Intervention de Yves Rome

Réunion du 12 octobre 2011 à 14h30
Débat sur la couverture numérique du territoire

Photo de Yves RomeYves Rome :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je remercie le Sénat de me donner l’occasion de m’exprimer sur cet important sujet du très haut débit, que l’opinion publique s’est encore insuffisamment approprié, mais qui est des plus déterminants pour l’avenir de nos territoires et donc de la nation.

Mon propos sera celui d’un nouveau sénateur, certes, mais aussi celui d’un président de conseil général – l’Oise est en effet un département pionnier dans le déploiement du haut débit, comme l’a rappelé M. Leroy – et enfin, si vous me le permettez, celui du président de l’association des villes et collectivités pour les communications électroniques et l’audiovisuel, l’AVICCA, qui fédère 225 collectivités ou leurs groupements, soit plus de 60 millions d’habitants sur le territoire national.

Ma conviction se résume en ces phrases qui structureront mon intervention : l’actuelle politique nationale va dans le mur, et c’est un véritable cri d’alarme qu’il nous faut pousser.

Il est urgent et impératif de replacer les collectivités territoriales au cœur de l’aménagement numérique du territoire, comme ce fut le cas par le passé.

Le choix fait par le programme national « très haut débit » de mettre les collectivités territoriales à la remorque des intérêts des opérateurs privés débouchera inéluctablement sur une impasse.

Les opérateurs privés découpent, au sein des territoires, des zones rentables où ils se déclarent investisseurs. Par suite, ils cantonnent l’intervention publique locale aux zones non rentables, dictant ainsi leurs conditions économiques au service public et le rendant mécaniquement beaucoup plus onéreux.

Comprenez-moi bien : il s’agit non pas de prôner une économie planifiée du type de l’ex-URSS, mais de sauvegarder les possibilités de conclure des partenariats avec les opérateurs privés qui organisent des péréquations couvrant les charges de service public.

Cette approche n’est pas vieillotte : au contraire, il s’agit d’un pilotage public relevant d’un mode d’intervention moderne, qui ne freine en rien les progrès technologiques et l’adaptation aux marchés, tout en préservant l’aménagement du territoire et les principes républicains.

Par ailleurs, fonder le déploiement du très haut débit sur la seule initiative des opérateurs privés relève, à mes yeux, d’une erreur d’analyse. Les milliards d’investissements requis – plus de trente ! – sont peu compatibles avec les modes de gestion financière des grands groupes privés que sont les opérateurs.

Plus généralement, les world companies, les « Gulliver » comme les qualifie l’INSEE, suivent la loi des cours boursiers à court terme et se retirent des projets à long terme, surtout lorsqu’ils sont risqués : au-delà des déclarations officielles, le niveau réel des investissements privés ne sera donc pas au rendez-vous des montants exigés, et le niveau de l’intervention publique s’en déduira nécessairement.

Dans le même sens, le marché de l’ADSL est très rentable et constitue un oligopole de fait.

Pour les opérateurs, le partage de ce marché est satisfaisant. En effet, le taux de rentabilité de ce secteur est encore à deux chiffres ! Dès lors, quel intérêt ont ces opérateurs à se lancer dans des programmes d’investissements lourds ? Quel intérêt ont-ils à changer de modèle ? Aucun.

Monsieur le ministre, pour être très honnête et vous démontrer ma capacité à nuancer cette approche, je soulignerai qu’Orange France Télécom semble chambouler quelque peu ce modèle. Face à la demande commerciale naissante de communications multiples qui nécessitent de s’appuyer sur la fibre, pour la télévision, le triple play, France Télécom ne peut s’arc-bouter sur le cuivre, sa rente historique. Elle aurait en effet un intérêt réel à investir dans la fibre optique jusqu’à l’abonné, le FTTH, même à contre-courant des logiques financières du capitalisme moderne refusant les engagements à long terme, au surplus risqués. De ce fait, elle entraînerait les autres opérateurs, SFR notamment, malgré leur peu d’appétence.

Cela dit, la réalité du déploiement du très haut débit reste la même, c'est-à-dire insuffisante. La tendance annuelle stagne toujours à 300 000 prises construites par an, malgré les annonces des opérateurs en 2007, 2008, 2009, 2010, les meilleures, celles de janvier 2011, répondant à l’appel à manifestation d’intérêts. À en croire ces annonces, 15 millions de logements devaient être couverts en 2020. N’était-ce pas magnifique ? Mais que constate-t-on ? Free réduit la voilure, SFR semble à la peine et, quand on gratte un peu, on découvre par exemple que France Télécom considère un logement « couvert » dès qu’elle a construit le premier quart du réseau : ce logement est certes « couvert », mais il n’est pas raccordable, et encore moins raccordé !

Jouer sur les mots peut certes convenir aux promoteurs du programme national, en laissant croire que les objectifs de 2020 seront tenus. Néanmoins, je souhaite qu’une autorité indépendante comme l’ARCEP ne laisse pas utiliser ce vocabulaire piégé sans réagir.

Au rythme de 300 000 prises par an, il faudrait au moins un siècle pour « fibrer » la France !

