Intervention de Philippe Bas

Réunion du 20 juin 2006 à 16h15
Protection de l'enfance — Discussion d'un projet de loi

Philippe Bas, ministre délégué à la sécurité sociale, aux personnes âgées, aux personnes handicapées et à la famille :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires sociales, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi que j'ai l'honneur de vous présenter aujourd'hui s'attaque à une réalité que nous ne pouvons ignorer.

Cette réalité, c'est la souffrance de dizaines de milliers d'enfants, qui sont la proie de certains adultes : des enfants victimes de négligence, d'indifférence, de manque d'amour ; des enfants victimes, aussi, de violences morales et psychiques, d'humiliations et de brimades ; des enfants victimes, encore, de conflits familiaux aigus, et qui subissent la cruauté de ces rapports dégradés.

Cette souffrance, souvent méconnue et silencieuse, est intolérable.

Si la loi de 1989 a permis de progresser dans la lutte contre la maltraitance, aujourd'hui, nous devons aller plus loin. Ainsi, ce projet de loi est porteur d'une ambition nouvelle pour chaque enfant : lui donner les meilleures conditions pour s'épanouir et pour grandir, et lui permettre de trouver ses repères, pour se développer sur le plan physique, intellectuel, moral, affectif, spirituel et social.

Parce qu'un tel sujet nous concerne tous, j'ai souhaité que cette réforme s'appuie sur la concertation la plus large. Voilà donc près d'un an que les professionnels, les associations et les élus sont consultés.

Moi-même, j'ai beaucoup oeuvré en ce sens, en rencontrant un grand nombre d'acteurs de la protection de l'enfance, qu'il s'agisse des présidents de conseil général, des experts, des professionnels, des représentants d'organisations professionnelles, des responsables d'associations ou des signataires de « l'appel des Cent ».

J'ai pris connaissance du contenu de plusieurs rapports parlementaires, qui ont permis d'éclairer les questions en débat. Pour ne parler que du Sénat, je veux citer ceux de Mme Marie-Thérèse Hermange et de MM. Philippe Nogrix et Louis de Broissia.

Je me suis à de nombreuses reprises auprès des acteurs de terrain. J'ai organisé des journées thématiques, pour approfondir les points les plus complexes et j'ai créé un comité national, qui a guidé mes réflexions.

Enfin, j'ai invité tous les présidents de conseil général à organiser, chacun dans son département, un débat sur la protection de l'enfance. Pendant plusieurs mois, ces débats, auxquels j'ai souvent moi-même pris part, ont rassemblé des centaines de personnes d'origine très diverse, notamment des magistrats, des élus, des travailleurs sociaux, des experts, des responsables associatifs, des éducateurs, des médecins et des pédopsychiatres.

Les synthèses de ces débats, les multiples contributions que j'ai reçues, pour la plupart de façon spontanée, émanant notamment des grandes associations, les rencontres que j'ai faites ont permis de constater l'émergence d'un consensus fort sur la nécessité d'agir et sur les pistes d'action à envisager.

Je tiens à saluer l'engagement des départements et de leurs services, avec lesquels nous avons su construire un véritable réseau de proximité. Depuis l'adoption des lois de décentralisation, l'intervention des départements a en effet permis d'améliorer notre dispositif de protection de l'enfance. Chaque année, ceux-ci lui consacrent ainsi la première part de leur budget, soit plus de 5 milliards d'euros en 2005. Aujourd'hui, 270 000 enfants sont pris en charge par les services départementaux de l'aide sociale à l'enfance, l'ASE.

Je tiens à saluer aussi, bien sûr, l'action des centres communaux d'action sociale et celle de tous les autres professionnels, sans oublier le dévouement des dizaines de milliers de bénévoles qui s'engagent, sans relâche, auprès des enfants.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi qui vous est soumis aujourd'hui témoigne du consensus qui s'est affirmé au cours de cette longue concertation.

