Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi relatif aux archives que j’ai présenté en première lecture au Sénat en janvier dernier et à l’Assemblée nationale voilà une quinzaine de jours vise à adapter la gestion des archives de la nation aux exigences de notre temps.
Le débat qui s’est développé ces dernières semaines paraît significatif de la diversité des enjeux que représentent les archives, non seulement pour la mémoire nationale et la recherche scientifique, mais également pour la protection des intérêts légitimes des citoyens, et notamment de leur vie privée.
L’attention portée par les médias à ce texte et la pétition lancée par des chercheurs, mobilisés contre ce qui leur a été présenté, à tort, comme une menace sur l’accès aux archives, traduisent une extrême sensibilité sur ce sujet.
Je suis certaine que le texte qui vous est aujourd’hui soumis rassurera pleinement nos concitoyens tout comme les milieux de la recherche. Les deux projets de loi n’ont en effet qu’une seule ambition : faciliter et accélérer l’accès de tous aux archives publiques.
Vous le savez, les délais actuels de communicabilité des archives ont été fixés il y a près de trente ans, par la loi du 3 janvier 1979. Si ses dispositions représentaient, à l’époque, une avancée notable, plusieurs d’entre elles paraissent aujourd’hui inadaptées aux besoins des archivistes, des chercheurs, des généalogistes, mais aussi du grand public.
Les deux textes soumis aujourd’hui à votre examen, dont un, celui qui concerne les archives du Conseil constitutionnel, est un projet de loi organique, et l’autre, qui concerne les archives en général, est un projet de loi ordinaire, répondent à un triple objectif : ouvrir davantage les archives à nos concitoyens ; mieux protéger les archives publiques et privées et renforcer les sanctions prévues pour les atteintes aux archives et, plus généralement, à tous les biens culturels.
S’agissant de la volonté d’ouvrir les archives, le projet de loi ordinaire répond, vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, non seulement au souci d’assurer une plus grande transparence, mais aussi à la nécessité de prévoir une articulation avec la loi du 17 juillet 1978 relative à la liberté d’accès aux documents administratifs et à la réutilisation des informations publiques, dite loi CADA. Il établit le principe de la libre communicabilité des archives publiques.
Ce texte supprime ainsi le délai minimum de communication, qui, dans la loi du 3 janvier 1979, avait été fixé à trente ans. Désormais, chaque Français pourra consulter librement et immédiatement les archives publiques.
La libre communicabilité constitue une avancée importante, dont l’ampleur et la portée n’ont sans doute pas été suffisamment mesurées dans le débat public. Cette disposition renoue en effet avec les principes affirmés à la Révolution, selon lesquels chaque citoyen peut avoir accès gratuitement et librement aux documents produits par l’administration et contrôler, par là même, l’action de cette dernière. Cette mesure, novatrice à l’époque, a ensuite influencé la législation archivistique de nombreux pays. Il aura fallu plus de deux siècles pour que soit rétabli ce principe fondamental, gage d’une réelle démocratie.
Par ailleurs, le projet de loi réduit les délais de communication des documents qui mettent en cause les secrets protégés par la loi.
Cette question a donné lieu à des échanges très constructifs entre le Gouvernement, le Sénat et l’Assemblée nationale. J’en rappellerai les quatre principaux points.
En premier lieu, concernant les archives dont la communication est susceptible de porter atteinte à la vie privée de nos concitoyens, il vous est proposé, mesdames, messieurs les sénateurs, de ramener le délai de communication de soixante ans à cinquante ans.
En deuxième lieu, s’agissant des archives dont la communication est susceptible de mettre en cause la « sécurité des personnes », le texte adopté par l’Assemblée nationale prévoit la communicabilité au terme d’un délai de cent ans. En outre, le champ d’application de ce délai exceptionnel est très précisément délimité, puisque les documents en question doivent être couverts par le secret de la défense nationale et se rapporter à des personnes identifiables.
Pour sa part, le Gouvernement dans le projet de loi initial envisageait une incommunicabilité perpétuelle. Il visait alors un objectif précis : protéger la sécurité physique des agents des services spéciaux et de leurs descendants. Mais les termes employés, à savoir « sécurité des personnes », pouvaient en effet donner lieu à une interprétation trop large. Par ailleurs, le principe même d’une incommunicabilité de certaines archives ne peut être envisagé que de la façon la plus restrictive, c'est-à-dire lorsqu’une telle mesure se révèle absolument nécessaire.
De ce double point de vue, la solution proposée par l’Assemblée nationale, à savoir un délai de cent ans et une définition plus explicite des archives concernées, se révèle plus équilibrée que le projet de loi initial, et le Gouvernement s’y rallie pleinement. J’ai le sentiment que cette disposition est de nature à rassurer les historiens, qui avaient manifesté leur inquiétude sur ce sujet.
Si vous adoptez, mesdames, messieurs les sénateurs, l’article 11 du projet de loi dans les mêmes termes que l’Assemblée nationale, ne seront donc incommunicables que les seules archives dont la divulgation pourrait permettre de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes de destruction massive, qu’elles soient nucléaires, biologiques, chimiques ou bactériologiques.
En troisième lieu, vous aviez fixé en première lecture à soixante-quinze ans le délai applicable aux enquêtes statistiques qui ont trait aux faits et comportements d’ordre privé, et à cent ans le délai applicable aux recensements de la population.
