Or nous ne sommes pas à un meeting !
Le projet de loi, tel qu'il nous revient de l'Assemblée nationale, confirme s'il en était besoin que nous avons à nous prononcer, en guise de prévention de la délinquance, sur des dispositions de sécurité intérieure tous azimuts. Il s'agit ni plus ni moins d'un texte dans lequel vous vous employez à élargir les sanctions et le contrôle social dans de nombreux domaines, affichant votre philosophie selon laquelle plus la sanction est forte, plus elle est dissuasive, donc préventive.
Il me faut donc réaffirmer très clairement que, pour nous, contrevenir à la loi doit être sanctionné ; encore faut-il que la sanction ait du sens et s'inscrive dans un processus de réinsertion. Mais une politique de prévention, monsieur le ministre, vise l'avant-contravention, l'avant-délit ou l'avant-crime. Or il est impossible de percevoir concrètement l'aspect « prévention » du projet de loi, terme qui figure pourtant dans son intitulé, tant les nouvelles mesures modifiant le code pénal, le code de procédure pénale, le code de la santé publique, sont de nature répressive.
J'avais déjà défendu une motion d'irrecevabilité en première lecture. Avec la majorité sénatoriale, monsieur le ministre, vous aviez ironisé à l'époque sur ce que j'avais appelé le « mépris du Parlement ».
Je persiste : les sept lois répressives, dont je vous épargnerai les intitulés, qui ont précédé celle dont nous débattons aujourd'hui ont multiplié le nombre des délits et des sanctions y afférentes. Les sénateurs et députés de la majorité ont ajouté guet-apens et embuscades, happy slapping, ils ont augmenté les délits « hall d'immeuble », mais ils ont atténué les contraventions routières : la période électorale oblige à être plus répressif pour certains et moins pour d'autres, et je n'évoquerai même pas la criminalité financière, dont, évidemment, nous n'avons pas à nous occuper dans le cadre de ce texte.
Qui plus est, le projet de loi interfère avec la loi du 2 janvier 2004 relative à l'accueil et à la protection de l'enfance et avec la loi du 31 mars 2006 pour l'égalité des chances, ainsi qu'avec les dispositions du projet de loi réformant la protection de l'enfance dont l'Assemblée nationale commence aujourd'hui l'examen.
Monsieur le ministre, je persiste, parce que trop de lois nuit à la loi, et tout spécialement quand les textes que je viens de mentionner, quoi qu'il en soit par ailleurs des décrets que vous avez bien voulu citer, n'ont pas fait l'objet - et pour cause, compte tenu de leur jeune âge ! - d'une évaluation sérieuse, indispensable au bon travail du Parlement.
L'inflation législative est telle que le Conseil d'État a fait part de son inquiétude dans son rapport du 15 mars 2006, que vous connaissez certainement : il y souligne le fait que celle-ci est porteuse d'insécurité juridique pour les acteurs économiques et pour les citoyens.
Mais l'inflation législative, par l'empilement des textes qu'elle induit, a également des conséquences en termes d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, caractéristiques dont la valeur constitutionnelle a été consacrée par le Conseil constitutionnel le 16 décembre 1999 et reconnue par le Conseil d'État le 24 mars 2006.
Le Conseil constitutionnel considère « qu'en effet l'égalité devant la loi énoncée par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et ?la garantie des droits? requise par son article 16 pourraient ne pas être effectives si les citoyens ne disposaient pas d'une connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables ; qu'une telle connaissance est en outre nécessaire à l'exercice des droits et libertés garantis tant par l'article 4 de la Déclaration, en vertu duquel cet exercice n'a de bornes que celles déterminées par la loi, que par son article 5, aux termes duquel ?tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas? ».
Source de contradictions, l'empilement des normes juridiques rend celles-ci bien souvent incompréhensibles. Nous en avons un exemple avec le projet de loi relatif à la prévention de la délinquance et le projet de loi réformant la protection de l'enfance.
