Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les pratiques discriminatoires sont l'expression moderne et silencieuse du rejet de l'autre, la manifestation sourde de préjugés tenaces. Les discriminations, principalement celles qui sont fondées sur l'origine étrangère, réelle ou supposée, de personnes vivant en France tendent à se banaliser. Elles frappent souvent les plus faibles d'entre nous. Elles se révèlent être de nouvelles inégalités. Il nous faut les traiter comme telles.
La Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité devrait poursuivre cinq missions : permettre aux personnes qui s'estiment l'objet de discriminations de faire effectivement valoir leurs droits en les accompagnant dans leurs démarches vers les diverses juridictions ; assurer une médiation entre les parties ; faire des propositions au législateur ; assurer la connaissance et le suivi des discriminations ; enfin, évaluer régulièrement les résultats des actions correctrices engagées.
Au delà, il lui revient également de mettre en évidence les situations de discriminations indirectes ou latentes et d'inciter les acteurs, tant publics que privés, à y remédier.
La lutte contre les discriminations passe non seulement par la loi, mais surtout par une politique nationale et globale intégrant l'ensemble des pouvoirs publics et visant à faire évoluer les comportements individuels et collectifs.
Le projet de loi que vous nous présentez, madame la ministre, trouve sa justification, pour certains, dans des valeurs de tolérance. Cette affirmation est, au mieux, une maladresse, au pire, un déni démocratique et républicain. Car la lutte contre les discriminations a pour unique fondement le respect du premier des principes démocratiques et républicains : l'égalité.
L'égalité démocratique sous-tend que les individus naissent égaux en droit, quels que soient leurs différences et leurs particularismes. Peu importe le sexe, la couleur de peau, le handicap, l'âge, l'orientation sexuelle : le droit considère les individus comme des semblables. Tout l'enjeu, la beauté de notre démocratie est de faire vivre cette exigence d'égalité : identité des droits et pluralité des identités individuelles.
Pour autant, cet idéal d'universalisme abstrait - censé fonder notre cohésion nationale - est contredit tous les jours par les pratiques des uns et par les expériences vécues des autres.
La place que la France offre à ses citoyens dépend encore beaucoup trop souvent de la couleur de la peau, du sexe, de la physionomie, du patronyme, de la religion vraie ou supposée de quelqu'un, de ses handicaps.
Ces violences que sont les pratiques discriminatoires participent à la construction identitaire de l'individu. Elles portent atteinte à l'image de soi. Elles entraînent une perte de confiance dans l'Etat et ses institutions.
De même, on ne peut à la fois parler de territoires perdus de la République et mener des politiques de démantèlement des services publics, qui restent des vecteurs de l'égalité.
Tout cela engendre l'humiliation et la frustration, mène au repli sur soi et au communautarisme, et met en péril notre pacte républicain.
Depuis de nombreuses années, je milite personnellement pour la création d'une autorité réellement indépendante, investie d'une mission d'aide aux victimes de discriminations. L'intérêt d'une telle instance avait été défendu dès 1998 par M. Belorgey. En 2000, l'Union européenne a adopté une directive enjoignant aux pays membres de se doter d'un organisme destiné aux personnes victimes de discriminations. A ce jour, la France est le dernier pays, avant l'Italie, à procéder à sa transposition.
Ardente militante de ce projet, je n'en suis que plus déçue aujourd'hui.
En effet, le projet de loi qui nous est soumis est nettement insuffisant. Il est en deçà du discours de Troyes du Président de la République, en deçà des préconisations de la mission de préfiguration menée par M. Bernard Stasi et en deçà des propositions des associations de lutte contre les discriminations. En outre, une amputation des moyens prévus pour la Haute autorité a déjà été tentée, alors même qu'ils n'étaient pas pléthoriques : c'est de mauvais augure.
La première réserve que je formulerai concerne la composition de la Haute autorité.
Les procédures de nomination sont tout à fait contraires à l'objectif d'indépendance. L'indépendance suppose le pluralisme : comment expliquer à nos concitoyens qu'une autorité dont huit membres sur onze sont nommés par le Président de la République, le Premier ministre et les présidents des deux chambres du Parlement peut être une autorité pluraliste et indépendante ? A cet égard, nous nous félicitons de la position de la commission des lois du Sénat sur cette question.
