Madame la ministre, votre Gouvernement nous a habitués au grand écart entre les intentions affichées et la réalité des mesures que vous proposez.
À première vue, il n'est pas surprenant qu'un texte dont l'intitulé est « projet de loi pour l'égalité des chances » fasse un sort particulier aux zones franches urbaines et prévoie divers dispositifs destinés à renforcer l'implantation d'activités nouvelles dans ces zones où les populations cumulent de multiples difficultés. Les articles 6 à 15 apportent diverses innovations sur ce plan.
À première vue aussi, on pourrait croire que l'article 13 contribue à favoriser l'installation d'équipements cinématographiques dans des zones qui sont souvent de véritables déserts culturels. Mais, de fait, vous cédez une fois de plus aux sirènes du libéralisme sans frein. Jusqu'ici, vous avez joué avec la panoplie des mesures fiscales ; cette fois, vous abordez le registre en cassant les procédures.
En effet, l'article 13 dispense les projets d'équipements cinématographiques de type multiplexe - création et extension - situés en zones franches urbaines du régime d'autorisation préalable prévu jusqu'à maintenant. La loi du 27 décembre 1973, modifiée en 1996 et 1998, soumet à l'autorisation des commissions départementales d'équipement commercial les projets de création d'un ensemble de salles cinématographiques sous condition d'échelle - 1 000 places et plus.
Vous êtes-vous demandé pourquoi une telle procédure avait été mise en place ? D'abord, l'implantation des multiplexes, en ville ou à la périphérie, peut remettre en cause l'existence de salles de cinéma indépendantes préexistantes. L'implantation de mastodontes commerciaux risque en effet d'aboutir, chacun le sait, à un abus de position dominante sur la zone concernée. Surtout, la programmation de ces multiplexes - qu'il ne faut sans doute pas diaboliser, car ils représentent une offre nouvelle - favorise néanmoins, à l'évidence, les plus grosses productions cinématographiques et ne donnent en général qu'un très court temps d'exposition aux films à petit budget et sortant de la production normalisée. Ainsi, au ministère de la culture en 2000, mon souci avait-il été de renforcer le dispositif d'autorisation préalable pour ne pas laisser détruire le tissu existant.
La composition de ces commissions départementales - élus et professionnels - permet, je le souligne, d'inscrire la décision économique dans un débat local sur l'aménagement du territoire. C'est une préoccupation légitime de décentralisation qu'il ne faut absolument pas sacrifier. On sait qu'il n'y aura pas de réel développement économique si le projet n'est pas porté par les acteurs locaux. En vérité, éliminer cette étape de la procédure nous éloigne de l'objectif affiché d'égalité des chances pour ces territoires et leurs habitants.
Dans la nouvelle rédaction, j'ai bien noté que vous n'envisagiez de supprimer le passage en CDC que lorsque « la densité d'équipement en salles de spectacles cinématographiques de la zone d'attraction concernée est inférieure à la moyenne nationale d'équipement observée l'année civile précédente. » Mais, dans un tel domaine, madame la ministre, que signifie la « moyenne nationale » lorsqu'il s'agit de territoires dont la situation économique et sociale est exceptionnelle ?
Dois-je rappeler que la culture n'est pas une marchandise comme les autres ? En France, en matière de cinéma notamment, l'État et de très nombreuses collectivités locales mènent depuis longtemps non seulement une politique de soutien à la création, mais aussi une politique volontariste d'aide aux cinémas indépendants et à l'art et essai, en direction des producteurs et des exploitants indépendants qui ont miraculeusement résisté jusqu'à maintenant au rouleau compresseur des grosses machines. Madame la ministre, on ne peut pas, au détour d'un texte sur un tout autre sujet, laisser ainsi brader des pans entiers des politiques culturelles élaborées pendant plusieurs décennies.
L'effet bénéfique de telles politiques est d'assurer une certaine diversité de l'offre culturelle. Cet objectif, qui est essentiel, a d'ailleurs été conforté par l'adoption, à l'UNESCO, avec le soutien actif de la France, de la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles.
De ce point de vue, privilégier de façon « indiscriminée » l'implantation de multiplexes dans les zones franches urbaines et sans concertation locale va à contresens de l'objectif recherché. C'est justement parce qu'il s'agit de zones défavorisées qu'il faut non seulement préserver, lorsqu'elle existe, la diversité des activités culturelles, mais aussi permettre sa création, notamment lorsque c'est le projet des politiques culturelles locales. En effet, les publics de ces quartiers sont les plus exposés, via la télévision notamment, à la culture de masse, dont on déplore l'uniformité et surtout l'incapacité à lutter contre les inégalités.
Le cinéma permet d'offrir une ouverture. Le multiplexe n'est pas forcément la meilleure ni la seule réponse. Un sérieux examen local est nécessaire. C'est pourquoi le maintien du passage en commission départementale d'équipement commercial est indispensable et ce n'est pas un délai réduit d'examen qui nous satisfera. En la matière, nous pensons qu'il faut s'en tenir à la procédure actuelle.