Intervention de Didier Boulaud

Réunion du 22 septembre 2008 à 17h00
Prolongation de l'intervention des forces armées en afghanistan — Débat et vote sur une demande d'autorisation du gouvernement

Photo de Didier BoulaudDidier Boulaud :

Nous sommes pour un véritable changement de stratégie. Dans un souci de clarté, et afin d’éviter qu’elle ne soit caricaturée et détournée, je veux ici résumer notre position.

Le Parlement se prononce aujourd'hui sur la prolongation de l’intervention des forces armées en Afghanistan. Nous sommes aussi conscients que quiconque de l’impossibilité de quitter l’Afghanistan dans la précipitation, en laissant derrière nous la guerre et le chaos. Mais nous sommes opposés à une prolongation de l’intervention qui ne serait pas accompagnée d’un changement de stratégie.

Ceci est au cœur de notre position : parce que nous soutenons l’action de nos soldats, encadrée par un mandat de l’ONU, parce que nous sommes soucieux de leur sécurité et des conditions d’exercice de leurs missions, bref parce que nous sommes responsables, nous disons « non » à la politique du Président Sarkozy en Afghanistan.

Nous avons refusé l’escalade dès le mois d’avril 2008, quand il s’est agi d’accroître la présence française en Afghanistan en s’alignant sur les exigences des États-Unis. Pour notre part, nous n’avons pas changé !

En revanche, mes chers collègues, je vous invite à bien écouter ce qui va suivre, car vous pourrez constater que les nouveaux convertis sont toujours les plus obstinés.

Interrogé entre les deux tours de l’élection présidentielle par Mme Arlette Chabot, qui lui demandait s’il préconisait un retrait de nos troupes d’Afghanistan ou leur maintien sur place pour empêcher les talibans de revenir au pouvoir, le candidat Nicolas Sarkozy avait répondu ceci : « Il était certainement utile qu’on les envoie dans la mesure où il y avait un combat contre le terrorisme. Mais la présence à long terme des troupes françaises à cet endroit du monde ne me semble pas décisive. […] Il y a eu à un moment donné, pour aider le gouvernement de monsieur Hamid Karzaï, où il fallait faire un certain nombre de choix et d’ailleurs le Président de la République a pris la décision de rapatrier nos forces spéciales et un certain nombre d’éléments. […] C’est une politique que je poursuivrai. » Le candidat Nicolas Sarkozy avait ajouté : « Si vous regardez l’histoire du monde, aucune armée étrangère n’a réussi dans un pays qui n’était pas le sien. Aucune. […] Quelle que soit l’époque, quel que soit le lieu. »

Ainsi, tandis que le candidat s’engageait au mois d’avril 2007 à poursuivre la politique de retrait des troupes françaises d’Afghanistan, le Président de la République annonce un an plus tard depuis Londres, avant de confirmer ses propos peu après au sommet de l’OTAN à Bucarest, l’envoi de renforts. Quel revirement ! Quelle rupture ! Quel alignement !

Que les choses soient claires : nous ne sommes pas pour un retrait immédiat, qui laisserait dans le chaos et la désolation des terres déjà si éprouvées. Nous ne pouvons ni ne voulons laisser les talibans redevenir les maîtres de la situation, mais il est suicidaire de continuer sans rien changer. Ce n’est ni notre intérêt, ni celui des Afghans, ni même celui des autres peuples de la région.

On voudrait maintenant nous enfermer dans un processus binaire : pour ou contre. Soit vous votez « oui », et vous êtes « bons pour le service », soit vous votez « non », et vous êtes insensibles au sacrifice des soldats ! Misérable manipulation, qui vise à masquer l’erreur originelle : le Président de la République avait décidé le renforcement de notre présence en Afghanistan avant même de demander une redéfinition de la stratégie. Dès le mois d’avril 2008, l’alignement l’avait déjà emporté sur l’autonomie de décision. Nous n’acceptons pas cela. Nous voulons un vrai débat, ici et dans le pays. Pourquoi ne pas avoir attendu que les commissions et les missions parlementaires fassent leur travail sur place et apportent leur éclairage au débat et au vote ? Pourquoi tant de précipitation ? Le paradoxe étant que si l’on continue ainsi, on aboutira dans quelques mois, quelques années tout au plus, au même et piteux résultat, à savoir laisser le champ libre aux talibans !