Toutefois, afin de nous assurer de ce pluralisme, nous présenterons des amendements tendant à aménager la procédure de désignation. Nous souhaitons notamment que les personnes nommées le soient au regard de compétences liées à la lutte contre les discriminations.
La seconde réserve que je souhaite exprimer concerne l'organisation de la Haute autorité.
Il nous semble impératif de doter la Haute autorité de structures départementales, ou, à défaut, régionales. La « République des proximités », que votre Gouvernement appelle de ses voeux, madame la ministre, ne peut se contenter d'une unique structure centralisée et parisienne.
Le renvoi de cette mention au décret d'application est, là encore, de mauvais augure. Nous préférerions que cette territorialisation soit inscrite dans la loi.
Un guichet unique à l'échelon local et ayant pour mission d'informer, de coordonner les dispositifs existants, de prévenir et de mettre en évidence les délits constituerait, selon nous, une avancée. Connu de tous, ce dispositif décentralisé contribuerait à freiner les processus discriminatoires.
J'en viens à la difficile question de l'articulation de la Haute autorité avec la justice.
Que ressent une personne victime d'une pratique discriminatoire, sinon un profond sentiment d'injustice. Pourtant, notre législation fourmille de textes nationaux et internationaux garantissant l'égalité et sanctionnant les discriminations.
Les victimes de discriminations subissent une double peine : la première est de ne pas avoir accès, au même titre que les autres citoyens, au logement, à l'emploi stable, à la santé, aux loisirs ; la seconde peine est d'assister, impuissantes, à l'impuissance de la justice. Peu d'affaires de discriminations sont portées devant les juridictions, et elles sont généralement « classées sans suite ».
Depuis 1998, nous assistons à une réelle prise de conscience politique sur cette question : création du Haut conseil à l'intégration, mise en place des commissions départementales d'accès à la citoyenneté, les CODAC, du groupe d'étude et de lutte contre les discriminations, le GELD, et du numéro vert contre les discriminations, le 114. Je citerai également l'aménagement de la charge de la preuve devant les juridictions civiles en matière de pratiques discriminatoires, avec la loi du 16 novembre 2001 et la reconnaissance du « testing » comme preuve.
Ces avancées, mises en oeuvre par le gouvernement de Lionel Jospin, ont permis de mieux évaluer les phénomènes discriminatoires et d'en analyser les mécanismes.
Néanmoins, ces mesures n'ont eu aucun impact significatif sur les comportements.
A cet égard, le texte que vous proposez, madame la ministre, comporte des avancées, que je salue. Mais, dans le respect de l'indépendance de la justice, nous vous présenterons plusieurs amendements visant à permettre à la Haute autorité de pouvoir tenir sa mission première qui est de garantir ce droit essentiel : le droit aux droits.
A ce sujet, il est en effet souhaitable que la Haute autorité ait la possibilité de demander à être entendue, sans qu'un refus puisse lui être opposé, devant les juridictions civiles, pénales et administratives. Il nous faut tout faire pour que la peur change de camp.
Si l'accès au droit et à la justice est un élément essentiel, il serait toutefois illusoire de croire que la lutte contre les discriminations trouve ses remèdes dans la seule existence de l'arsenal juridique. Cette lutte nécessite la mobilisation de notre système éducatif et du monde de l'entreprise.
C'est pourquoi je ne partage pas l'avis du député Pascal Clément, rapporteur du texte à l'Assemblée nationale. Pour lui, « ce projet fait état de l'égalité de dignité entre les hommes, et non de l'égalité des chances [...] qui ne relève pas des missions de la Haute autorité ».
Je me contenterai de rappeler que, dans un rapport de 1996, le Conseil d'Etat a affirmé que le principe d'égalité des chances s'imposait, depuis quelques années, comme la forme contemporaine du principe d'égalité.
C'est dans cet esprit que l'Institut d'études politiques de Paris, « Sciences Po », a ouvert ses portes à des bacheliers méritants provenant de zones défavorisées. Si, aux termes de l'article 14 du projet de loi, la Haute autorité n'entend pas l'égalité comme l'égalité des chances, comment pourra-t-elle, à l'instar de l'excellente initiative prise par « Sciences Po », inciter les classes préparatoires à réserver une partie de leurs effectifs aux bons élèves d'établissements situés en zone d'éducation prioritaire ?
Il s'agit là, non pas de discrimination positive contraire à nos principes, mais d'un juste rééquilibrage républicain.