Mes chers collègues, c’est avec raison que M. le garde des sceaux a affirmé, tout à l’heure, son soutien à la magistrature et son estime pour les magistrats.
En effet, on ne saurait trop rappeler, à l’intérieur de nos frontières comme à destination de l’étranger, à quel point la magistrature française assume une fonction essentielle et avec quel courage elle s’en acquitte, compte tenu des difficultés auxquelles elle doit faire face. À cet égard, monsieur le garde des sceaux, il est bon que votre voix se fasse entendre.
Sur le fondement de ce constat, je considère que votre projet de loi va à l’encontre des intentions mêmes que vous exprimez.
J’appartiens au paysage judiciaire depuis près de soixante ans. Or, je vous le dis franchement : je n’avais jamais connu un pareil malaise au sein de la magistrature française !
L’analyse conduit à trouver deux causes à ce malaise.
La première réside dans le manque de moyens dont, nous le savons tous, souffre la magistrature, face à l’inflation toujours croissante des affaires et des tâches qui lui incombent.
La seconde tient au sentiment que la magistrature éprouve à juste titre de ne pas bénéficier, de la part non seulement des justiciables – cela, elle y est habituée –, mais aussi des plus hautes autorités de l’État, de la considération qu’elle mérite. Elle ressent cruellement cette situation. Certains propos désinvoltes, évoqués tout à l’heure avec talent, d’autres condescendants, certaines accusations malvenues, l’ont profondément blessée.
Je pense que la priorité, aujourd’hui, est de remédier à ce profond malaise. Or je regrette de devoir vous dire, monsieur le ministre, que votre projet ne va nullement dans ce sens.
Comme M. Mézard l’a très bien rappelé, personne, dans le monde judiciaire, ne réclamait cette réforme. Qu’elle ait pu être évoquée ici ou là, je l’admets : l’imagination est toujours au pouvoir, surtout, de façon générale, au sein du Syndicat de la magistrature, mais je ne pense pas que ce soit de ce côté-là que le Président de la République trouve ordinairement son inspiration…
Quoi qu’il en soit, pour bien connaître le monde judiciaire, je n’ai jamais remarqué, dans aucun colloque, dans aucune revue, dans aucune motion d’avocats, de magistrats ou d’auxiliaires de justice de quelque ordre que ce soit, que l’on ait réclamé la création du dispositif que vous proposez.
De quoi, au juste, s’agit-il ? D’une formule inédite de participation à la décision judiciaire que vous avez appelée d’un nom qui fleure bon les temps anciens de la grande Révolution : les « citoyens assesseurs »… Je ne me souviens pas que l’on ait, depuis fort longtemps, appelé « citoyen » quiconque détenant un pouvoir institutionnel ! Peut-être, ma mémoire fléchissant, me rappellera-t-on qu’en 1848 on parla, brièvement d’ailleurs, du citoyen-président Dupin…
Quelles que soient les dénominations, votre « citoyen- assesseur » est un être singulier : hybride, il n’est ni un juré, ni un échevin.
Il n’est pas un juré, parce que le propre du juré, comme son nom l’indique, est d’appartenir à un jury, et que le propre du jury – notre tradition à cet égard est constante depuis fort longtemps, au point d’être devenue un principe fondamental de notre justice – est de détenir un pouvoir de décision.
Cet état de choses a été conservé à travers toutes les variations successives, et ce principe toujours respecté : en définitive, les jurés peuvent s’opposer à toute demande qu’ils estimeraient infondée, en faisant jouer une minorité de blocage.
Aussi n’est-il pas de jurés sans pouvoir de décision ; or vos « citoyens assesseurs » n’en auront aucun… Si vous voulez leur donner un pouvoir de décision « citoyen », il faut prévoir le recours à la majorité qualifiée. Mais vous ne le proposez pas, puisque, dans les tribunaux correctionnels, il y aura trois magistrats et deux citoyens assesseurs.
Dans ces conditions, quelle sera la valeur ajoutée des citoyens assesseurs ? À quoi vont-ils réellement servir ?
Vous me répondrez que leur valeur ajoutée tient à la connaissance qu’ils auront de l’opinion publique, à ce fameux bon sens populaire qu’on leur prête volontiers…
Certes, mais cette vertu-là pourrait aussi bien être mise à profit à l’ensemble des niveaux de l’acte juridictionnel. Or, à ces citoyens assesseurs, vous reconnaissez non pas une compétence générale, mais seulement une compétence limitée, spécifique, que M. le rapporteur a souhaité élargir – je comprends pour quelles raisons, mais je le préviens tout de suite que je ne le suivrai pas, car les délits en matière d’environnement sont souvent extraordinairement complexes.
