Intervention de Alima Boumediene-Thiery

Réunion du 5 décembre 2005 à 10h00
Loi de finances pour 2006 — Justice

Photo de Alima Boumediene-ThieryAlima Boumediene-Thiery :

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, aborder la question du budget de la justice nous impose de nous placer au-delà du simple brassage des chiffres.

Ce sont des hommes et des femmes qui se trouvent au commencement et à la fin de la chaîne judiciaire, et leur vie peut être broyée ou sauvée par la justice.

Nous devons nous attacher à la réalité des faits et à la force des principes et des droits.

Notre conception de la justice nous impose de nous pencher avant tout sur les conditions de l'accès à la justice. Ce dernier doit être un droit ouvert à tous : c'est un principe inaliénable.

Le droit à la défense est l'un des fondements de notre État de droit. Il est reconnu dans la charte des droits fondamentaux et dans toutes les conventions internationales. Quel que soit le statut de la personne, que l'on soit citoyen français, étranger, en situation régulière ou non, l'accès à la justice doit demeurer une réalité effective et non pas un simple droit dont l'exercice est de plus en plus difficile et aléatoire.

Or le droit d'accès à la justice se voit profondément remis en cause, notamment à travers le budget de l'aide juridictionnelle, aide juridictionnelle dont ce gouvernement a tout d'abord tenté de restreindre l'admission à travers certaines des orientations des circulaires du 12 janvier et du 26 février 2005. Le passage à la LOLF est un prétexte supplémentaire pour durcir les conditions d'accès à la justice.

Le projet de budget se trouve désormais soumis, à l'instar des frais de justice, à la notion de crédits limitatifs et non plus à celle de crédits évaluatifs, avec toute la contrainte que cela suppose en termes de respect de la liberté de la justice.

Contre toute attente, ce gouvernement a tablé sur un ralentissement important de la croissance du nombre des admissions à l'aide juridictionnelle alors que tout tend à prouver le contraire. Ainsi la priorité, imposée par la Chancellerie, de développer la procédure de « comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité » risque de constituer une nouvelle source d'augmentation du recours à cette aide. L'assistance d'un avocat est en effet toujours obligatoire dans le cadre de cette procédure héritée de la loi Perben.

Le projet de loi de finances pour 2006 traduit donc la volonté de ce gouvernement de restreindre l'accès à la justice des personnes les plus démunies, de celles qui sont dans les situations les plus précaires. Ces dernières deviennent alors des proies encore plus vulnérables. Celles et ceux qui ont un niveau scolaire faible se retrouvent de plus en plus désemparés face à la complexification galopante de notre système judiciaire et, pis encore, de plus en plus isolés.

Les étrangers, avec ou sans papiers, puisque la politique de ce gouvernement incline à les confondre, sont les premières cibles de cette machine à exclure toujours davantage. C'est notamment le cas de tous les « jeunes de banlieue », comme on dit aujourd'hui, de ceux à l'encontre de qui vous avez récemment demandé l'application des procédures expéditives de comparution immédiate, de peines de prison ferme, voire d'expulsion, et ce à nouveau au mépris des principes élémentaires d'individualisation et de proportionnalité des peines et de l'indépendance de la justice.

Et voilà que le garde des sceaux, après avoir voulu imposer aux parlementaires le détournement de certains de nos principes - celui de la non-rétroactivité, par exemple - tente d'imposer aux magistrats ses méthodes et sa conception de la justice, méthodes bien connues dans les pays totalitaires.

La politique budgétaire de ce gouvernement, prolongement de sa politique pénale, présente de graves dangers pour l'institution judiciaire. En effet, alors que tous les discours gouvernementaux font référence à la prévention et à la réinsertion, le Gouvernement dépouille la prévention de ses moyens afin de financer toujours davantage la répression.

