Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le texte que nous examinons est d'une portée indéniable pour notre société.
Il arrive en séance au moment où Claude Bébéar remet au Premier ministre son rapport sur les discriminations abusives et invisibles ; c'est que, en effet, nous baignons dans les discriminations !
La discrimination est à la base de la vie si l'on s'en tient au sens le plus large du mot, c'est-à-dire au fait de distinguer, de séparer ou de différencier.
Chacun d'entre nous dans son corps personnel s'est constitué par un programme de différenciation cellulaire commandé par notre code génétique. La fécondité elle-même implique de soi la différence sexuelle.
Les différentes espèces animales et toutes formes de diversité expriment bien cette loi fondamentale de la vie. Plus la vie est complexe, plus la loi de différenciation, et donc de discrimination, y règne.
Cette loi n'est pas seulement celle des organismes biologiques, elle est aussi celle des sociétés. Une société démocratique et développée comme la nôtre multiplie les institutions spécifiques, les hiérarchies et les organismes particuliers au point de généraliser les situations qui, par nature, ne peuvent pas être partagées et accessibles à tout un chacun, dans n'importe quelles conditions.
L'élection, celle-là même qui nous vaut d'être réunis ici, en nous distinguant des autres citoyens pour légiférer en leur nom, est encore une discrimination entre plusieurs personnes candidates, elles-mêmes déjà discriminées par les conditions d'éligibilité.
Le sport de championnat n'est que sélection et donc discrimination, et personne ne trouve à y redire.
La Haute autorité, instituée par le projet de loi en examen, est en soi une affirmation sans complexe - par son appellation même, comme par le processus de nomination de ses membres - d'une discrimination organisée pour lutter contre les discriminations illégales.
C'est donc bien qu'en soi le fait de différencier des personnes est chose courante.
Mais, dans le langage habituel, le mot est le plus souvent employé avec une connotation péjorative, celle qui est en cause ici, et qui signifie une distinction illégitime. C'est si vrai que l'on a même éprouvé le besoin de lui accoler le qualificatif « positif » quand on veut justifier une discrimination particulière. On parle alors de « discrimination positive », et on complète le concept général par la notion d' « égalité des chances ».
Il faut donc aborder avec la plus grande prudence - au sens où Aristote l'entendait, c'est-à-dire sans hésitation mais, aussi, loin de toute passion déréglée - le fait de confier à un collège de personnes le soin de se pencher sur les discriminations qui leur seraient signalées pour apprécier si ces pratiques sont condamnables en vertu de textes existants ou en vertu du principe plus fondamental d'égalité entre les citoyens, voire entre les personnes humaines au regard direct de leur humanité.
Le premier cas de figure est évidemment le plus simple. Quand une loi a déjà fixé les cas dans lesquels une différenciation entre des personnes est bannie, il suffit de vérifier la réalité des faits incriminés.
Il peut arriver, en revanche, que le second cas de figure soit soulevé. C'est la situation la plus délicate à apprécier dans la mesure où il faut considérer non seulement la réalité des faits, mais aussi le préjudice réel causé au plaignant en l'absence de textes et mesurer si l'absence de traitement égalitaire lui est réellement préjudiciable.
C'est surtout en ce domaine que s'ouvre un champ d'investigation particulièrement large pour la future Haute autorité. Si nous baignons dans les discriminations sciemment assumées, comme je l'ai indiqué, nous vivons aussi dans un océan de discriminations illégitimes et le plus souvent masquées, ignorées, voire invisibles.
C'est sur ce terrain que la future Haute autorité aura le plus matière à agir. Son oeuvre comportera incontestablement une importante dimension pédagogique, car si des discriminations injustes existent, c'est parce que notre regard est devenu aveugle à la dignité de notre humanité.
La lutte contre les exclusions rend particulièrement sensible à ces situations où, comme le disait Montaigne : « Qui veut faire justice en général commet l'injustice en détail ».
C'est pourquoi l'on doit se fixer comme principe de toujours rechercher le maximum de droit commun possible, mais aussi autant de droit spécifique que nécessaire pour parfois compenser des situations d'injustice que l'uniformité du droit provoquerait eu égard à des disparités entre les personnes. Toute la législation en faveur des personnes handicapées procède de ce principe. Mais il n'en reste pas moins vrai que le mot d'ordre de la lutte contre les exclusions reste guidé par le principe de l'accès de tous aux droits de tous.
C'est à la lumière de ces réflexions que le texte qui nous est soumis me semble bien marqué par la prudence requise dans un domaine aussi délicat et aussi important pour l'humanité de notre société.
Madame la ministre, nous avons vécu ensemble, ici même, samedi dernier, un moment extraordinaire d'espoir, avec la remise des prix aux lauréats du concours « Talents des cités ».
Il est incontestable que le chemin sur lequel nous nous engageons constitue un enjeu majeur. C'est celui de la justice concrètement atteinte et constamment à défendre. Il n'est pas aussi balisé qu'on pourrait le croire car le principe d'humanité peut facilement nous dépasser, comme l'avait bien compris Pascal, en affirmant que l'homme passait infiniment l'homme. Le chemin peut aussi être perdu de vue.
A nous d'entretenir la flamme de l'ambition de notre société en matière d'humanité.
J'ai apprécié dans ce sens les propos de notre rapporteur de la commission des lois et ses suggestions qui rejoignent celles de la mission de préfiguration présidée par M. Bernard Stasi.
En ce qui me concerne, je le suivrai dans ses conclusions.