Notre dispositif de protection de l'enfance est construit sur des bases saines et solides : il repose sur le principe de la primauté de l'enfant et de son intérêt. Malgré tout, nous déplorons toujours des failles, des dysfonctionnements et des défauts dans l'organisation de ce dispositif, lesquels empêchent les professionnels d'aider comme ils le voudraient les enfants qui souffrent ou qui risquent de souffrir. Il faut remédier à cette situation, pour protéger les enfants et leurs familles.

Nous devons agir dans trois directions : renforcer la prévention, pour venir en aide aux enfants et à leurs parents avant qu'il ne soit trop tard ; organiser le signalement, pour détecter plus tôt et traiter plus efficacement les situations de danger ; diversifier les modes de prise en charge, afin de les adapter aux besoins de chaque enfant.

Notre premier levier d'action, qui fait l'objet du titre Ier du projet de loi, est donc le renforcement de la prévention.

Cette dernière est aujourd'hui le parent pauvre de notre dispositif. Il n'est pas normal que seulement 4 % des 5 milliards d'euros, soit 200 millions d'euros, qui sont consacrés chaque année par les départements à la protection de l'enfance, soient dédiés à la prévention.

Puisque la loi était jusqu'à présent muette sur ce point, je vous propose d'inscrire dans notre droit que la prévention fait partie des missions de la protection de l'enfance. À cette fin, j'entends faire porter notre effort de prévention sur les moments clés de la vie de l'enfant.

Plus nous interviendrons tôt, c'est-à-dire au moment de la grossesse, de la naissance et de la petite enfance, plus nous pourrons être efficaces et agir avant que les conséquences ne deviennent irréparables.

Mon objectif est de multiplier les points de contact entre l'enfant, sa famille et les professionnels, pour anticiper les difficultés et soutenir les familles avant que la situation ne se détériore.

À cet égard, je souhaite faire de la protection maternelle et infantile, la PMI, un acteur pivot de la prévention.

Nous devons rendre systématique l'entretien au quatrième mois de grossesse et organiser le suivi qui en découle pour les femmes enceintes qui rencontrent des difficultés. Au-delà d'un simple examen de santé, cet entretien constitue un moment clé, d'une part, pour détecter les problèmes que peut connaître au cours de sa grossesse une femme en détresse, mal préparée à accueillir son enfant, isolée, en crise ou en conflit aigu avec le père de l'enfant à naître et, d'autre part, pour l'aider à surmonter ces difficultés et à préparer l'arrivée du bébé dans de meilleures conditions.

Le séjour à la maternité et les premiers jours de la vie de l'enfant à son domicile sont également cruciaux pour l'établissement du lien entre la mère et son enfant. Je souhaite, là encore, qu'un contact systématique avec la protection maternelle et infantile ait lieu dès la maternité, en liaison avec les professionnels de la maternité.

Cette rencontre permettra d'identifier les situations difficiles. Je pense, par exemple, aux femmes qui se trouvent seules au moment de leur grossesse, à celles dont la grossesse n'est pas suivie ou aux mères qui rencontrent de graves problèmes d'ordre psychologique. Ce sont autant de situations de fragilité qui peuvent entraver la naissance du lien entre la mère et son enfant et, par conséquent, créer des situations préjudiciables à ce dernier.

Autre moment clé de la vie de l'enfant, le retour de la maternité doit aussi être l'objet de toute notre attention. Je souhaite que la PMI propose systématiquement à la jeune maman de venir la voir à son domicile, au retour de la maternité. Cette visite sera d'ailleurs automatique lorsque le séjour à la maternité aura permis d'identifier des difficultés particulières pour la mère, qui pourraient mettre en jeu la santé ou le développement du nourrisson.

D'autres carrefours de la vie de l'enfant doivent aussi être systématiquement mis à profit en ce sens.

Si les enfants sont en majorité suivis régulièrement par un médecin généraliste, un pédiatre, voire par la protection maternelle et infantile, près de 10 % d'entre eux échappent encore aujourd'hui à tout suivi médical.

