Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, l’industrie française, pourtant habituée à de très nombreuses variations d’activité, vit l’un des pires moments de son histoire.
Loin d’être un phénomène nouveau, la désindustrialisation progressive de notre pays est une tendance notable de notre économie, qui s’est accentuée depuis une dizaine d’années.
Toutefois, la crise qui nous affecte a considérablement accéléré cette orientation, en provoquant des adaptations très rapides, parfois violentes, qui sont difficilement supportées par les petites entreprises, les salariés fragiles et les bassins d’emplois mono-industriels.
Le paysage industriel français est en train de se modifier considérablement, parfois durablement, avec ou sans le concours de la puissance publique.
Monsieur le secrétaire d’État, permettez-moi de vous rappeler quelques données.
Depuis le début de l’année, le taux d’emploi industriel a sérieusement chuté, affectant tous les types d’emploi, qualifiés ou non. Les chiffres de la production industrielle sont très mauvais, en retrait de 16 % en un an, et les perspectives d’avenir sont noires. Des centaines de petites entreprises, partenaires, sous-traitants et activités de service connexe n’ont pas passé le cap des premiers mois de carnets de commande raréfiés. Les projets industriels nouveaux trouvent insuffisamment d’interlocuteurs et, surtout, trop peu de financeurs fiables.
Ces données sont globales et masquent une véritable diversité des situations. Là où le secteur des biens d’équipement et l’industrie pharmaceutique semblent résister, l’automobile, dont la production a chuté de 33 % en un an, traverse une crise plus profonde.
Lors du krach boursier des années deux mille lié à l’effondrement de la net-économie, l’industrie et ses champions français et européens faisaient figure de valeur refuge. L’économie réelle était préférée à l’économie virtuelle, imprévisible et, surtout, la valeur travail prenait le pas sur la seule valorisation du capital.
Il faut le noter, la désindustrialisation constatée aujourd’hui en France comme en Europe n’est pas synonyme de gains de productivité. Elle signifie le déclin des industries traditionnelles et la perte durable d’attractivité, ce qui est, à bien des égards, très préoccupant.
Il s’agit d’une mauvaise nouvelle pour l’économie tout entière, car l’industrie, en permettant de fortes valeurs ajoutées, est un véritable moteur pour la croissance. Cela fait bien longtemps que l’industrie ne se confond plus seulement avec la production manufacturière, mais qu’elle est liée, en amont comme en aval, à de très nombreuses activités de service.
Je souhaite par ailleurs faire remarquer que les pays ayant fait le choix de conserver leur industrie aux côtés des services vivent plutôt mieux cette période de grande turbulence économique et sociale. Les États-Unis, la Grande-Bretagne et le Japon ont dû appréhender beaucoup plus vite que nous leur récession, du fait de leur dépendance aux structures bancaires et boursières.
Faire de l’industrie une priorité est, à n’en pas douter, un vrai choix économique et de société. C’est l’un des enseignements les plus importants de la crise financière actuelle.
Ces chiffres, il faut en être conscient, sont également inquiétants pour l’avenir de filières industrielles entières. La disparition rapide de sous-traitants sape ces filières et fait le lit de délocalisations à courte vue, qui répondent à des stratégies de sauve-qui-peut.
Ces données, et ce n’est pas la moindre de mes préoccupations, sont surtout désastreuses pour certains de nos bassins d’emplois mono-industriels, aujourd’hui en péril, car de très nombreuses activités économiques y sont étroitement dépendantes.
On pourra me rétorquer que le mouvement est mondial. C’est vrai, mais certaines spécificités françaises doivent être mises en avant. On pourra aussi faire valoir que des industries sont amenées à disparaître ou à s’adapter, et que l’on ne peut rien y faire. J’entends ces arguments, mais ils sont difficilement recevables. En effet, je ne peux accepter que la structure de notre industrie, tout comme notre ambition industrielle, soient uniquement dépendantes des aléas du marché et que l’État n’ait plus qu’à constater les dégâts.
C’est l’avenir de filières industrielles et de bassins d’emplois qui se joue actuellement.
Monsieur le secrétaire d’État, vous avez mis en place un certain nombre d’initiatives pour tenter de freiner ce décrochage industriel. Vous me permettrez d’en commenter quelques-unes. Rassurez-vous, je ne me poserai pas en donneur de leçons, car je sais combien la situation est tendue et difficile.
Depuis la mi-mars, le Président de la République a nommé huit commissaires à la réindustrialisation, affectés dans autant de régions qui sont particulièrement touchées par la crise de l’industrie. Ceux-ci viennent juste de prendre leurs fonctions, sous l’autorité des préfets de région. Leur mission demande encore à être précisée, mais je crains que ces grands commis de l’État ne soient en fait que des auditeurs, chargés de trier les industries et les sites qui seraient viables, rentables ou susceptibles d’être aidés.
