...avant que ne nous divise peut-être tout à l'heure le vote sur le projet de loi qui nous est soumis, ce qui me conduit à entrer dans le vif du sujet.
Je tiens d'abord à dire que j'ai apprécié les rapports de MM. Haenel, Dupont et Grignon : je les rejoins sur nombre d'éléments, même si je ne partage pas leurs conclusions.
Comme Mme Pécresse, M. Novelli et M. Jouyet - qui est bien seul ce soir ! -, nos rapporteurs nous vantent, en effet, les bienfaits du « protocole de Londres ». Mais, si ses bienfaits sont avérés, pourquoi avoir attendu sept ans avant de proposer leur ratification ?
Pourtant, les enjeux scientifiques, technologiques et industriels sont énormes, et les enjeux culturels, linguistiques et politiques le sont également !
Le protocole de Londres vise à alléger les obligations de traduction dans le système du brevet européen en levant l'obligation de traduire intégralement en français les brevets d'invention déposés sur notre territoire. Comment imaginer que la levée de cette obligation renforcerait le rôle et la place du français, qui, certes, resterait langue officielle du régime des brevets en Europe, mais au prix du sacrifice de son usage ?
En effet, le protocole de Londres prévoit de limiter cette traduction aux seules revendications ; rassurez-vous, chers collègues de la majorité, il s'agit non pas des revendications des syndicats, mais de la partie où le déposant délimite l'étendue de la protection qu'il demande ! §
Il aurait donc pour conséquence de supprimer la traduction en français de la partie descriptive des brevets européens, qui est pourtant essentielle à leur compréhension. La description est, en effet, tout aussi importante que les revendications, puisqu'elle constitue la contrepartie de l'exclusivité d'exploitation conférée par le brevet.
Le Gouvernement ne me semble pas prendre la mesure de l'importance du brevet dans la compétition économique de notre temps, dans la continuité, hélas ! d'une longue tradition française d'incompréhension à la fois des problèmes des PME et des questions relatives aux brevets d'invention.
Quant aux pays signataires du protocole dont la langue n'est ni l'allemand, ni l'anglais, ni le français, ils devront choisir l'une des trois pour les dépôts de brevet, mais, du fait de la fréquence des dépôts concomitants aux États-Unis et en Asie, l'anglais sera à l'évidence plébiscité, ce qui renforcera encore son hégémonie.
Alors que c'est la France des Lumières qui a jeté les fondements de la propriété intellectuelle, on s'apprête donc à marginaliser notre propre langue au nom de la compétitivité de l'Europe, au risque que celle-ci ne perde un peu plus son âme en s'adonnant au « tout anglais » et en renonçant au plurilinguisme qui fait sa richesse et son originalité.
Quant aux économies recherchées, elles ne seront pas même au rendez-vous, car cet accord conduira, au contraire, à un coût supplémentaire pour les PME-PMI. En effet, 93 % des brevets européens sont déposés en allemand ou en anglais et n'auront plus à être traduits en français. Par conséquent, les PME devront multiplier les traductions indispensables non seulement pour comprendre ce que font leurs concurrents, mais aussi pour se prémunir de l'insécurité juridique.
À ce dernier égard, l'enjeu que représente la traduction des brevets européens ne peut être dissocié du débat sur la transposition de la directive relative au respect des droits de propriété intellectuelle, dite directive anti-contrefaçon, qui a actuellement lieu dans le cadre du projet de loi de lutte contre la contrefaçon. Il est, en effet, manifeste qu'il faut connaître et comprendre les brevets des concurrents, donc les descriptions, pour ne pas encourir le risque d'être accusé de contrefaçon.
La situation ainsi créée va rendre la politique d'innovation plus onéreuse pour les PME, puisqu'elles devront de façon croissante traduire en français les brevets de source étrangère qui étaient jusque-là disponibles dans notre langue aux frais des déposants étrangers.
Les grands groupes n'auront pas ces difficultés, car ils ont les moyens de disposer en interne de services « brevets anglophones » et de pratiquer une veille technologique en anglais, ce qui n'est pas le cas d'un grand nombre de petites entreprises innovantes.
L'accès à une information technique complète et fiable est pourtant fondamental.
Nous avons appris par la presse que les nombreux cas de sur-irradiation survenus à l'hôpital d'Épinal étaient notamment dus au défaut de compréhension d'un logiciel anglais non traduit. La traduction n'est donc pas une question anodine puisqu'elle peut, toute proportion et raison gardées, nuire dans certains cas à la santé, voire entraîner la mort.
C'est donc une question non seulement de sécurité, mais aussi de bonnes conditions de travail, puisque la langue nationale est bien le premier outil de travail et devrait le rester !
Les seuls gagnants seront, par conséquent, les grands groupes économiques et financiers, qui déposent en masse des milliers de brevets, mais les gains qu'ils réaliseront se feront au détriment des PME-PMI qui devront traduire ces milliers de brevets à leur place et, de surcroît, chacune de leur côté. Ajoutons qu'il faudra continuer à traduire dans les langues des États n'ayant pas adhéré à l'accord !
De plus, en cas de litige, le déposant se verrait contraint de financer la traduction de la description de l'invention dans la langue de la juridiction nationale saisie.
Le texte est donc injuste et contreproductif, et la question de la traduction apparaît comme un prétexte qui ne résout en rien les problèmes de fond.
On le constate, ratifier le protocole de Londres, c'est apporter une réponse inefficace à un réel problème : les entreprises françaises ne déposent pas assez de brevets. Si l'on veut augmenter le nombre de brevets européens d'origine française, il est avant tout indispensable : premièrement, de former les petites et moyennes entreprises aux enjeux et atouts de la propriété industrielle pour la conquête des marchés ; deuxièmement, de favoriser une culture de l'action commerciale aujourd'hui insuffisante ; troisièmement, de s'engager plus résolument dans la recherche-développement.
Ainsi est-il indispensable d'investir massivement dans l'appareil de recherche publique, en renforçant significativement ses moyens humains et financiers, tout en renforçant le soutien de l'État aux entreprises et prioritairement aux PME engagées dans la recherche-développement. Répondre à la faiblesse de la recherche dans le secteur privé permettrait de remédier à l'insuffisance du nombre de brevets français.
C'est en intervenant dans ces domaines stratégiques que la part des brevets déposés en français pourra dépasser le modeste seuil actuel de 7%.
Pour autant, dans un contexte de montée en puissance de l'« économie de l'immatériel », il est également indispensable de mettre des garde-fous à cette pernicieuse tendance qui consiste à breveter la connaissance plutôt que l'innovation.
En outre, la protection de la propriété intellectuelle ne doit pas être asservie aux seuls intérêts financiers. Certes, l'argent lui-même est devenu une langue. Certains la pratiquent d'ailleurs de façon exclusive et sont incapables de comprendre les autres langues, les sacrifiant sans sourciller sur l'autel de la rentabilité à court terme.
Enfin - et, sur ce point, je rejoins totalement Jacques Legendre, car nous partageons une certaine idée de la France et de la culture - comment comprendre que notre pays, qui a ratifié la convention de l'UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelle, ne soutienne pas la diversité des langues, le plurilinguisme et, par conséquent, la langue française ?
Je fais mienne la formule d'Umberto Eco : « La langue de l'Europe, c'est la traduction. »