On constate une absence de dialogue, de concertation entre ces différents organismes de recherche, si bien qu'il peut arriver, par exemple, que deux laboratoires travaillant sur les mêmes questions et distants de quelques centaines de mètres ne communiquent pas entre eux. J'ai moi-même vécu cette situation.
Cette absence de connexion et de complémentarité entre les différents établissements et organismes de recherche aboutit à un véritable gaspillage. Même si les « success stories » sont nombreuses - vous avez évoqué tout à l'heure, monsieur Valade, l'espace, Airbus, l'énergie nucléaire, la médecine -, ce sont des arbres qui cachent la forêt.
Or, loin de favoriser la mise en cohérence et la clarification, loin d'améliorer la visibilité entre les différentes structures existantes - je ne prétends pas que la tâche soit aisée, pas plus que je ne mésestime la capacité à réagir de mes ex-collègues quand ils sont confrontés à la nouveauté -, le projet de loi ajoute encore à la complexité en créant de nouvelles instances dont le rôle manque de précision - la définition en est renvoyée à un décret, par exemple -, et l'articulation avec l'existant demeure très floue.
Ainsi, aux EPST, aux EPIC, aux universités, viennent s'ajouter les PRES, les « campus de recherche » ou, dans la nouvelle dénomination choisie par les rapporteurs de la commission spéciale « les réseaux thématiques de recherche avancée », qui me semblent mieux correspondre à l'esprit qui doit être développé, les fondations, les instituts Carnot, les pôles de compétitivité. Quand tout cela s'additionne sur le même territoire, je vous laisse imaginer le chemin que doit parcourir un chercheur pour valider son projet !
À cela s'ajoutent aussi les agences de moyens, l'AII et l'ANR, sans oublier Oséo-ANVAR.
Mais ce n'est pas tout.
À ce qui précède il faut en effet encore ajouter le nouveau Haut Conseil de la science et de la technologie, dont on voit d'ailleurs mal le positionnement par rapport au Conseil supérieur de la recherche et de la technologie et par rapport au conseil scientifique de l'ANR ; et je n'aurais garde d'oublier la nouvelle structure d'évaluation, l'Agence d'évaluation de la recherche !
Pourtant, les exemples de gouvernance efficace ne manquent pas, tels que le NIH aux États-Unis ou le MRC en Angleterre, qui ont fait leurs preuves.
Si certaines nouvelles structures semblent répondre à des demandes formulées, par exemple, lors des états généraux de la recherche, à y regarder de près, on s'aperçoit qu'elles n'en portent que le nom sans en avoir ni la consistance ni l'objet.
Ces ajouts de nouvelles structures à l'actuel enchevêtrement de structures existantes est inquiétant. Il aboutit à un véritable empilement de structures, à une superposition qui brouille encore plus la lisibilité du système.
Selon certains chercheurs, « cette opacité supplémentaire sert à dissimuler un objectif inavoué : faire dépérir les structures actuelles ». J'imagine mal qu'un gouvernement puisse nourrir un tel espoir !
Toutefois, semble en être significatif, par exemple, l'absence de liens juridiques entre les PRES, les campus de recherche et les fondations, puisque le texte ne les précise pas. Cela conduit à une véritable insécurité du point de vue de l'équilibre à trouver entre ces différentes structures et de la place à réserver à la recherche publique.
La question qui se pose en effet est de savoir comment, en définitive, les crédits se répartiront, notamment entre recherche publique et recherche privée. Quelle sera la place de l'université et de l'enseignement supérieur dans ce cadre ? N'y a-t-il pas un risque de privatisation rampante de la recherche par le biais des fondations ?
Le risque d'un développement de la « culture de projets », qui conduirait au démembrement de la recherche fondamentale, n'est, en tout cas, pas à écarter. Sur cette question, les propos tenus, ici ou là, par divers membres du Gouvernement sont apparus contradictoires, ce qui met en évidence, s'il le fallait encore, l'absence de cohérence.
Cette cacophonie des visions, ce manque d'orientation claire, sont particulièrement déstabilisants pour le monde de la recherche.
Le ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy, qui s'est exprimé, sur cette question comme sur d'autres, a souhaité que les organismes de recherche se concentrent surtout sur les fonctions de financement de projets de recherche, notamment publique.