Les Canadiens ont annoncé leur départ au plus tard en 2011. Les Britanniques voudraient bien trouver auprès de nous, monsieur le Premier ministre, la force et le soutien nécessaires pour infléchir la politique des États-Unis et établir un échéancier selon des objectifs politiques et militaires révisés. Que leur a-t-on répondu ? Quant à nous, parlementaires, nous devrions voter l’enlisement les yeux fermés ?

Ce conflit a connu trois périodes.

La première période, couvrant la cohabitation entre Jacques Chirac et Lionel Jospin, fait suite aux attentats du 11 septembre et s’inscrit dans un cadre précis, celui de la « légitime défense » reconnue aux États-Unis par les Nations unies. La France intervient, la mission est claire : démanteler les bases d’Al-Qaïda, renverser le régime des talibans et instaurer un nouveau gouvernement représentatif à Kaboul. Il y a alors un consensus en France.

La deuxième période débute en 2003 avec l’intervention des Américains en Irak, alors que le Président Chirac est « seul ». L’Afghanistan passe au second plan et, à la demande des États-Unis, la Force internationale d’assistance à la sécurité est placée sous le commandement de l’OTAN. Malgré tout, les Américains continuent de mener seuls leurs propres opérations sur le terrain. Les missions sont moins claires. La confusion persiste encore aujourd’hui. Les engagements d’aide civile et de reconstruction ne sont pas tenus. Les talibans se renforcent militairement et politiquement. La mission des forces de la coalition se dilue, devient plus large et plus floue. Nos troupes sont placées sous le commandement de l’OTAN. En 2005-2006, le gouvernement français accepte d’envoyer sur le terrain des combats des troupes spéciales, avant d’entreprendre de les retirer à la fin de l’année 2007.

La troisième période correspond à la présidence de Nicolas Sarkozy. Le sens originel de la mission des forces de la coalition s’est perdu. L’échec de l’interventionnisme militaire américain dans la région et de la stratégie de « guerre au terrorisme » de George Bush est patent. De la légitime défense, puis de la mission de sécurité et de formation de l’armée afghane, on est passé aujourd’hui à une « guerre de pacification », menacée d’enlisement et sans terme politique clair.

C’est dans ce contexte que nous nous sommes opposés à cette nouvelle politique. Ainsi, dès le mois d’avril 2008, nous avons exigé un changement de stratégie.

Qu’est-ce qu’un mois normal en Afghanistan ? Quatre membres d’une organisation humanitaire ont été assassinés le 13 août ; dix soldats français ont été tués dans une embuscade le 18 août ; enfin, une frappe aérienne américaine a coûté la vie à quatre-vingt-dix civils afghans le 22 août.

Certes, j’accueille avec précaution les informations émanant de l’OTAN et parues dans la presse internationale. Cependant, j’ai pu lire dans un quotidien national, dont le propriétaire, M. Olivier Dassault, s’y connaît en matière d’armement, que, « en Afghanistan, nos troupes manquent d’hélicoptères, de mortiers lourds et de canons, de blindés dignes de ce nom, d’équipements de protection et de brouillage, de drones, de munitions »… Est-il concevable d’envoyer nos troupes en Afghanistan dans de telles conditions ?

Voilà le bilan de ces années de guerre. Il faudra trouver les responsables d’un tel échec et savoir quand, comment et pourquoi les missions assignées et assumées de manière consensuelle à la fin de l’année 2001 ont dérivé. Il sera difficile de taire ce qui se profile : un désastre militaire et diplomatique !

Le piège tendu par le terrorisme se referme sur nous et sur nos soldats. Décidera-t-on dans l’émotion, ou en fonction de la raison ? Hélas ! Les chefs militaires le disent et le savent : il y aura probablement encore des victimes. C’est une guerre.