Au titre des interventions économiques, je m’interroge également sur les aides et prêts attribués aux entreprises en difficulté. Avec six mois de recul, je suis aujourd'hui toujours aussi circonspect sur la nature des critères industriels qui sont retenus.
Je souhaite illustrer mon propos en vous rappelant le cas d’Heuliez. Cette entreprise a présenté un projet industriel autour de la voiture électrique, qui, dans sa première mouture, n’a pas été retenu par le FSI au motif qu’il n’était pas viable. La viabilité à court terme, sur des critères discutables, d’un projet industriel ne peut pas être le seul critère des subventions publiques.
Là encore, je ne souhaite pas que nous refondions une politique industrielle avec les seules entreprises qui auront réussi à passer les jours difficiles. Ne nous trompons pas, des entreprises avec une bonne trésorerie peuvent présenter des projets industriels non prioritaires.
Un autre motif d’inquiétude concerne la gestion de l’emploi industriel. Pour faire face aux mauvaises nouvelles sur le front de l’emploi, le périmètre des contrats de transition professionnelle, les CTP, a été élargi : il concernera désormais de nombreux salariés qui s’inscrivent dans des bassins d’emplois industriels fragilisés. Disons-le, les CTP sont une bonne chose : ils nous permettront de mener à bien une politique de transition des trajectoires professionnelles.
Nous allons donc proposer à un grand nombre de salariés de ces bassins d’emplois de se reconvertir vers des activités plus sûres, de laisser de côté un savoir-faire professionnel pour en acquérir d’autres dans le secteur tertiaire. Je comprends votre souci de « sécuriser » les personnes, mais cette politique – si tant est qu’elle porte ses fruits, car des activités sûres dans des bassins d’emplois sinistrés sont très difficiles à trouver – n’est pas sans paradoxe.
Ne faut-il pas chercher, monsieur le secrétaire d’État, à sécuriser à la fois les parcours professionnels et les emplois industriels, sans préférer les uns aux autres ? On le sait très bien, la flexisécurité, telle qu’elle est appliquée au Danemark, qui est si souvent cité en exemple, ne permet pas de sécuriser les emplois.
Ne sécuriser que les personnes reviendrait à conduire une action essentiellement défensive qui ne nous permettrait pas de définir une véritable politique industrielle prospective, multipartenariale, horizontale et sectorielle.
Monsieur le secrétaire d’État, vous partagez sans doute cette analyse. Ce n’est ni aux commissaires à la réindustrialisation, ni aux fonds d’intervention de type OSEO ou FSI, ni aux Pôles emploi de décider en définitive les secteurs, les projets ou les emplois industriels qui méritent d’être pérennisés. C’est à la puissance publique qu’il revient de fixer des caps et des objectifs. C’est à l’État, en collaboration avec les régions et l’Union européenne, qu’il appartient de définir une véritable politique industrielle.
Or nous ne disposons pas d’éléments clairs et précis sur vos orientations et priorités en la matière. Je vous demanderai donc de bien vouloir nous éclairer sur la stratégie industrielle que vous avez choisie.
Actuellement, notre pays a largement opté pour la production de biens de gamme moyenne qui peinent à faire face à une concurrence redoutable. Devons-nous rivaliser sur le plan international avec des produits très peu coûteux, obtenus grâce à un respect anecdotique des normes sociales ou environnementales ? Allons-nous continuer à faire la course au moins-disant social ?
Cette stratégie est éprouvante et dévastatrice pour les entreprises, et n’est pas viable sur le long terme. La lutte contre les délocalisations est nécessaire, mais elle ne doit pas remplacer une politique industrielle offensive.
Selon moi, il nous faut une industrie durable, fournissant des biens de bonne qualité, ce qui nécessite une haute technicité, obtenue grâce à des salariés bien formés et bien rémunérés.
Notre industrie doit, par ailleurs, faire face à un défi historique, celui de l’environnement et du développement durable. Les applications sont très vastes et extrêmement riches en investissements utiles. Je regrette que le plan de relance présenté en janvier n’ait pas été l’occasion de mobiliser des moyens, des infrastructures et des capitaux humains. La croissance verte n’est pas une utopie. Un engagement trop tardif ou trop timide serait une erreur, nos industries devant inévitablement rechercher des partenaires lointains qu’ils auraient dû trouver sur place.
La bataille de l’intelligence et de l’innovation industrielle, indissociable de notre engagement environnemental, est un autre défi de grande ampleur. La recherche, fondamentale et appliquée, est indispensable à l’avenir de notre industrie.
Monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, sachons tirer d’utiles conclusions des expériences suivies par nos voisins européens. Ainsi, la Grande-Bretagne a engagé un mouvement durable de désindustrialisation dès les années soixante, à partir du moment où elle n’a plus cherché à innover.