Par ailleurs, les règles fixées cet été par le programme national aboutissent à interdire les aides dans les zones non rentables en cas de péréquation organisée. Quel est le résultat ? Des schémas directeurs territoriaux qu’il faut revoir de fond en comble ; des accords locaux bâtis longuement par les régions, les départements, les syndicats d’énergie, les intercommunalités, qui doivent être renégociés : bref, une dynamique qui s’enraye.

Les dossiers déposés cette année au Fonds national pour la société numérique, le FSN, seront donc rares et ils concerneront, non pas tout un territoire, mais seulement une partie.

En outre, il existe une véritable asymétrie de traitement entre opérateurs télécom et collectivités en ce qui concerne leurs obligations de remplir les conditions du programme national « très haut débit ». Ainsi, afin d’obtenir les aides du FSN, les collectivités doivent recueillir pas moins de six validations préalables de la part des opérateurs privés ou de l’Etat avant de pouvoir lancer un réseau d’initiative publique ! À l’inverse, les opérateurs privés n’ont aucune obligation et n’encourent aucune sanction en cas de manquement à leurs engagements concernant l’étendue et les délais de couverture annoncés à l’occasion des intentions d’investissement.

On constate donc un abandon total du rôle régulateur auquel bon nombre d’intervenants appellent aujourd’hui l’État : il s’agit d’une soumission totale aux seules règles du marché.

Ces règles n’ont d’ailleurs fait l’objet d’aucun débat parlementaire. Même si elles sont modulées par un taux de ruralité assez obscur, elles imposeront aux départements les plus ruraux un coût par habitant trois fois plus élevé. À titre d’exemple, en prenant en compte les ratios, exclusions et plafonds qui limitent les aides, les études menées sur le département de la Dordogne révèlent que la part de l’État représente seulement 12 % du besoin de subvention publique !

En vertu de la loi, le Fonds d’aménagement numérique du territoire, le FANT, devait disposer d’un comité national de gestion, dont la moitié des membres étaient des représentants des collectivités et de leurs associations, nommés dans un délai de douze mois. Le texte qui a institué ce fonds résulte d’une proposition de loi sénatoriale, dont le rapporteur était M. Retailleau – que je salue –, et qui a fait l’objet de débats assez consensuels. Pourtant, le FANT n’a pas encore été créé et nous n’avons pas voix au chapitre sur les grandes orientations.

Une fois dressé ce constat, il paraît primordial de replacer les collectivités au centre de l’aménagement numérique.

Les collectivités connaissent leur territoire et savent hiérarchiser les priorités de ce long chantier. Mais, monsieur le ministre, cela suppose que l’État les accompagne mieux, qu’il ne s’acharne pas à les contraindre à rester à la remorque des intérêts de trois ou quatre opérateurs, au détriment de l’ensemble des entreprises, des services publics et des particuliers.

J’ajouterai quelques observations complémentaires à cet égard.

Réduire les collectivités à un rôle de financeur ou de supplétif des opérateurs privés trahit un a priori : elles seraient incapables de traiter ce sujet complexe dans sa plénitude. Or les multiples réussites de réseaux d’initiative publique, les RIP, apportent la preuve contraire, et quelques années suffiront pour que les expertises s’acquièrent et se développent au sein des collectivités.

À l’heure des lois de décentralisation, on ne saurait soutenir que les questions importantes en la matière devraient rester l’affaire des seuls opérateurs et du Gouvernement.

Le chantier industriel du déploiement de la fibre durera dix à quinze ans. Il doit donc être anticipé, sauf à admettre qu’il ne peut concerner que les métropoles et que, à terme, nous laisserons s’étendre des déserts numériques au sein des territoires ruraux de notre pays. Or c’est cela que nous devons éviter.

La concertation générale, des schémas directeurs – départementaux pour l’essentiel –, une coordination régionale et la réglementation nationale sont autant d’éléments qui doivent concourir efficacement à mettre en ordre de marche une volonté politique partagée, une ingénierie opérationnelle et déconcentrée qui ouvriront le chemin du très haut débit aux territoires et à la France de demain.

Dans ce cadre, les pistes de réflexion sont multiples. J’en citerai quelques-unes : privilégier la concurrence par les services et l’abandon du dogme de la concurrence par les infrastructures ; rendre éligibles aux aides les projets intégrés portés par les collectivités ; reconnaître la spécificité du statut d’opérateur d’opérateurs, dont les RIP ; donner un caractère opposable aux schémas d’aménagement numérique des territoires, à l’image de certains documents d’urbanisme ; organiser une fédération des RIP. Par ailleurs, pourquoi s’interdire une réflexion nécessaire et utile sur la séparation structurelle ou fonctionnelle de France Telecom quant à sa boucle locale de cuivre afin de financer la boucle en fibre du FTTH – Fiber to the home ?

En quelques mots, monsieur le ministre, nous vous invitons à changer votre fusil d’épaule, pour que cet enjeu de l’attractivité de nos territoires et de l’attractivité même de la nation ne soit pas obéré par une mauvaise architecture d’un schéma qui, aujourd’hui, fait preuve de son efficacité.

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