurs collections.
On peut redouter que cette situation ne conduise à la diminution des actions culturelles en direction des scolaires, des RMIstes, des chômeurs, des quartiers difficiles..., actions pourtant essentielles à l'élargissement des publics. C'est pourquoi la gratuité doit non pas conduire à banaliser le musée, mais, au contraire, à toujours mieux sensibiliser les publics.
Les conservateurs savent que la gratuité de la visite, même si elle est louable, ne suffit pas en soi ; il faut aussi la gratuité des médiations, des visites guidées en fonction des profils des publics, mais aussi des actions spécifiques pour permettre à ceux qui ne fréquentent pas les musées de vraiment se les approprier.
Certes, on le sait, la gratuité peut doper la fréquentation à court terme. Mais plutôt qu'à une éphémère « lune de miel » il est préférable de concourir à un mariage au long cours entre toute la population et son patrimoine artistique.
En effet, le musée appartient à tous, sans oublier les personnes en situation de handicap. Il est un bien collectif de la nation. Mais agir sur le seul facteur économique sans s'attaquer aux barrières sociales, éducatives, psychologiques, symboliques est un leurre. La seule gratuité n'est pas une panacée, c'est encore moins un sésame.
Plutôt qu'une solution « uniformisante » et plaquée, qui risque de fragiliser de nombreux musées, ne conviendrait-il pas de multiplier des formules diversifiées et adaptées à des situations différentes ? Ne revient-il pas aux collectivités locales, par exemple, en fonction de la spécificité des musées, du territoire, de leur histoire, d'inventer des solutions appropriées ? D'ailleurs, certains établissements pratiquent déjà la gratuité - totale, catégorielle ou exceptionnelle, lors de « la nuit des musées », par exemple -, conscients néanmoins qu'elle ne résout pas à elle seule la question de l'élargissement des publics.
N'est-il pas préférable d'approfondir les différentes formules de gratuité existantes ? Et si l'on va jusqu'au bout de cette logique, pourquoi ne pas étendre la gratuité aux expositions temporaires, dont les tarifs ont augmenté de façon vertigineuses ces dernières années, y compris au Musée du Luxembourg ? Parallèlement, ne conviendrait-il pas aussi de baisser leur prix d'entrée, qui est de plus en plus dissuasif ? Cela suppose, bien évidemment, des moyens supplémentaires, que le mécénat seul ou la marchandisation à outrance de produits dérivés ne comblera pas.
Est-ce pour cette raison que, parallèlement à la gratuité dans les musées, il a été envisagé de vendre une partie des collections publiques ? §Comment ne pas relayer les légitimes inquiétudes des conservateurs, qui craignent la remise en cause du fondement même de la notion de collection publique et le principe de continuité historique des collections ?
Après un examen scrupuleux, M. Jacques Rigaud, que vous avez chargé, madame la ministre, d'un rapport sur cette question et qui a été entendu ce matin en commission, a tranché : il réaffirme que les musées ne sont pas des entreprises commerciales, qu'ils constituent bien un service public et que vendre des oeuvres serait une erreur fatale.
En résumé, le service public, même s'il n'a pas de prix, a un coût. Aussi, je pense qu'il est plus pertinent non pas de généraliser la gratuité mais de l'ajuster, en s'orientant vers une tarification encore plus différenciée selon le profil des visiteurs - chômeurs, étudiants, jeunes, seniors, familles nombreuses -, assortie de réductions ciblées.
Bref, plutôt que de préconiser une gratuité aveugle, nous devons en faire bénéficier ceux qui en ont besoin, tout en proposant des tarifs modulés avec des objectifs clairs, car il est essentiel de conjuguer le quantitatif au qualitatif et de ne pas se satisfaire d'une massification sans âme.
C'est, j'en suis convaincu, la meilleure façon d'élargir et de fidéliser les publics et d'en faire venir de nouveaux dans de bonnes conditions. La qualité de l'échange avec le visiteur, les connaissances transmises, le plaisir partagé sont déterminants pour susciter durablement de nouveaux émules.
On dit parfois : « voir Naples et mourir » ; je dirai plutôt : « visiter le Louvre et nos beaux musées de France et vivre pour tous et avec tous ».