Je rappelle que le délai actuellement en vigueur est uniformément de cent ans pour toutes les statistiques qui se rapportent aux comportements privés – recensements compris –, sans dérogation possible. Le Gouvernement envisageait, pour sa part, de ramener ce délai à cinquante ans. L’Assemblée nationale a dégagé une solution de compromis, en retenant un délai unique de soixante-quinze ans, applicable aussi bien aux recensements qu’aux autres enquêtes statistiques sur les comportements privés. Le Gouvernement s’y rallie et vous propose, mesdames, messieurs les sénateurs, de l’approuver à votre tour.
En ce qui concerne les statistiques en général, c’est le délai le plus court prévu par le projet de loi, à savoir vingt-cinq ans, qui sera applicable.
Vous avez également fixé à soixante-quinze ans le délai pour la communication des dossiers judiciaires, des enquêtes de police judiciaire, ainsi que des minutes et répertoires des notaires. Ces documents sont soumis, dans le droit en vigueur, à un délai de cent ans, que le Gouvernement projetait de réduire de moitié. Là encore, il estime que la solution que vous avez retenue, également approuvée par l’Assemblée nationale, constitue un compromis raisonnable entre les exigences de la protection de la vie privée, d’une part, et celles de la transparence et de la recherche historique, d’autre part.
En quatrième et dernier lieu, j’évoquerai la question des registres d’état civil, uniformément protégés aujourd’hui par un délai de cent ans.
Le Gouvernement proposait de substituer à cette approche unitaire une gradation, en fixant pour les différents actes des délais distincts, proportionnés à l’atteinte susceptible d’être portée à la vie privée : cent ans pour les actes de naissance, cinquante ans pour les actes de mariage et une communication immédiate pour les actes de décès.
Vous avez mis en avant des considérations de simplification du droit pour réunifier ces trois délais, en retenant une durée unique de soixante-quinze ans. L’Assemblée nationale ne s’est séparée de cette approche que pour les actes de décès, qu’elle propose, à l’instar de ce que prévoyait initialement le Gouvernement, de rendre immédiatement communicables.
Là encore, le Gouvernement se rallie à cette approche équilibrée et vous propose d’approuver ces dispositions dans des termes identiques à ceux que l’Assemblée nationale a adoptés.
Il n’est pas inutile de préciser que le délai de soixante-quinze ans prévu pour la communication des registres n’entraîne aucune conséquence s’agissant du versement de ces registres aux services d’archives : ces documents resteront détenus par les services de l’état civil, dans les mêmes conditions que précédemment.
S’agissant de la protection des archives, le texte comprend deux séries principales de dispositions. La première concerne les archives des hommes politiques, dont le caractère public est réaffirmé ; la seconde, l’externalisation des archives courantes et intermédiaires.
Je ne reviendrai pas dans le détail sur les dispositions qui ont été adoptées par l’Assemblée nationale, pour l’essentiel dans des termes conformes à ceux que vous aviez vous-mêmes retenus.
Je me bornerai à insister sur le fait que les dispositions sur l’externalisation ne visent en aucun cas à abandonner la gestion des archives courantes et intermédiaires de l’administration ou à envisager une quelconque privatisation. Il s’agit bien au contraire d’encadrer de façon précise et avec toutes les garanties souhaitables une pratique aujourd’hui largement répandue et, d’ailleurs, indispensable. J’ajoute que, pour la conservation des archives définitives, il n’est pas envisagé dans le projet de loi d’autre destination que celle des services publics d’archives.
Je salue également l’initiative prise par le Parlement de fixer pour la première fois des règles destinées à assurer la bonne conservation des archives des groupements de collectivités territoriales, notamment des établissements publics de coopération intercommunale, dont le nombre a augmenté de manière très sensible au cours des dernières années.
Je ne reviendrai pas non plus en détail sur le renforcement des sanctions pénales. L’Assemblée nationale a adopté, dans les mêmes termes que la Haute Assemblée, les dispositions visant à réprimer plus sévèrement le vol, le trafic, la destruction et la dégradation des archives et, plus généralement, des biens culturels.
Mesdames, messieurs les sénateurs, notre réseau d’archives est considéré comme l’un des plus importants et des plus riches au monde. Recueillir, conserver, protéger et mieux diffuser ces documents répond à un enjeu de libertés publiques et de démocratie. Ce patrimoine doit vivre, nourrir les recherches sur notre passé, y compris, et même avant tout, sur notre passé le plus proche qui, nous le savons, projette encore son ombre sur notre présent. Ouvrir les archives, dans des délais suffisamment brefs, aux historiens, c’est apporter des solutions aux crises de mémoire et favoriser la connaissance, par les nouvelles générations, de leur histoire.
Je crois que notre pays en a besoin, pour éviter les incompréhensions, voire les falsifications, pour apaiser les querelles qui naissent des zones d’ombre de notre mémoire collective, bref, tout simplement, pour avancer et tourner nos regards vers l’avenir.
Les deux projets de loi relatifs aux archives, tels qu’ils vous sont soumis aujourd’hui, respectent un équilibre harmonieux entre, d’une part, les attentes légitimes des chercheurs et du grand public et, d’autre part, la nécessaire protection des intérêts relatifs à la vie privée des personnes et à la sûreté de l’État. Ils permettent un réel progrès en termes de transparence et de libertés publiques.