Ainsi, par exemple, il ampute la protection judiciaire de la jeunesse de certains de ses moyens et pénalise les acteurs de terrain, les associations, dont l'efficacité et le caractère incontournable sont pourtant reconnus par tous les partenaires. En 2005, les crédits qui ont été alloués à la protection judiciaire de la jeunesse n'ont pas permis le paiement de certaines mesures mises en oeuvre par les associations de protection de l'enfance et de l'adolescence dans plusieurs régions de France. Ces nombreuses associations, qui assument pour l'État des actions indispensables, ont ainsi été largement fragilisées.

Je tiens, au sein de cet hémicycle, à saluer leur combativité, mais aussi à relayer leurs craintes. L'année 2006 n'augure rien de mieux pour la protection judiciaire de la jeunesse. La majeure partie des crédits d'investissement qui aurait dû lui être allouée va être captée par l'augmentation de près de 256 % du programme de créations de centres éducatifs fermés.

Cette mesure va à l'encontre des engagements pris par l'État de financer ces centres par des moyens spécifiques, précisément afin de ne pas affecter le bon fonctionnement des autres dispositifs.

En outre, la création des centres éducatifs fermés s'effectue au détriment du suivi en milieu ouvert.

Enfin, de l'avis général, la création de places en centres éducatifs fermés ne répond pas aux besoins réels ; elle correspond à une large surestimation des besoins d'accueil nécessaires aux jeunes délinquants, bien moins nombreux que l'on voudrait le faire croire.

Par ailleurs, le présent projet de loi de finances présente un péril imminent pour l'ensemble de la jeunesse en difficulté ou en danger. Ainsi, la politique budgétaire de ce gouvernement traduit le désengagement annoncé de l'État en ce qui concerne la protection des jeunes majeurs. Il est ainsi prévu une baisse drastique du nombre de journées d'hébergement, pourtant indispensables à la réinsertion.

Cette mesure n'est pas justifiée puisque le dispositif des mesures d'hébergement est très stable et se caractérise par une absence d'explosion des coûts. Il pourrait donc être maintenu sans aucune augmentation de frais.

Mais ce gouvernement a clairement et fermement opté pour une politique coûteuse et, de plus, socialement contreproductive, celle de l'enfermement, de la privation de liberté, donc de la répression. Peu importe la réalité, peu importent les besoins, pour ce gouvernement ; seule compte l'idéologie en utilisant la démagogie judiciaire et, souvent, en incitant à un populisme pénal. Il est vrai qu'il est tellement plus facile de créer des peurs que d'apporter des vraies réponses aux attentes des citoyens.

Tous ceux qui, comme moi, usent de leur droit d'aller dans les prisons et qui rencontrent les personnels pénitentiaires vous le diront : les actuels quartiers pour mineurs ne sont pas remplis. Ils demeurent ouverts et sont souvent utilisés pour accueillir d'autres détenus en raison de la surpopulation carcérale. Or il a été décidé, contre toute logique budgétaire, de créer sept établissements pénitentiaires pour mineurs en plus des centres éducatifs fermés.

Monsieur le garde des sceaux, on ne peut pas décemment, d'un côté, clamer vouloir mettre tout en oeuvre pour une politique de prévention, de réinsertion et, de l'autre côté, tout mettre en oeuvre pour l'amputer de tout financement décent, privilégiant massivement l'option répressive.

Sachez que, lorsque vous cédez à la facilité de l'inflation législative, vous accroissez le nombre de mesures répressives. Les conséquences financières en sont dévastatrices pour notre système de prévention, et cela met en péril l'équilibre de notre système judiciaire.

La plus récente et la plus funeste illustration en est la mise en oeuvre du bracelet électronique mobile, peine qui va grever de plusieurs millions d'euros toute l'institution judiciaire. Répétons-le avec force et vigueur, ce GPS pénal ne contribuera pas à lutter contre la récidive. Il deviendra au mieux un outil de police, certes nécessaire à l'instruction, mais il ne protégera en rien les futures victimes et n'empêchera en rien les infractions.