Les citoyens assesseurs sont cantonnés à un domaine spécifique qui exclut toutes les matières tenues pour difficiles, comme les infractions dans le domaine fiscal, les infractions de corruption ou la délinquance internationale organisée.
Alors, je vois bien l'argument : il faut exclure de leur champ de compétence les affaires qui nécessitent des connaissances juridiques et de l’expérience. Mais, monsieur le garde des sceaux, permettez-moi d’inverser les termes de la question : les magistrats éminents qui jugent des affaires complexes sont parfaitement à même de juger des affaires simples ; si celui qui est appelé à juger une affaire simple n'est pas toujours à même de juger une affaire complexe, l'inverse n'est pas vrai, en vertu du principe selon lequel celui qui peut le plus peut le moins. Ainsi, les magistrats capables de juger l’affaire Clearstream seraient tout à fait capables de juger ces voyous dont vous voulez confier en partie le sort aux citoyens assesseurs.
Par conséquent, cette réforme ne répondait pas à une nécessité.
Dans ces conditions, quelle est sa raison d'être, sachant que ce n’est pas la magistrature qui a réclamé ce renfort inédit ? Vous expliquez vouloir associer le peuple aux jugements. Ce n'est pas exact. Ce l’est d'autant moins que, dans votre texte initial, vous aviez prévu, monsieur le garde des sceaux, de réduire comme jamais cela ne s'est fait dans l'histoire de la justice française les pouvoirs des jurés ! Aussi extraordinaire que cela paraisse – et malgré la correctionnalisation judiciaire –, vous aviez prévu de confier 80 % des affaires criminelles à une cour d'assises non pas light, mais anorexique, formée de deux jurés et de trois magistrats. En réduisant à néant le pouvoir de décision des jurés, pouvoir essentiel propre à la cour d’assises, vous dénaturiez celle-ci et vous faisiez s’effondrer le principe du jury populaire. À cet égard, je salue la résistance qu’a, à juste titre, opposée la commission des lois à ce projet, dont je ne suis d’ailleurs pas certain qu’il n’eût pas été censuré par le Conseil constitutionnel.
Aussi, comment pouvez-vous maintenant évoquer devant nous la confiance que vous faites aux citoyens pour juger des affaires ?
J’ouvre ici une parenthèse pour formuler une remarque à l'attention de M. le rapporteur : les « six plus trois », j'ai connu cela tout à fait au début de ma carrière ; coïncidence malheureuse, c'est la formule qu'avait adoptée le régime de Vichy… Afin d’éviter ce rappel historique, dont je ne prétends aucunement qu’il vous ait inspiré de quelque façon que ce soit, monsieur le rapporteur, retenons plutôt « sept plus trois ». Cela ne changera rien.
J’en reviens à mon propos principal.
Monsieur le garde des sceaux, ne prétendez pas que vous avez foi en la justice des citoyens, alors même que vous aviez envisagé d’éradiquer l'essentiel du pouvoir des jurés citoyens, ou plus exactement des citoyens qui sont jurés.
Quelle est la valeur ajoutée de cette réforme ? Elle est nulle pour le fonctionnement de la justice. Je puis au contraire vous assurer que vous allez accabler celle-ci d’un nouveau fardeau, alors même que les magistrats des juridictions correctionnelles sont déjà submergés par la masse des affaires à juger !
Il faudra non seulement sélectionner ce que vous appelez les citoyens assesseurs, mais encore leur assurer un minimum de formation.
Il faudra, c'est indispensable, tenir compte du principe de l'oralité des débats.
Il faudra, c'est nécessaire compte tenu de la mixité de la procédure, permettre à ces citoyens assesseurs d’accéder au moins partiellement au dossier d'instruction, ce qui n'est pas le cas en cour d'assises, en raison de la pure oralité des débats.
Il faudra, ce qui n'est pas indifférent, leur permettre de poser des questions – et j’imagine déjà les avocats déposer des conclusions tendant à démontrer que le citoyen assesseur a manifesté son opinion.
Il faudra les associer au délibéré. À cet égard, je n’ai pas manqué de noter que votre projet de loi prévoit que, désormais, un délibéré interviendra au terme de chaque affaire. Je puis vous dire que cela ne facilitera pas la tâche de la justice. Je puis vous assurer que les audiences, qui se tiennent déjà souvent nuitamment, s'en trouveront encore prolongées. Je puis vous garantir que le nombre d'affaires traitées par audience – je ne parlerai jamais de productivité ou de rendement – va diminuer.