L'école est le lieu le plus naturel et le plus propice pour assurer une prévention générale et pour détecter les risques de danger pour l'enfant. L'examen d'entrée à l'école maternelle est une occasion de repérer les situations problématiques. Celui de l'entrée à l'école primaire est aussi un carrefour important dans la vie de l'enfant. Il vous est donc proposé qu'un bilan systématique soit assuré à l'école pour tous les enfants âgés de trois à quatre ans, car, aujourd'hui, seuls 40 % d'entre eux bénéficient d'un tel bilan.

Dans la même logique, je souhaite que la visite médicale de la sixième année soit assurée pour tous les enfants, ce qui, actuellement, n'est pas le cas. Seuls trois quarts des enfants en bénéficient. Il faut que nous atteignions 100 % d'ici à trois ans.

Le deuxième volet du projet de loi concerne l'organisation du signalement. Sur ce point, la priorité consiste à mieux détecter et à mieux évaluer les situations de danger.

Aujourd'hui, l'organisation du signalement varie selon les départements. Elle est parfois peu claire, voire peu fiable, pour les professionnels comme pour les particuliers. Au contraire, dans certains cas, elle constitue un modèle, que nous devons suivre.

J'ai pu constater l'isolement des professionnels, en particulier des enseignants, face à de graves décisions, lourdes de conséquences.

Nous ne devons plus laisser seuls face à leur conscience, sans critère de décision, sans formation spécifique à cette question, les enseignants, les éducateurs, les travailleurs sociaux, les soignants qui s'interrogent sur d'éventuelles difficultés rencontrées par un enfant, sans avoir aucune certitude ni aucun moyen de comprendre la réalité de la situation que connaît ce dernier.

Aujourd'hui, ces professionnels doivent choisir entre se taire, au risque de laisser perdurer des situations qui appellent une intervention urgente, ou déclencher une procédure judiciaire, au risque de se tromper, ce qui peut emporter des conséquences parfois très graves et traumatisantes pour l'enfant et sa famille.

Désormais, si le projet de loi que vous examinez est adopté, une cellule pluridisciplinaire de recueil des signalements, de conseil, d'expertise, d'évaluation et de traitement des informations préoccupantes sera créée au sein de chaque département. Une telle structure existe déjà dans certains d'entre eux : je souhaite que cette pratique soit généralisée à l'ensemble du territoire et que toutes les cellules appliquent les normes de bonnes pratiques les plus efficaces pour la protection de l'enfant.

Il faut qu'une évaluation collégiale permette de croiser les regards et de prendre à plusieurs la meilleure décision pour l'enfant. En l'espèce, je crois beaucoup à la collégialité des décisions, ce qui suppose le partage des informations préoccupantes. En effet, des bribes d'informations différentes relatives à la situation de l'enfant peuvent être détenues par plusieurs professionnels. Dans l'intérêt même de l'enfant, nous devons autoriser et organiser le partage de ces informations, mais uniquement entre professionnels de la protection de l'enfance soumis au secret professionnel, afin de mieux évaluer ou prendre en charge la situation.

Le secret professionnel est en effet gage de confiance et de coopération entre les parents et les intervenants de l'aide sociale à l'enfance. En dehors des cas les plus graves, cette coopération reste indispensable pour mieux aider les enfants en difficulté. Il faut donc préserver ce secret vis-à-vis de l'extérieur.

Par ailleurs, le signalement soulève la question de l'articulation entre l'autorité sociale et l'autorité judiciaire. C'est un point central. Il faut préciser les règles de signalement pour que la justice ne soit saisie qu'en cas de nécessité.

Lorsque l'enfant est protégé et qu'il ne court pas de danger immédiat, l'accompagnement éducatif de l'enfant et des familles doit primer. La protection sociale doit alors prévaloir parce qu'il est toujours préférable que l'enfant reste chez lui, quand son intérêt est préservé, et que le travail social s'effectue de manière efficace, en accord avec les parents.