Les codes et les lois sont excessivement complexes et privent nos concitoyens d'une connaissance suffisante de la législation qui leur est applicable. Bien souvent, certains articles d'une loi viennent contredire des dispositions en vigueur ou compléter une législation déjà abondante et qui, de surcroît, n'est pas toujours appliquée. Aussi, en réponse, ce texte ajoute-t-il, en matière de peines complémentaires, une sanction « restauration ». C'est en ce sens que nous considérons ce projet de loi comme allant à l'encontre du principe d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, d'autant que sont en cause des droits et libertés fondamentaux.
Je persiste aussi à affirmer, parce qu'aucune correction n'a été apportée, que ce texte porte également atteinte au principe de la séparation des pouvoirs en conférant aux maires des pouvoirs quasi judiciaires.
Quoi que vous en disiez, monsieur le ministre, le projet de loi fait du maire un acteur central en matière de « contrôle » de la délinquance : tout reposera désormais sur ses épaules. Ses pouvoirs sont multipliés : il pourra mettre en place, s'il le souhaite, un conseil pour les droits et devoirs des familles, procéder à des rappels à l'ordre, y compris pour les mineurs, proposer un accompagnement parental ou encore une mise sous tutelle des allocations familiales.
Mais il y a pire : le maire recevra des informations, jusqu'ici protégées par le secret professionnel, sur les administrés qui bénéficient de l'aide d'un éducateur ou d'une assistante sociale. Il pourra également constituer un fichier nominatif des élèves ayant fait l'objet d'un avertissement pour absentéisme scolaire.
Les maires, assimilés à de véritables délégués du procureur, sont dotés de prérogatives qui, malgré les dires du Gouvernement, empiètent sur le pouvoir judiciaire. Le rappel à l'ordre prévu à l'article 8, que le maire pourra adresser à l'encontre aussi bien des majeurs que des mineurs, en est l'exemple le plus frappant. Il est d'ailleurs significatif que, les uns et les autres, vous vous employiez à répéter que le maire ne sera pas un shérif : n'est-ce pas parce que votre texte appelle une telle critique ?
Les maires seront même informés sans délai, par la police ou par la gendarmerie, des infractions causant un trouble à l'ordre public et, par le procureur de la République, des suites judiciaires qui leur sont données.
Toutes ces dispositions tendent à donner au maire des prérogatives qui empiètent largement sur les missions actuelles d'autres institutions : la confusion institutionnelle est ici totale, au détriment des familles en difficulté. Elles traduisent enfin - et vous ne vous privez pas, monsieur le ministre, de même que le ministre de l'intérieur, de le réaffirmer en toute occasion - une véritable défiance à l'encontre des travailleurs sociaux et de la justice, qui - est-ce un hasard ? - manquent cruellement de moyens humains et financiers.
Le maire deviendrait ainsi le garant de la sécurité : malgré vos dénégations, monsieur le ministre, nous risquons à terme d'assister à la dilution de la politique nationale et, en parallèle, à la multiplication des spécificités locales. C'est l'égalité de traitement entre les citoyens qui est ici remise en cause.
Je persiste aussi à dire que le texte recèle un nombre inquiétant d'atteintes aux libertés fondamentales, que nous relevions déjà en première lecture et qui, pour certaines, ont été aggravées par l'Assemblée nationale.
Les atteintes à la vie privée sont multiples et la diffusion d'informations à caractère confidentiel est facilitée. L'Assemblée nationale a prévu à l'article 1er que, au sein des groupes de travail des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance, des faits et informations à caractère confidentiel pourront être échangées, sous réserve de ne pas être communiquées à des tiers. La commission des lois propose même d'étendre cette faculté au conseil intercommunal de sécurité et de prévention de la délinquance.