Du point de vue militaire, qui fait quoi en Afghanistan ? La confusion entre la mission de l’OTAN et de la FIAS et la mission américaine Enduring Freedom nuit à la cohérence et à l’efficacité. On doit donc modifier l’organisation du commandement. Travaillez-vous dans ce sens ? L’augmentation sans limites des forces militaires est-elle la solution ? Peut-on diviser les talibans, les affaiblir politiquement et les isoler de la population afghane, afin de refonder une alliance nationale modérée autour du président Karzaï ? Peut-on favoriser le développement économique et social alors que la culture du pavot est endémique et que la corruption gangrène l’administration de ce pays ?

Les bombardements aveugles, provoquant de nombreuses victimes civiles, vont-ils continuer ? Avez-vous demandé aux Américains de cesser ces pratiques inacceptables ?

Depuis juillet 2008, George Bush a autorisé ses forces spéciales à frapper les sanctuaires talibans au Pakistan, décision lourde de conséquences pour toutes les forces armées présentes en Afghanistan, mais aussi pour l’exportation tous azimuts du terrorisme. Est-ce la bonne méthode que d’ouvrir un nouveau front, au Pakistan cette fois-ci ? Le président américain s’est-il concerté avec ses alliés avant de prendre cette décision ? La France a-t-elle été consultée, informée de ce tournant militaire stratégique ? A-t-elle donné son accord ?

Il est certain qu’un des éléments clés est l’existence pour les talibans d’une zone sanctuaire au Pakistan, liée à des affinités tribales, géographiques et religieuses. Faut-il continuer de jeter ce pays, déjà fragilisé, dans la marmite d’une nouvelle guerre civile ? Chacun mesure les conséquences possibles d’un tel chemin dans un pays qui détient l’arme nucléaire. On vient de voir ce qui s’est passé samedi dernier à l’hôtel Marriott d’Islamabad.

La représentation nationale avait droit à des réponses à toutes ces questions avant de se prononcer aujourd’hui. Mais l’urgence politique vous commande, et vous mettez à profit l’émotion pour faire taire la raison.

Il ne faut pas prolonger cette guerre. Pour sortir de la spirale de l’échec, il faut changer de stratégie en cherchant à éviter la cristallisation dans la population afghane de l’équation : forces de la coalition égalent forces d’occupation.

Nous voulons être unis dans la lutte contre le terrorisme, une lutte qui ne peut jamais être réduite à ses aspects « militaires ».

Nous voudrions être unis et montrer cette unité au monde, mais il ne faut pas pour autant vouloir nous faire avaliser n’importe quelle stratégie, n’importe quelle politique. Ce serait d’ailleurs très malvenu de la part d’un président qui s’applique avec une rare constance à casser le consensus relatif qui existe depuis des décennies dans notre pays en matière de politique étrangère et de défense.

Nous condamnons, quel que soit le vote, la conduite de cette guerre qui restera cantonnée à l’Élysée.

Les Européens doivent discuter et imposer une nouvelle orientation de cette guerre avant de continuer à envoyer des troupes supplémentaires ; le changement de stratégie est la priorité, les États-Unis doivent le comprendre, en espérant que leur prochain gouvernement infléchira cette politique désastreuse.

Cette politique aggrave la situation et sert de bouillon de culture au terrorisme. Le concept de « guerre au terrorisme » est une aberration politique. L’objectif doit rester la lutte contre Al-Qaïda, contre le terrorisme.

Bref, nous n’approuverons pas en septembre les décisions que nous avons désapprouvées en avril. Nous n’allons pas vous donner un chèque en blanc qui vous permettra d’accroître un engagement militaire inopérant à moyen et long terme.

Nous vous conjurons de redéfinir les missions et les moyens militaires ; de veiller à épargner les populations civiles ; de rééquilibrer l’aide civile et militaire ; d’aider autrement les autorités civiles afghanes ; de mener une lutte efficace contre la drogue, ce qui ne semble pas préoccuper outre mesure certains membres de la coalition malgré les dégâts causés par le trafic d’héroïne sur leurs propres territoires ; de mettre le Pakistan et les autres acteurs régionaux devant leurs responsabilités ; enfin et surtout, de replacer l’ONU au centre de la future solution politique, seule issue d’une guerre qui risque d’entraîner la planète vers ce que tout le monde redoute dorénavant, monsieur le Premier ministre : un troisième conflit mondial.

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