Madame la ministre, loin d’inventer la télévision de service public du XXIe siècle, vous êtes en train de la dénaturer et de la marginaliser en vous en prenant à ses fondements mêmes. D’une part, vous vous attaquez à son autonomie financière, en remplaçant la ressource publicitaire par de très incertains crédits budgétaires non affectés, avec de nouvelles taxes déjà amputées de moitié par la majorité à l’Assemblée nationale. D’autre part, vous remettez en cause son indépendance politique, en plaçant la présidence du groupe France télévisions sous la tutelle directe du chef de l’État.
Il s'agit d’un recul des libertés publiques qui pose incontestablement un problème constitutionnel. Il ne faut pas confondre télévision publique et télévision d’État, comme le faisait justement remarquer il y a peu David Lévy, ancien directeur à la BBC, un déçu, parmi bien d’autres, de la commission Copé.
Enfin, vous vous attaquez à la liberté éditoriale de la télévision publique, puisque ce projet de loi excessivement prescriptif et contraignant tend presque à établir les programmes à la place des professionnels !
Alors qu’il est primordial de chercher à toujours mieux affranchir l’audiovisuel public du pouvoir politique, ou plutôt de l’exécutif, ce texte ose prévoir une régression démocratique inédite. Comment croire que la nomination et la révocation du président de France Télévisions, de Radio France et de l’audiovisuel extérieur par le Président de la République constituent un progrès ?
Certes, l’ancien dispositif n’était pas satisfaisant. Mais est-ce une raison pour faire pire ? Ce nouveau principe de nomination est franchement inacceptable, car c’est l’indépendance même de l’audiovisuel public et sa crédibilité qui sont bafouées. Les garde-fous proposés n’en sont pas, et je m’étonne que le président du CSA, bien qu’il soit privé de son pouvoir de nomination, ne trouve rien à y redire.
Quant à l’avis conforme des commissions parlementaires, il n’est que formel, puisqu’une confortable majorité des parlementaires de droite accepte de se conformer aux vœux du Président de la République. M. François Baroin, ancien ministre et membre de la majorité, n’a-t-il pas déclaré : « La nomination du président de France Télévisions par le chef de l’État jettera le soupçon sur le traitement audiovisuel d’une future campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy » ! En qualité d’ancien journaliste, il sait de quoi il parle !
Les chaînes privées sont déjà dirigées par les amis du Président de la République ; les chaînes publiques devraient l’être dorénavant par quelqu’un que celui-ci aura lui-même choisi. La télévision publique ne peut être la propriété de qui que ce soit, et encore moins du seul chef de l’État !
La télévision est un bien public : elle appartient à tous les Français ; elle est l’affaire de tous. Les téléspectateurs en sont le seul et véritable actionnaire unique. Le Président de la République n’a pas le droit de leur confisquer ce bien commun.
Comment les démocrates et les républicains de ce pays pourraient-ils rester insensibles au viol de ce principe essentiel qu’est la séparation des pouvoirs ? C’est aussi le pluralisme qui est remis en cause. Nous n’avons pas besoin de médias aux ordres, subordonnés à une pensée unique ou à une idéologie !
Outre la nomination et la révocation par le chef de l’État, pour faire bonne mesure, dans ce véritable système féodal, on instaure la vassalité financière.
Chaque année, France Télévisions devra quémander le montant de son budget, et cette société pourra être sanctionnée à loisir si elle n’a pas donné satisfaction à son commanditaire. Comme le soulignait Hervé Bourges, ancien PD-G de TF1 avant sa privatisation, puis de France Télévisions, mais aussi ex-président du CSA : « On sait très bien que si le Gouvernement n’est pas satisfait de la politique éditoriale du service public, il pourra décider de couper le financement. Je l’ai connu dans le passé ».
Mes chers collègues, soyons clairs : la menace la plus pernicieuse est bien celle du sous-financement, car il aboutira inexorablement au dépérissement des chaînes publiques. On nous répète en boucle que l’État compensera à l’euro près le manque à gagner lié à la suppression de la publicité. Cette affirmation est purement théorique et rien ne garantit qu’elle sera mise en pratique, d’autant que les promesses, c’est bien connu, n’engagent que ceux qui les écoutent !
Par ailleurs, les bases mêmes des calculs que vous mettez en avant pour la compensation sont délibérément sous-évaluées. Il ne faut être ni un spécialiste des finances ni un génie de la gestion pour constater que le compte n’y est pas : ce ne sont pas 450 millions d’euros qui feront défaut à France Télévisions, mais le double, à court terme ! Et ce n’est qu’un minimum pour assurer son indispensable développement, son approfondissement du média global, ses investissements dans la création et l’innovation, qui ne doivent pas devenir la variable d’ajustements des déficits que cette société ne manquera pas d’accumuler.
Contrairement à ce que vous déclarez, madame la ministre, ce projet de loi est non pas une chance, mais un coup de grâce pour France Télévisions. Cette société ne sera plus tributaire d’un marché publicitaire certes en baisse, mais elle aurait su s’adapter dans le temps à cette érosion, alors que, dorénavant, on lui demande l’impossible.
Chaque année, France Télévisions devra demander l’aumône, d’autant que les deux nouvelles taxes, déjà revues à la baisse de moitié et qui risquent de surcroît d’être désavouées par Bruxelles, ne lui sont pas affectées directement.
Aucun financement n’est prévu pour les nouveaux programmes en remplacement du temps d’antenne publicitaire. Bref, vous placez France Télévisions dans une situation de faillite annoncée et dans l’incapacité de relever les défis qui l’attendent en matière de haute définition ou de services délinéarisés.
Pourtant, des solutions simples existent : augmenter le montant de la redevance et revoir son assiette. Et puisque vous craignez que cette mesure ne soit impopulaire, instaurons une progressivité de la redevance en fonction des revenus de chaque foyer afin de la rendre plus juste !
Rappelons que, dans notre pays, la redevance s’élève à moins de dix euros par mois et qu’elle demeure l’une des plus faibles d’Europe. Si son indexation sur le coût de la vie va dans le bon sens, elle demeure tout à fait insuffisante.
Si la télévision a déjà beaucoup évolué depuis son avènement, ce projet de loi constitue une véritable régression. D’ailleurs, nos concitoyens ne s’y trompent pas et ne sont guère favorables, dans leur majorité, par exemple à la nomination du président de France Télévisions par le chef de l’État.
Comment ne pas entendre l’inquiétude, la déception et la colère d’une grande partie des professionnels de l’audiovisuel et des salariés de France Télévisions ? Ils ont raison, et nous sommes à leurs côtés !
Serons-nous encore en démocratie lorsque les médias seront concentrés entre les mains d’une poignée d’industriels dépendants ou proches du pouvoir ? Serons-nous encore en démocratie lorsque France Télévisions ne sera plus que le porte-voix d’un exécutif tout-puissant et omniprésent ?
Pour le devenir même de notre société et de nos libertés fondamentales, si chèrement acquises, au nom des principes démocratiques qui fondent la République, au nom du progrès même, il est indispensable de rejeter ce texte qui met en danger de mort l’indispensable indépendance et le nécessaire pluralisme de notre paysage audiovisuel.
C'est pourquoi, en conscience, mes chers collègues, je vous invite à voter cette motion tendant à opposer la question préalable.