Je vais donc m'efforcer de corriger un tant soit peu cette impression, en étant celui qui n'est toujours pas d'accord, même si, je dois l'avouer, j'ai fait du chemin pour en arriver là.
Puisque Mme la ministre a déclaré vouloir s'exprimer avec franchise, je ferai de même. Au départ, en effet, j'ai plutôt vu d'un bon oeil ce projet : qui peut donc s'opposer à l'idée de favoriser le dépôt de brevets par les entreprises françaises ? Nous sommes tous désireux de voir nos entreprises faire preuve d'innovation et de dynamisme, tout en assurant leur protection non seulement sur notre territoire, mais également dans les autres pays européens.
Chacun connaît mon engagement dans le domaine de la francophonie. Toutefois, je n'ai jamais pensé que celui-ci devait se concrétiser par le fait d'imposer la traduction en français ou l'utilisation de notre langue dans des situations où cela ne correspond à rien. C'est une simple question de bon sens !
J'ai donc examiné attentivement le projet qui nous était proposé, lequel est un peu compliqué pour qui n'est pas de la partie - il y est notamment question de préconisations et de revendications. Je ne m'étendrai pas trop sur la question, d'autant que, fait assez étrange, ceux qui ont pris la parole depuis le début de notre débat ont présenté les arguments en faveur du projet de loi, mais ont voulu aussi, notamment M. le rapporteur pour avis de la commission des affaires culturelles dans son excellente intervention, faire entendre la parole de ceux qui étaient réputés se poser des questions ou s'opposer au texte. §Cela m'évite donc une partie du travail.
J'ai le sentiment qu'il n'y a pas lieu de marquer autant d'enthousiasme qu'on a bien voulu le dire.
Certaines entreprises, surtout les grandes, trouveront un avantage à la nouvelle situation. Pour d'autres, le bilan sera plus nuancé. Mais lorsqu'on réfléchit en termes d'intelligence économique et que l'on évalue ce qui risque de se passer ailleurs, je ne suis pas certain que nous ayons fait de grands progrès dans ce domaine.
N'oublions pas que la principale puissance économique qui invente, dépose des brevets, et qui souhaite ensuite breveter ses inventions dans notre pays, se trouve à l'extérieur de l'Europe. Le problème, qui n'est pas totalement traité dans notre débat d'aujourd'hui, consiste donc à protéger notre territoire ainsi que les autres pays européens du dépôt en grappes de toute une série de brevets, essentiellement par les États-Unis, voire par le Japon.
Sans vouloir m'étendre sur ce sujet, je veux bien admettre que certains arguments économiques plaident en faveur de l'adoption du protocole de Londres. Bien évidemment, il ne m'est jamais venu à l'esprit que ceux qui le préconisent voulaient desservir les intérêts de leur pays. Mais le problème doit être quelque peu nuancé.
Par ailleurs, je ne suis pas persuadé que l'adoption du brevet européen fera avancer le brevet communautaire.
Avec le brevet européen, il me semble que nos partenaires ont obtenu l'essentiel de ce qu'ils souhaitaient. J'ai l'impression, en revanche, que le brevet communautaire, qui représente la bonne solution et sur lequel on travaille depuis trente ans, risque de s'arrêter en route, une grande part du chemin ayant été faite dans le sens souhaité par nos partenaires. J'espère me tromper !
D'ailleurs, un de nos anciens collègues, Maurice Ulrich, qui est également, même si on le sait moins, le spécialiste du brevet communautaire, dont il a suivi les négociations pendant de nombreuses années, partageait cette impression. S'interrogeant sur la question qui nous occupe aujourd'hui, il écrivait au rapporteur du texte à l'Assemblée nationale : « la traduction est évaluée à 4 000 ou 5 000 euros sur un total de 20 000 euros pour l'obtention d'un brevet. À qui fera-t-on croire que ce coût est tel qu'il décourage nos chercheurs et nos entreprises, qu'il est responsable de nos carences en ce qui concerne le dépôt de brevet ? On comprend la volonté du Gouvernement d'aider les PME innovantes, mais cela ne pourrait-il pas se faire sans risque pour notre langue en déclarant éligible à la prime de recherche les dépenses d'obtention du brevet ? ». Ce jugement vaut ce qu'il vaut !
J'en viens à la deuxième partie de la question, sur laquelle je suis plus à même de défendre une opinion forte, et qui concerne les conséquences pour notre langue d'un tel accord.
Soyons clair : pas plus que d'autres, je n'éprouve de plaisir à lire des revendications de brevets. Il est évident que la langue française ne saurait se réduire à ce type d'usage. Mais ce qui fait la modernité de l'usage de la langue française, c'est ce qui lui garantit un avenir au xxie siècle.
Quelle est la raison de l'angoisse et de la passion exprimées par un certain nombre d'entre nous ? Il ne s'agit pas de livrer une bataille, autour du brevet, au nom de tel lobby contre tel autre. Nous disons simplement que lorsqu'une langue, qui a bénéficié pendant longtemps d'un rayonnement international, cesse d'être la langue qui prévaut dans les domaines de la science et de l'économie, elle cessera progressivement d'être la langue usuelle - et c'est déjà le cas - dans les domaines des brevets, des transports, bref dans nombre des activités qui représentent la modernité et le xxie siècle.
