Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, savez-vous que la Cour européenne des droits de l’homme a pour habitude de qualifier les journalistes de « chiens de garde de la démocratie » ? En réalité, derrière cette expression se trouve le fondement même du principe de la liberté d’expression : le droit de s’exprimer, qui est le corollaire immédiat du droit à l’information.
Sans une protection renforcée de l’activité d’information des journalistes, il n’y a pas de démocratie.
Sans respect scrupuleux de la liberté de la presse, une démocratie est condamnée à n’être qu’un simulacre, une parodie de démocratie, où le « muselage » nourrit et entretient l’arbitraire. C’est d’ailleurs à ce titre que la Cour européenne des droits de l’homme considère la protection des sources journalistiques comme l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse.
Par rapport aux pays voisins, par exemple la Belgique, sur ce point, la France fait preuve d’une timidité manifeste.
Plusieurs fois condamné par la cour susvisée, notre pays a dû adapter graduellement son droit à cette exigence de protection des sources journalistiques. La loi Vauzelle de 1993, qui en a consacré le principe dans notre droit pénal, a constitué sans conteste une étape importante, mais reste tout de même insuffisante.
La consécration du « droit au silence » des journalistes dans le cadre de l’instruction n’est pas suffisante. En effet, il ne sert à rien de poser le principe de la protection des sources journalistiques sans en tirer toutes les conséquences du point de vue de notre procédure pénale.
Protéger les sources d’un journaliste dans le cadre d’une déposition ne sert à rien si, par ailleurs, une simple perquisition permet de confondre son informateur.
Protéger les sources d’un journaliste dans le cadre d’une déposition ne sert à rien si, par ailleurs, il est possible d’intercepter ses correspondances.
Madame la ministre, à une époque où le principe fondamental de la liberté de la presse est battu en brèche par les incursions politiques ou menacé par une politique pénale toujours plus répressive, il devient impérieux que la protection des sources journalistiques soit inscrite au cœur de la loi de 1881, qui, si elle reste l’un des piliers de notre République, a besoin aujourd’hui d’être adaptée aux nouvelles situations.
Je ne reviendrai pas sur les affaires qui ont nourri ces dernières années la presse judiciaire. Cependant, toutes démontrent à quel point le droit existant est incomplet et inefficace.
Ainsi, il est inacceptable qu’un juge demande à un directeur de rédaction l’organigramme complet de la société avec les numéros de téléphones portables de tous ses collaborateurs.
Il est tout aussi intolérable que la justice contourne le principe du droit du journaliste au silence en exerçant, dans le cadre d’une garde à vue, des pressions psychologiques sur lui durant trente-six heures, jusqu’à ce qu’il craque et qu’il soit acculé à dénoncer un collègue. Cela est très mal vécu par la profession !
Pour toutes ces raisons, madame la ministre, nous aurions souhaité voter ce texte permettant de donner plus de protection aux journalistes. En effet, au-delà de la consécration du principe de la protection des sources, il offre un dispositif permettant de mieux prendre en compte cette garantie tout au long de la chaîne pénale.
La plupart des amendements proposés par M. le rapporteur et adoptés par la commission des lois sont de nature à donner une nécessaire garantie. Ainsi, ils tendent à apporter des précisions importantes concernant la définition du champ de la protection des sources. Leurs auteurs rappellent, avec raison, que ce sont non pas les journalistes qui sont protégés, mais leurs sources. Il ne s’agit pas de créer un droit d’exception pour les journalistes : l’objectif est simplement de leur garantir une protection circonstanciée et large du secret de leurs sources dans l’exercice de leur mission d’information.
Ainsi modifié, le projet de loi tend à établir un délicat équilibre, celui d’une protection des sources journalistiques effective, étroitement contrôlée par le juge, et fournissant aux journalistes la sérénité nécessaire à l’exercice de leur mission fondamentale.
Dans l’intérêt de la profession, nous avions vraiment envie d’adopter ce texte, madame la ministre, mais nous ne pouvons pas le voter en l’état. Qu’il soit bon ne suffit pas : il faut aller plus loin ! En effet, nous considérons que, sur plusieurs points, le projet de loi qui nous est présenté peut être amélioré et peut être plus audacieux afin de favoriser ce droit d’expression incontournable pour un droit à l’information.
Premièrement, nous aurions souhaité que la notion de source soit définie avec plus de précision. Ce terme, qui apparaît pourtant plus de six fois dans l’article 1er, n’est à aucun moment défini.
Mes chers collègues, sans vouloir dresser une liste exhaustive, nous aurions pu prendre exemple sur nos voisins. Il n’est pas dit que le juge belge, qui statue sur le fondement d’une définition large de la source en droit belge, sera demain moins protecteur des sources journalistiques que le juge français qui n’en dispose pas. Parfois, la souplesse dans le droit produit des effets contraires à ceux qui sont attendus.
