Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames et messieurs, il y a plus d’un siècle, un président des États-Unis que ses conseillers pressaient de déclarer la guerre s’y refusait. Il préférait être jugé comme un homme trop prudent que comme un aventurier.
Nous savons désormais que les présidents se moquent parfois d’être considérés comme des aventuriers. Si nous débattons aujourd’hui d’une situation afghane qui tourne au bourbier, nous le devons en grande partie à la longue liste des erreurs stratégiques, militaires et diplomatiques de l’administration américaine.
Bien sûr, l’intervention autorisée le 20 décembre 2001 était légitime. Les forces engagées, et parmi elles les forces françaises, agissaient sous mandat de l’ONU. Il s’agissait, après la chute d’un régime obscurantiste et criminel, complice revendiqué des terroristes d’Al-Qaïda, de maintenir la sécurité à Kaboul, pour permettre aux autorités afghanes et au personnel des Nations unies de travailler : mandat clair, étendu en 2003 à l’ensemble du pays.
Nous avions raison de vouloir empêcher de nuire les auteurs des attentats terroristes du 11 septembre. Ces attaques, chacun l’a compris, concernaient non pas seulement les États-Unis mais l’ensemble des sociétés démocratiques. Comme bien d’autres, notre pays a décidé de participer à ces opérations militaires en Afghanistan, parce qu’il n’était pas question de se résoudre à cette vieille division du travail, pour reprendre une formule de Joschka Fischer, selon laquelle « les Américains combattent et les Européens reconstruisent ».
Nous ne pouvions être les passagers clandestins d’une action internationale qui nous concernait.
Cette décision d’alors, nous l’assumons. Aujourd’hui encore, nous pensons que ce n’est pas tant le mandat qui est en cause que la façon dont il a été conduit. N’est-il pas temps d’admettre que la décision de confier le commandement pérenne de la FIAS à l’OTAN a miné la crédibilité de la force internationale et qu’il est concrètement impossible aux populations afghanes de distinguer l’action de la FIAS de celle de l’opération « Liberté immuable », sous commandement américain ?
Si justes et louables qu’aient été les intentions initiales, il est temps de l’admettre : les résultats sont loin, très loin d’être à la hauteur des objectifs affichés.
Le régime taliban est tombé, certes. Mais, depuis, l’Afghanistan est-il plus stable, plus sûr ? Non ! Est-il débarrassé de la violence, de la corruption, de la drogue ? Non plus ! Les populations civiles approuvent-elles le maintien des forces armées ? Pas davantage !
Les forces de la coalition sont toujours plus nombreuses, passant en sept ans de 20 000 à plus de 70 000 soldats, sans que l’on puisse comprendre où pourrait nous mener une nouvelle fuite en avant.
Les talibans, hier rejetés par une écrasante majorité de la population, se sont, au cours de ces sept années, largement relevés de la débâcle. Ils étaient hier perçus comme des extrémistes incompétents ; ils pourraient demain être perçus comme des libérateurs.
Faut-il prendre ce risque ? Je ne le crois pas. Faut-il se résoudre à ce que ceux qui étaient hier perçus comme les libérateurs de Kaboul deviennent l’armée d’occupation d’un pays qui, peu à peu, les rejette, quels que soient les efforts fournis par ailleurs en matières de santé, d’éducation ou d’eau potable ? Non plus ! Faut-il alors considérer qu’il faut rester pour l’éternité, « rester pour rester », comme le dit Barack Obama, et se résigner à n’avoir pas d’autre choix que celui de l’enlisement et de l’extension du conflit ?
Des voix s’élèvent, çà et là, pour réclamer une intervention au Pakistan, un pays doté de l’arme nucléaire ! Comment examiner sans effroi cette perspective ?
Vous avez raison, monsieur le Premier ministre, il n’est pas question d’abandonner le peuple afghan à son sort, au risque de faciliter le retour des talibans au pouvoir et la reconstitution d’un État terroriste. Mais s’il est irresponsable de partir sans autre option valable, il est tout aussi irresponsable de rester en gardant les mêmes options.
Le débat public, ces dernières semaines, ces derniers mois, a permis de discuter de ces options et de dégager quelques voies praticables. Elles viennent non pas seulement des bancs de l’opposition, mais aussi d’experts, civils et militaires, qui ne parlent ni ne pensent à la légère.
Ces voies, elles supposent de tenir tête à une administration américaine qui a échoué et qui vit, quoi qu’il arrive le 4 novembre prochain, ses dernières semaines.
Ces voies, elles supposent de cesser de suivre sans recul le cycle chaotique imposé par le président Bush : les attentats, la répression, les attentats, la répression. Elles supposent d’arrêter de tolérer, en réponse aux actions des combattants talibans, des représailles contre des villages afghans, des représailles contre des civils, qui ont pour terrible conséquence d’accroître le ressentiment, la frustration et la colère des Afghans, de radicaliser l’opinion afghane et de grossir les rangs des talibans.
Le risque, vous le savez, c’est de voir se multiplier les pertes humaines et de ne plus adapter la stratégie qu’au rythme de l’émotion – une émotion légitime que nous éprouvons aussi – provoquée par ces pertes.
C’est aussi de voir se multiplier les injonctions au patriotisme obligatoire, comme cela s’est déjà produit, y compris envers la presse, à laquelle on conteste, pour la première fois peut-être depuis la guerre d’Algérie, le droit de rendre compte librement de cette guerre – car c’est bien d’une guerre qu’il s’agit.
Il est encore possible de faire d’autres choix, de déterminer un processus de retrait progressif et coordonné, avec nos partenaires étrangers, de ces forces armées. A minima, la France doit dès maintenant décider le retrait de ses soldats engagés aux côtés des troupes américaines de « Liberté immuable », donc en dehors du mandat de l’ONU.
Il faudra également engager avec nos partenaires européens un dialogue qui permette de peser sur les États-Unis et négocier avec eux un changement de stratégie, ce qui suppose une réflexion solide sur ce que doit être l’OTAN, son rôle, les modalités de ses prises de décision.
La France, qui préside l’Union européenne, saura-t-elle convaincre, renégocier ces objectifs, dessiner une autre perspective que celle de l’enlisement et le faire admettre à nos partenaires, en particulier aux États-Unis ? À cette heure, je ne sais pas.
Vous nous demandez, monsieur le Premier ministre, de vous donner l’autorisation de prolonger l’intervention des forces armées en Afghanistan, sans clarification du mandat, sans engagement de limiter l’intervention française au strict cadre de l’ONU.
Nous ne pouvons vous accorder ce blanc-seing. Nous n’ajouterons donc pas nos votes à ceux de votre majorité.