Permettez-moi de citer ses propos : « Je plaide pour que nos grands organismes soient recentrés sur leurs missions d'agences de moyens, qui financent, évaluent mais ne gèrent pas ou peu, sans que cela les empêche de conserver leur réseau de laboratoires propres. Leur rôle principal consisterait à accorder des financements sur projets à des équipes de recherche, notamment universitaires. Il leur reviendrait d'appliquer, au besoin en faisant appel à des experts internationaux, des critères très exigeants de qualité scientifique. »
Quelle est la place réservée, dans cette optique, à la nouvelle ANR ? Elle est ressentie comme une concurrente par les autres organismes. Je considère que les responsables des EPST ont d'ailleurs été très en retrait par rapport aux sentiments profonds dont ils nous avaient fait part lors des auditions.
Quant aux PRES, pôles de compétitivité, campus de recherche et fondations, on a entendu toutes sortes de choses les plus contradictoires. C'est précisément le flou de ce projet de loi et la superposition de nouvelles structures qui permettent ces conflits d'interprétations.
En réalité, ainsi que l'ont souligné de nombreux chercheurs, si le Gouvernement affirme vouloir soutenir l'ensemble de la recherche, depuis ses aspects les plus fondamentaux jusqu'à l'innovation, la réalité est tout autre. Sa seule priorité, comme vous l'avez dit, monsieur le ministre délégué, c'est l'innovation. Or il ne peut pas y avoir d'innovation sans découverte.
À travers les pôles de compétitivité, « c'est sur l'aide privée que se concentre la faible croissance prévue, alors que la part des moyens affectés à la recherche publique et aux universités, par rapport au PIB, baissera », et ce mécaniquement dans le cadre budgétaire que nous connaissons.
Au final, les chercheurs soulignent le risque - et il existe - d'une aggravation des inégalités : pour reprendre une expression qui a fait florès, « il va pleuvoir là où l'herbe est déjà mouillée » !
Loin de conforter la recherche sur un territoire avec le rayonnement international que cela suppose, les pôles de compétitivité risquent d'aboutir à une spécialisation des territoires sans structuration des activités sur le long terme.
Mais je reviens à l'ANR. L'Agence nationale de la recherche semble participer à l'assèchement de la recherche fondamentale. Selon M. Fillon, l'ANR devait être considérée, sur le plan des financements, comme un complément. Loin de jouer ce rôle, elle contribue à répartir les crédits de manière sélective en fonction des projets et en raccourcissant ainsi progressivement l'horizon et les temps, nécessairement longs, de la recherche. Je sais que l'un des rapporteurs a évoqué la rapidité, mais la recherche fondamentale suppose le temps long.
L'ANR « instaure un financement sur projets au détriment de l'augmentation du financement récurrent des laboratoires demandés par les chercheurs ».
Avec un drainage important des financements au détriment des laboratoires des organismes de recherche, « c'est un pilotage très fort de la recherche par le Gouvernement qui est instauré ». Les acteurs du monde économique, en particulier les industriels, « sont fortement impliqués dans le fléchage des axes de recherche à privilégier et bénéficient largement de ces financements ». Ce sont donc les domaines rentables à court terme qui risquent d'être sélectionnés en priorité. On ne peut pas demander aux entreprises de faire de l'investissement à long terme sans espoir de retour, autrement dit d'être des philanthropes.
Cela va conduire à l'abandon de pans entiers de la recherche jugés non rentables aujourd'hui, alors qu'ils seront peut-être déterminants demain - j'évoquais la lampe, la diode d'Esaki et les bactéries de Pasteur tout à l'heure - pour aborder tel ou tel problème majeur concernant l'ensemble de notre société.
Il faut aussi souligner - c'est un éclairage complémentaire - que les échelles de temps entre les PRES, les campus de recherche et les pôles de compétitivité sont différentes et difficilement compatibles. On comprend ici toute la complexité de l'articulation entre la recherche fondamentale, la recherche finalisée et la recherche valorisable sur le court terme, visant les débouchés marchands immédiats.
La recherche a besoin de temps longs : elle doit s'inscrire dans la durée, ce qui suppose des engagements financiers souscrits eux aussi sur la durée et des statuts de chercheurs qui ne soient pas précaires.