Le recours au juge doit donc être strictement réservé à deux types de cas : lorsque l'enfant est en danger grave et manifeste et lorsque les parents refusent l'accompagnement proposé par le service de l'aide sociale à l'enfance.

Ainsi, nous disposerons d'un système de signalement cohérent et efficace, dans lequel le président du conseil général pourra jouer pleinement son rôle de chef de file de la protection de l'enfance et de référent.

Enfin, le troisième axe du projet de loi est de diversifier les modes de prise en charge des enfants, afin d'offrir des solutions adaptées aux besoins de chacun d'eux.

La loi doit autoriser de nouveaux modes de prise en charge, plus souples, qui permettent de dépasser l'alternative strictement binaire entre placement et maintien à domicile. La diversification des modes permettra de graduer les réponses selon les besoins de l'enfant et selon l'évolution de sa situation familiale.

Je tiens à mettre en avant certains des modes de prise ne charge.

L'accueil de jour permet à l'enfant de bénéficier d'un soutien éducatif en dehors du domicile familial. Ce dispositif a notamment l'avantage d'associer les parents.

L'accueil périodique fait alterner le maintien à domicile et des périodes d'accueil en dehors de la famille. Ce dispositif permet de surmonter les périodes difficiles. L'enfant retourne chez lui lorsque les tensions familiales sont apaisées.

L'accueil mixte, quant à lui, est à la fois éducatif et thérapeutique. Il s'agit d'accueillir et de soutenir des enfants souffrant de troubles psychologiques parce que leurs propres parents sont atteints d'affections psychiques aiguës.

La loi doit aussi autoriser l'accueil d'urgence des adolescents qui fuient le domicile familial. Car, même s'ils ne sont pas en danger chez eux, en fuguant, ils se retrouvent à la rue et s'exposent à des risques graves. Je crois nécessaire de les accueillir en un lieu sûr, qui les mette à l'abri pour un temps n'excédant pas soixante-douze heures. Naturellement, les parents et le procureur de la République devront en être informés.

Enfin, certains problèmes de l'enfant résultent des difficultés que rencontrent ses parents pour gérer le budget familial. Un accompagnement social et budgétaire par un professionnel de l'économie sociale et familiale peut alors s'avérer très utile. Il vous est donc proposé, mesdames, messieurs les sénateurs, d'instituer une nouvelle prestation pour accompagner les familles qui rencontrent de telles difficultés.

Cet accompagnement pourra être proposé dans le cadre de l'aide sociale à l'enfance et dans celui de la protection judiciaire. Il sera assuré par des professionnels formés à cet effet : des conseillères en économie sociale et familiale, dont c'est le métier, mais aussi des travailleurs sociaux, voire des techniciennes d'intervention sociale et familiale, anciennement dénommées « travailleuses familiales ».

Je veux souligner le rôle essentiel de ces dernières en matière de prévention. Elles interviennent au sein même des familles - ce sont les seules dans ce cas parmi les personnels de l'action sociale - et soutiennent les parents pour que les difficultés et les tensions familiales s'apaisent au moment des devoirs, de la préparation des repas, de la toilette des enfants. En effet, tous ces actes quotidiens peuvent être propices à l'apparition de tensions entre les parents et les enfants, ce qu'il faut éviter à tout prix, tout particulièrement dans les situations de mauvais traitements ou d'absence de « bientraitance ».

Mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi qui vous est soumis conforte le rôle de chef de file du président du conseil général en matière de protection de l'enfance. Le conseil général, qui exerce cette compétence depuis 1984, pourra ainsi assurer une plus grande continuité et une plus grande cohérence de la prise en charge de l'enfant dans le temps. Bien sûr, il ne portera pas seul la responsabilité de la protection de l'enfance. L'État prendra sa part : l'autorité judiciaire, tout particulièrement, ainsi que la protection judiciaire de la jeunesse.

Je connais la sensibilité dont font preuve les départements à l'égard des questions de financement. Je tiens à rassurer ceux d'entre vous qui pourraient être inquiets...

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