Différant ainsi les délais de comparution, vous allongerez la durée de la détention provisoire dans l’attente du jugement. Vous accroissez les charges de la justice au moment même où celle-ci succombe : telle est la conséquence de ce choix, choix dont la seule valeur est médiatique, je n'ose même pas dire politique, choix qui permet d’affirmer, avec un mouvement de menton, que la justice est rendue au nom du peuple, qu’on restitue au peuple sa fonction consistant à rendre la justice. Allons donc ! Laissons ces slogans de côté, et attachons-nous à la vérité : alors que la magistrature n'en peut plus, on va lui assigner de nouvelles tâches parfaitement inutiles ! Voilà pour ce qui est de l'économie de la justice.
J’en viens maintenant au second aspect des choses. J'ai dit que, en réalité, ces citoyens assesseurs n’étaient pas des jurés ; ils ne sont pas non plus des échevins.
Les échevins sont sélectionnés par l'élection, la formation, la compétence ou la spécialité. Il n'en est rien ici. On nous dit que les futurs assesseurs passeront des tests, répondront à des questionnaires, devront satisfaire à certains critères. Pour s’assurer de quoi ? On va s'assurer, ce qui est bien normal, qu’ils ont la qualité d'électeur. Mais comment va-t-on faire pour s'assurer non pas qu’ils sont compétents, mais qu’ils présentent toutes les garanties de moralité ? Recourra-t-on à des rapports de police, mènera-t-on des enquêtes auprès du voisinage, des employeurs ? Je ne suis pas certain que les citoyens assesseurs apprécieront !
Monsieur le garde des sceaux, comment s’assurera-t-on que les citoyens assesseurs présenteront toutes les garanties d'objectivité ou d'impartialité ? Cela fait bien longtemps que cette question se pose au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. L'impartialité, très clairement, commande de ne pas juger l’un de ses proches. Pour le reste, il s’agit d’une vertu ; seules, s’agissant des magistrats, la formation professionnelle et la conscience qu’ils ont de leur état et de leurs devoirs peuvent permettre d’espérer qu’elle prévaudra. Qu’en sera-t-il avec les futurs citoyens assesseurs ?
Vous allez remplacer par ces citoyens assesseurs tirés au sort de véritables échevins, des assesseurs qui, dans leur domaine, présentent toutes les garanties, qu’ils siègent dans les tribunaux pour enfants ou dans les cours d’appel, s’agissant de l'exécution des peines. On sait qui ils sont et la manière dont ils sont sélectionnés offre toutes les garanties.
En revanche, est-ce en plaçant, dans le tribunal correctionnel des mineurs, auprès de deux magistrats ordinaires non spécialisés – et non plus un seul, grâce au président de la commission, comme cela était initialement prévu –, deux citoyens assesseurs, que vous comptez faire progresser les juridictions pour mineurs et respecter, ce qui est fondamental, leur spécialité ? Remplacer les assesseurs spécialisés dans le domaine de l'enfance par des citoyens assesseurs tirés au sort après un vague contrôle, à défaut de pouvoir faire mieux, constituera-t-il réellement un progrès ? Considérez-vous que vous respectez ainsi la spécificité profonde du droit des mineurs ? Pensez-vous que la magistrature ressentira cette mesure comme une aide ? Pensez-vous que cette réforme dissipera le malaise profond que celle-ci éprouve ?
Monsieur le garde des sceaux, vous êtes un homme de bon sens et vous savez bien ce qu’il en est. Qu’annonce cette juridiction ? Je ne vous donne pas rendez-vous, je le lirai plus tard dans les journaux. On commence par créer une juridiction compétente pour les mineurs de 16 à 18 ans, puis, dans la foulée, on élargit cette compétence. Dans le passé, on a connu plusieurs exemples d'institutions dont on nous disait d'un ton badin que leur création n’avait qu’une vocation limitée, expérimentale, et ne devait susciter aucune crainte. Au final, elles ont enflé, enflé, jusqu’à avoir toujours plus de pouvoir.
Je vous le dis clairement : vous ouvrez une brèche désastreuse au regard de la spécificité constitutionnelle et conventionnelle de la justice des mineurs. Ce projet de loi est un mauvais texte, qui intervient à un mauvais moment eu égard à l’état d’esprit actuel de la magistrature.