De ce point de vue, la précarisation de la recherche, avec la multiplication des contrats à durée déterminée, est fortement handicapante pour les chercheurs : si on ne leur ouvre pas l'horizon dégagé qui leur est nécessaire, on verra les meilleurs s'orienter vers la recherche finalisée. J'ajoute que les faibles perspectives de carrières, les statuts précarisés et les salaires que l'on sait rendent bien réel le risque d'assister au départ à l'étranger de notre potentiel humain de chercheurs.
Renforcer l'attractivité de la carrière des chercheurs est une priorité si nous voulons fixer nos chercheurs, en particulier nos post-doctorants, sur notre territoire.
La question de l'accroissement de l'employabilité des jeunes chercheurs dans le privé se pose avec acuité. On ne dynamisera pas la recherche et on ne donnera pas de réelles perspectives à nos jeunes chercheurs si ces derniers ne trouvent pas à s'employer également dans le privé. C'est la condition sine qua non du développement de la recherche, en particulier dans le monde industriel. Or force est de constater que les entreprises privées ne recrutent pas assez de jeunes docteurs. Des Américains que nous avions rencontrés lors d'un déplacement organisé par l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques, avaient eu le cynisme de nous dire : « Vous fournissez les meilleurs docteurs, nous avons les moyens de les acheter. »
Il est également nécessaire de revaloriser les bourses de thèses ainsi que les salaires des chercheurs et enseignants-chercheurs. Je sais, monsieur le ministre délégué, que votre ministère a été échaudé par une précédente loi, mais reconnaissez que, au-delà des grandes déclarations contenues dans l'exposé de motifs, avec lesquelles on ne peut qu'être globalement d'accord, le présent projet de loi ne fait qu'accroître davantage encore la précarisation des statuts, puisque le recrutement de 3 000 jeunes chercheurs pourrait se faire sur la base de CDD.
Ce n'est guère de cette manière que l'on rendra la filière de la recherche attractive ! Comme le soulignait un chercheur, l'âge moyen d'un recrutement se situe aujourd'hui, après des périodes de bourse et de post-doc, aux environs de trente-trois ans, pour un salaire net de 1 600 euros. Quant à celui qui s'engage dans la recherche avec un bac + 5, il perçoit moins que le SMIC ! Et l'on s'étonne de la pénurie de chercheurs qui menacerait la France avec le départ en retraite des générations du « papy-boom » ?
On doit aussi se poser la question de l'attractivité des études scientifiques : la baisse de niveau dans les classes scientifiques avant le bac ne laisse pas d'inquiéter sur ce que sera dans quelques années le niveau des étudiants et des docteurs !
Les représentants de la communauté scientifique, que nous avons tous reçus, ont lancé un appel aux sénateurs et députés ; cette initiative rend compte en tout cas d'un véritable malaise et d'une grande déception face au contenu d'un projet de loi qui risque de condamner la recherche fondamentale.
M. de Robien avait utilisé trois mots clés lors de la présentation de ce projet de loi à notre commission spéciale : lisibilité, efficacité, confiance.
Lisibilité ? Vous m'accorderez, monsieur le ministre délégué, qu'en empilant les structures on augmente l'opacité.
Efficacité ? J'en doute ! Faute d'une volonté - je ne parle pas de courage, car je pèse mes mots -, de restructurer l'ensemble de la recherche, les chercheurs pourront dorénavant être « ballottés » entre des politiques aux visées différentes selon les structures auxquelles ils seront rattachés.
Confiance ? Je crains que rien dans ce projet de loi ne rassure les chercheurs non plus que les organismes de recherche, malgré ce qu'ils ont pu nous dire en commission spéciale. Pour connaître un peu le fonctionnement de certains de ces organismes, je sais que l'inquiétude que suscitent les règles de fonctionnement de l'ANR est assez forte, notamment dans ces trois importants établissements que sont le CNRS, l'INSERM et le CEA.
Une complémentarité aurait pourtant pu être instaurée entre l'ANR et les organismes de recherche, en particulier en prévoyant l'allocation de primes - grants en anglais - à des projets sélectionnés par ces derniers ; cette avancée aurait pu rassurer.
J'espère encore, monsieur le ministre délégué, que nous pourrons améliorer ce projet de loi, même si, hélas, il ne doit faire l'objet que d'une seule lecture.