Pendant ce temps, notre justice souffre d'un manque criant de personnel, pas seulement de magistrats ou d'experts, mais aussi de secrétaires, de standardistes, d'assistants de justice, de greffiers, d'agents de probation, d'éducateurs, tous ceux que certains qualifient de « petites mains de la justice », pourtant indispensables au bon fonctionnement de la justice. Oui, monsieur le garde des sceaux, ce sont précisément ces « petites mains » qui font la grande justice, qui font l'honneur de notre pays. Or favoriser l'irrigation du budget de la répression participe au mouvement général de discrédit de notre justice.

De plus en plus, on constate que ces choix rendent inapplicable la mise en oeuvre des décisions de justice. Une peine est prononcée. Le juge de l'application des peines opte pour une peine alternative, mais cette dernière ne peut être appliquée, faute de moyens humains et financiers. Quelle est alors notre crédibilité ? Hier, on choisissait des mesures alternatives afin de désengorger nos prisons ; aujourd'hui, les magistrats reçoivent des circulaires leur demandant de restreindre ces mesures pour des raisons financières.

Ce projet de budget tente de nous enfermer dans une justice de petit comptable, une justice où règne l'obsession des chiffres, du résultat, une justice où l'évaluation ne sera plus que quantifiable, en fait une justice où la marchandisation est le corollaire direct de l'américanisation en cours. La LOLF entérine le processus de marchandisation, qui dénature durablement les fondements mêmes de notre système judiciaire §et qui s'articule autour de trois axes caractéristiques : le double phénomène de bureaucratisation et de technocratisation de la justice, la dangerosité que représentent les indicateurs de performance ainsi que l'incohérence de la notion de justice.

Le renforcement du développement de cette hydre à deux têtes que constituent bureaucratisation et technocratisation implique une série de ruptures : ruptures avec le dialogue social, avec l'expression collective, mais aussi avec la réalité de terrain. Or le postulat d'une bonne justice, c'est une justice qui est aussi présente sur le terrain de la vie au plus près des justiciables, justiciables à qui il convient d'apporter une justice de proximité, et non pas une justice bradée, une justice professionnelle et non pas une justice au rabais, une justice au plus près des attentes et des besoins des citoyens, une justice au meilleur de ses compétences et de son indépendance, de sa liberté de décision.

De tels indicateurs pris dans un contexte de bureaucratisation de la gestion budgétaire sont par nature chiffrés et ne peuvent permettre d'appréhender que d'une manière très partielle la complexité et la réalité de la justice. Certes, il convient d'établir une liste d'indicateurs pour évaluer l'institution, mais une juste évaluation ne peut se résumer à imposer à la justice des critères presque exclusivement comptables.

Il en est de même pour la tentative, qui remonte à quelques années, de mettre en oeuvre une politique de prévention des expulsions locatives. Cette pratique se caractérisait par la présence d'une conseillère en éducation familiale et permettait d'utiliser la faculté appartenant au juge de renvoyer le jugement d'une affaire à une date ultérieure. Cette justice, qui était une justice de proximité, disparaît !

Il est flagrant que l'on nous soumet un projet de budget pour la justice encore très insuffisant, sous-évalué, et manifestement inférieur aux besoins normaux de notre justice.

Ce projet de budget souffre également d'une absence volontaire de sincérité. Une grande partie des crédits alloués à la mission « Justice » va être détournée au profit des mesures d'enfermement, d'une vision exclusivement répressive alors que, chacun le sait, la justice n'est pas la vengeance.

C'est donc avec force et vigueur que nous voulons vous rappeler que, si la justice n'a pas de prix, elle a un coût, lequel ne doit pas être négligé. En effet, donner à notre justice les moyens dont elle a besoin, c'est bien entendu garantir nos droits, mais c'est aussi sauvegarder nos libertés et notre sécurité. Chacun le sait, il n'y a pas de paix sociale sans justice.

Monsieur le garde des sceaux, les Verts n'acceptent pas l'orientation que vous donnez à la mission « Justice », et ils voteront donc contre les crédits de cette dernière.

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