Si nous ne prenons pas garde à l'évolution en cours, le français, comme de nombreuses autres langues, risque de se réduire à une forme de provincialisme, se bornant à être la langue que l'on parle dans l'intimité familiale et, je n'en doute pas, la langue du coeur. Il cessera, en revanche, d'être une langue internationale.
Je vais prendre un exemple, presque caricatural, afin d'illustrer mon propos.
Voilà quelques mois, je m'étais réjoui de la création de l'École d'économie de Paris, que je considérais comme une excellente initiative. Vous voyez que je peux faire preuve d'ouverture d'esprit ! J'avais cependant été quelque peu alerté par le fait que cette école se fasse également appeler Paris School of Economics. J'avais alors demandé à M. le secrétaire d'État chargé de la coopération et de la francophonie quelle action il envisageait pour éviter qu'une telle école, ayant vocation à enseigner une discipline aussi importante, et dont le nom, qui plus est, contient le mot « Paris », ne soit bientôt connue que sous la traduction anglaise de son nom. Sa réponse fut la suivante : « La discipline, même si l'on peut le déplorer, est très largement dominée par l'anglais, langue véhiculaire, désormais incontestée dans le domaine des sciences économiques. »
Il m'avait également été assuré qu'on allait essayer de contrebalancer l'hégémonie anglo-saxonne en dispensant des formations et en organisant des séminaires où l'approche française serait très largement mise en avant. Il fallait comprendre par là que cette approche serait mise en avant en anglais !
Croyez-vous que ce soit la manifestation d'une langue particulièrement vivante, que l'on va continuer à parler et à apprendre à l'extérieur de notre pays ?
J'ai été quelque peu étonné, tout à l'heure, lorsqu'un des orateurs a évoqué la position, sur le sujet, de nos amis d'Afrique subsaharienne.
Pour ma part, j'ai reçu un choc, cet été, à l'occasion de l'Assemblée parlementaire de la francophonie, dont les travaux se déroulaient au coeur de l'Afrique, lorsqu'un haut personnage d'un pays d'Afrique francophone m'a dit, dans le meilleur français qui soit : « Vous savez, monsieur, j'ai été formé à Paris. Nous sommes heureux de vous recevoir, mais ne vous faites pas d'illusion : dans vingt ans, ce n'est plus le français que l'on enseignera chez nous, mais l'anglais. »
Quelle est la cause de cette évolution ? La raison en est simple. Il y a cinquante ans, ces pays ont fait le choix de notre langue afin d'accéder à la modernité. Or si notre langue ne permet plus d'accéder à la modernité dans son entier, nous cesserons d'attirer ces pays, qui feront l'économie du français et passeront directement à l'anglais. Ce jour-là, mes chers collègues, nous aurons beaucoup perdu !
Je saisis l'occasion de ce débat pour évoquer un autre point.
Je suis quelque peu irrité, je l'avoue, lorsque j'entends certains dire que c'est un grand jour pour la francophonie. Certes, nous éprouvons une satisfaction de façade, car le français est consacré en tant que langue officielle de l'Office européen des brevets, au même titre que l'anglais et l'allemand. Mais cette égalité est très inégale, la plus grande part linguistique étant tenue par l'anglais, une part moindre par l'allemand, le français ne représentant qu'un « zeste » dans cet ensemble. Il n'y a pas lieu de chanter cocorico.
Mais le danger qui m'inquiète le plus, c'est que, pour la première fois, nous renonçons à notre ligne de conduite permanente, inscrite à l'article 2 de la Constitution : « La langue de la République est le français. » Même si le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État ont considéré que cette évolution n'était en rien inconstitutionnelle, cela signifie que nous acceptons, pour la première fois, que des textes non rédigés en français puissent avoir une portée juridique sur notre sol.
Cette évolution explique aussi l'inquiétude de certains milieux professionnels qui ne sont pas fermés aux problèmes économiques, comme le Conseil national des barreaux. Les avocats savent bien, en effet, que la langue anglaise avance en liaison étroite avec la common law, tandis que la langue française est étroitement liée au droit de tradition européenne, latine et germanique. Cette concession à la langue anglaise est tout de même particulièrement inquiétante et peut clairement être analysée comme un recul par rapport à notre position constante.
En conclusion, mes chers collègues, nous devons mesurer la gravité de ce que nous faisons aujourd'hui. Le fait de ne pas entériner cet accord présenterait certes quelques désavantages et poserait des petits problèmes diplomatiques, mais le protocole de Londres contient l'acceptation d'un recul de notre langue, que nous risquons de payer.
J'ai à l'esprit cette phrase d'un grand Français, Georges Pompidou, Président de la République et modernisateur de notre pays, homme sensible aux problèmes économiques, qu'il connaissait bien, mais également homme de culture : « Si nous reculons sur notre langue, nous serons emportés purement et simplement. »
Je crains, monsieur le secrétaire, que le texte que l'on nous propose aujourd'hui de voter ne constitue un véritable recul. Pour ma part, je ne l'accepterai pas et j'invite ceux qui sont conscients de cette situation à faire en sorte que le Sénat ne s'associe pas à ce recul.