Le secret professionnel est remis en cause par l'article 5, qui autorise le partage d'informations jusqu'ici protégées par le secret professionnel : dès lors qu'une famille suivie par des professionnels de l'action sociale connaîtra une aggravation de ses difficultés, les travailleurs sociaux devront en informer le maire et le président du conseil général. Ces informations pourront même servir de base à la décision de réunir le conseil pour les droits et devoirs des familles.
Toutes ces dispositions conduisent à soumettre la vie privée et familiale de personnes connaissant des difficultés sociales, éducatives, financières à un contrôle social et administratif pesant et particulièrement intrusif, au motif qu'à vos yeux la probabilité est forte qu'elles soient à l'origine de futurs délinquants.
De même, comme le soulignait en 2002 la Commission nationale consultative des droits de l'homme, la CNCDH, sont inquiétantes pour une société démocratique la multiplication des fichiers et l'augmentation du nombre des personnes habilitées à les consulter. Mais peut-être est-ce là ce que la commission des lois appelle un « continuum de prise en charge » ?
Le maire serait ainsi autorisé à mettre en oeuvre un fichier afin d'améliorer le suivi de l'obligation d'assiduité scolaire. Ce fichier contiendra des informations à caractère personnel transmises par les organismes chargés du versement des prestations familiales, mais aussi par l'inspecteur d'académie ou par le directeur de l'établissement en cas d'exclusion temporaire ou lorsque l'élève quitte l'établissement en cours ou en fin d'année.
Outre le fait que cet article organise un formidable croisement de fichiers, sous la coordination du maire, son champ d'application est très vaste et le nombre d'écoliers concernés par ce fichage risque d'être très élevé. Il n'est plus besoin d'attendre d'être un adulte pour être fiché : les enfants pourront l'être dès leur plus jeune âge ! Par ailleurs, est-ce un premier pas vers le dépistage des enfants de moins de trois ans ? C'est en tout cas l'impression qui en ressort.
L'extension du fichage concerne aussi les personnes souffrant de troubles mentaux : depuis cinq ans, chaque loi pénale a créé ou étendu un fichier ; ce projet de loi ne fait donc pas exception. L'objectif est de cibler des populations « criminogènes ». Le problème, en l'espèce, c'est que ces personnes sont insidieusement assimilées à des délinquants. La tenue d'un tel fichier, compte tenu du caractère sensible des informations enregistrées, pose un réel problème en matière d'atteinte à la vie privée.
Je ne sais si les séries policières américaines, où en quelques secondes les super-flics new-yorkais savent tout, de A à Z, d'un John Smith né au fin fond de l'Ohio, fascinent nos gouvernants, mais je ne me priverai pas de rappeler que cela n'a aucune influence, aux États-Unis, sur la prévention de la délinquance ni sur la violence en général.
J'avais considéré comme irrecevable en première lecture l'inclusion dans ce projet de loi des dispositions relatives à la santé mentale. Depuis, la vive protestation des professionnels vous a conduit, monsieur le ministre, à vous poser quelques questions, mais vous avez alors ajouté un motif d'irrecevabilité au texte.
En effet, le tour de passe-passe qui consiste à vouloir procéder par ordonnances à la nécessaire réforme de la loi du 27 juin 1990 tandis que les articles relatifs à la santé mentale continuent d'être traités dans le présent projet de loi est pour le moins inacceptable pour les parlementaires, qui doivent savoir ce que le Gouvernement décidera par ordonnances dans le même domaine, qui plus est élargi.
J'ajoute qu'en l'occurrence, comme pour les familles souffrant de difficultés sociales, le Gouvernement, quoi qu'il en dise, entretient les amalgames, sous-entend que les personnes malades mentales présentent un risque particulier en matière de délinquance et propose comme solution de les ficher.
Nous ne pouvons tolérer de telles atteintes à la vie privée, d'autant que, encore une fois, elles n'auront aucun effet en matière de prévention de la délinquance. Elles ne font que traduire le phénomène de pénalisation des problèmes sociaux auquel nous habitue ce gouvernement depuis cinq années, avec les résultats que l'on connaît.