La construction prétorienne d’une définition des sources journalistiques peut être accélérée aujourd’hui pour favoriser le plus rapidement possible un cadre lisible d’action pour les journalistes.
En effet, définir les sources, c’est également rendre cette loi prévisible. Ce texte a même vocation à intégrer la charte déontologique des journalistes dans l’exercice de leur mission. Il faut comprendre que les journalistes, en sachant ce qui ne relève pas de la source journalistique, sauront au moins clairement ce qui ne ressort pas du champ de la protection.
Pour cette raison essentielle, je crois qu’une telle définition, aussi générale soit-elle, doit trouver sa place dans ce texte. Nous vous proposerons donc des amendements à cet égard.
Deuxièmement, nous regrettons que ne soit pas non plus définie l’atteinte directe aux sources. Là encore, l’absence de définition est supposée permettre d’englober des situations variées ou peut-être encore inconnues à ce jour.
Mais alors, pourquoi définir une atteinte indirecte ? Pourquoi laisser le juge déterminer une atteinte directe lorsqu’on lui soumet un critère précis et restrictif pour définir l’atteinte indirecte au secret des sources ? Le texte gagnerait en lisibilité et en efficacité. Nul besoin, là encore, d’attendre une construction jurisprudentielle pour obtenir une réponse précise et prévisible.
Troisièmement, un autre point mériterait, me semble-t-il, d’être discuté : la définition du journaliste.
Madame la ministre, dès lors que l’on ne souhaite pas reprendre la définition stricte du journaliste donnée par le code du travail, il faut en tirer toutes les conséquences : la nature économique de l’activité de journaliste ne doit pas demeurer avec autant de rigueur et ne peut pas être le seul critère retenu pour définir le journalisme, car cela ne correspond pas à la réalité.
Aujourd’hui, des journalistes exercent une mission d’information du public sans considérer qu’il s’agit de leur profession ou sans participer à titre régulier ou rémunéré à une rédaction.
La définition du journaliste qui est donnée par ce texte, allant un peu plus loin que celle du code du travail, s’arrête malheureusement en cours de chemin.
Quid des journalistes militants, des radios libres ou des revues associatives existant grâce au travail des bénévoles ?
Quid des stagiaires, qui aujourd’hui exécutent des missions aussi importantes qu’un journaliste ayant sa carte de presse ?
Quid de ces jeunes journalistes en formation, plein de zèle et de bonne volonté, parfois téméraires, mais toujours soucieux d’apporter une contribution constructive à la mission d’information du public ?
Nous pensons qu’il ne faut pas les oublier, pas plus qu’il ne faut oublier ceux qui collaborent de manière irrégulière à une rédaction, en qualité d’experts, par exemple.
Ainsi, un juriste qui collabore à titre exceptionnel avec une rédaction pourrait-il être protégé lorsque, commentant une affaire judiciaire, il serait amené à révéler une information intéressant la justice ? Malheureusement, il n’en serait rien ! Pourtant, ce juriste agit dans le même dessein qu’un journaliste professionnel, et souvent avec la même rigueur. Pourquoi ne serait-il pas protégé ?
Aussi, mes chers collègues, nous vous soumettrons plusieurs amendements tendant à mieux appréhender ces situations que le texte exclut a priori.
Ma conclusion portera sur un dernier point du projet de loi, et pas le moindre, à savoir la protection du secret des sources dans le cadre de la garde à vue.
Nous accueillons avec satisfaction l’intégration, dans le texte, de l’interdiction des interceptions des correspondances des journalistes. Toutefois, il n’est pas tolérable de laisser, dans le cadre de la procédure pénale, des zones de non-droit où la protection des sources ne serait pas garantie.
Cela dit, nous nous devons d’étendre encore cette protection, dans des situations en principe encadrées par le droit. Je prendrai pour exemple la situation d’un journaliste placé en garde à vue. Certes, celui-ci bénéficie du « droit de se taire », comme du reste tout citoyen. Mais quel outil permet de le protéger, spécifiquement, contre la révélation de ses sources ?
L’objet de ce projet de loi est de protéger les sources des journalistes, sauf, comme l’affirme la Cour européenne des droits de l’homme, en cas d’« impératif prépondérant d’intérêt public ». Pourquoi ne pas étendre cette protection sous condition à la garde à vue ? Pourquoi, comme pour les correspondances, les informations recueillies dans le cadre d’une garde à vue, en violation du principe posé par ce projet de loi, ne pourraient-elles pas être écartées, à peine de nullité ?
Nous resterons attentifs à la manière dont vous accueillerez ces amendements. De cet accueil dépendra notre adhésion à un texte qui, en l’état, je vous l’avoue, reste encore loin de nos espérances.