Or notre investissement dans des secteurs d’avenir n’est pas à la hauteur. Nous sommes à la traîne de l’innovation. Nous devons nous donner les moyens de regagner de l’attractivité, des parts de marché dans le secteur industriel en faisant de la recherche une priorité, en produisant des produits haut de gamme et en se fixant l’excellence comme finalité.
Le Président de la République, lors de son discours au Bourget, a indiqué privilégier les projets plutôt que les structures. À mes yeux, il faut, au contraire, débrider les imaginations concernant la recherche. L’innovation industrielle a un coût, exige du temps et nécessite une mutualisation des moyens, y compris humains. C’est ce qui fait sa spécificité, et c’est à ces conditions qu’elle sera efficace.
Le financement des laboratoires de recherche ou des PME n’est ni suffisant ni adapté. On peut citer des exemples de PME ou de TPE ambitieuses, financées il y a encore quelques mois par des fonds de pension ; lorsque ces derniers ont retiré leurs avoirs, les entreprises se sont retrouvées en grande difficulté, fragilisées, et sont aujourd'hui contraintes d’abandonner des programmes de recherche et développement. Elles ont, au contraire, besoin de maintenir un haut niveau de recherche et développement qui soit à la fois durable et ininterrompu.
Si nous voulons garder nos filières, les PME doivent également pouvoir bénéficier de structures de mutualisation d’ingénierie, c'est-à-dire de cadres qui pourraient être mis à leur disposition, sur le modèle de la politique des districts, en Italie, qui a donné d’excellents résultats, notamment pour les stylistes dans le secteur textile. Nous devons creuser ces pistes afin de nous donner les moyens de mettre en œuvre une politique d’excellence.
La nécessaire politique de réindustrialisation doit faire la part belle à l’ancrage régional et européen. Dans ce domaine, l’Allemagne marque des points importants. Je m’interroge sur les pôles d’excellence, sur lesquels deux de mes collègues vont intervenir tout à l’heure : la mise en place de huit commissaires à la réindustrialisation et de soixante et onze pôles de compétitivité ne s’apparente-t-elle pas à du saupoudrage ? La vérité se situe probablement entre ces deux chiffres.
Il n’y a pas, en Europe, de politique industrielle digne de ce nom : nous restons dans une logique de moins-disant social et de concurrence. Alors que nous venons d’élire nos députés européens, que nous avons signé un paquet « climat-énergie » et tandis que le niveau des primes à la casse diffère toujours selon les pays, l’Europe doit apporter, dans un contexte de crise climatique, des réponses concertées à la crise que connaît son industrie.
Je souhaite conclure en vous posant une série de questions, monsieur le secrétaire d’État.
Pouvez-vous nous préciser les missions exactes confiées aux commissaires à la réindustrialisation ? Prévoyez-vous d’augmenter leur nombre ? Quels seront leurs liens avec les pôles de compétitivité ? Qu’allez-vous faire de leurs travaux ?
Quelles directives ont-elles été données aux pôles emploi concernant l’avenir des emplois industriels ?
Quels critères industriels avez-vous retenu concernant les projets industriels susceptibles d’être aidés et promus par les fonds d’intervention publique ?
Avez-vous un projet précis concernant l’avenir des pôles de compétitivité ? Quels seront-ils ? Entendez-vous les regrouper ?
Comptez-vous faire entrer, dès à présent, notre industrie dans l’ère du développement durable ? Il s’agit pour nous d’une priorité. À l’heure où nous abordons en commission la discussion du Grenelle II, il serait incompréhensible que nous ne passions pas à une phase beaucoup plus active, volontaire et concrète.
Comment pensez-vous éviter l’écueil du saupoudrage des aides et des projets en matière de recherche et d’innovation ? Quelle place entendez-vous accorder à la recherche fondamentale dans l’innovation industrielle ?
Enfin, alors que de nombreuses PME et TPE connaissent des difficultés en raison d’un déficit de trésorerie et de l’abandon de projets de recherche, quelles sont vos pistes de travail pour développer le capital risque, soutenir le financement pérenne des PME novatrices et aider à la nécessaire mutualisation de l’ingénierie ?
Ces questions sont très importantes pour nous, car nos bassins d’emplois connaissent de graves difficultés. Dans le territoire dont je suis l’élu, l’industrie automobile vient de perdre plus de 4 000 emplois en quelques mois. La situation est très tendue. Les entreprises en difficulté et leurs salariés attendent donc de l’État et des élus qu’ils mettent en place des politiques offensives pour les protéger. Surtout, ils attendent des signes forts et des perspectives permettant de sortir le plus rapidement possible de la crise. Celle-ci doit aussi être l’occasion pour notre pays de renouer avec sa tradition industrielle, qui a perdu beaucoup de son allant lors des décennies précédentes.