S'agissant de la justice des mineurs, les dispositions ont même été aggravées par l'Assemblée nationale. La spécificité de la justice des mineurs, pourtant reconnue constitutionnellement, devient virtuelle tant le Gouvernement cherche à la rapprocher de la justice des majeurs. Éliane Assassi l'a développé, je n'y reviens pas : présentation immédiate et extension de la composition pénale sont des atteintes graves à la justice des mineurs.
Je reste très dubitative sur la réalité du consentement d'un mineur âgé de treize à seize ans, auquel la loi ne reconnaît par ailleurs aucune capacité à contracter. De même, cela suppose que le mineur reconnaisse sa culpabilité, ce qui est contraire à l'article 40 de la Convention internationale des droits de l'enfant. Celui-ci dispose en effet que les États parties doivent veiller en particulier « à ce que tout enfant suspecté ou accusé d'infraction à la loi pénale ait au moins le droit aux garanties suivantes : [...] ne pas être contraint de témoigner ou de s'avouer coupable ».
Par ailleurs, cette mesure ouvre une énième brèche dans les principes fondamentaux de l'ordonnance de 1945, quoi que vous en disiez. En effet, celle-ci conférait au juge des enfants une compétence exclusive pour connaître des délits commis par les mineurs et déterminer la réponse pénale la plus adaptée à leur égard. Désormais, cette compétence sera partagée avec le procureur de la République, même si le juge des enfants conserve le pouvoir d'homologuer ou non la proposition acceptée par le mineur et ses représentants.
De manière générale, la procédure de présentation immédiate devant le juge des enfants et l'extension de la composition pénale, en ce qu'elles ne permettent pas à l'enfant de préparer sa défense ou d'être jugé de façon équitable, remettent en cause les droits de la défense. S'agissant de mineurs, cette remise en cause me semble particulièrement grave et contraire à la Convention internationale des droits de l'enfant.
L'Assemblée nationale a jugé ces atteintes aux principes de l'ordonnance de 1945 insuffisantes. Il faut admettre que la vigueur avec laquelle le ministre de l'intérieur souhaite la vider de son sens ne pouvait guère atténuer les ardeurs de certains députés.
Ainsi, nous avons échappé à l'abaissement de l'âge de la responsabilité pénale à seize ans et à la suppression pure et simple de l'atténuation de responsabilité pénale. Néanmoins, les députés ont décidé d'étendre la portée de la disposition actuellement prévue par l'article 20-2 de l'ordonnance de 1945 permettant au juge de déroger au principe de l'atténuation de responsabilité pénale.
Tout d'abord, l'article 39 bis ne fait plus mention du caractère exceptionnel de cette dérogation. Ensuite, son champ d'application est étendu aux auteurs d'infractions violentes en situation de récidive. Enfin, cet article prévoit, à l'égard de cette catégorie de délinquants, de supprimer l'obligation pour le juge de motiver spécialement sa décision de ne pas atténuer la responsabilité pénale. Nous ne sommes finalement plus très loin de la remise en cause totale de l'atténuation de responsabilité.
Il n'en reste pas moins qu'en retirant le caractère exceptionnel de la procédure, l'article 39 bis contrevient aux principes de l'ordonnance de 1945, qui ont valeur constitutionnelle, ainsi qu'à l'article 40 de la Convention internationale des droits de l'enfant qui dispose : « Les États parties reconnaissent à tout enfant suspecté, accusé ou convaincu d'infraction à la loi pénale le droit à un traitement qui soit de nature à favoriser son sens de la dignité et de la valeur personnelle, [...] et qui tienne compte de son âge ».
Monsieur le ministre, vous répétez que les mineurs d'aujourd'hui ne sont plus les mêmes que les mineurs de 1945. Pour ma part, je vous dirai encore une fois que la justice des mineurs concerne l'âge...