Intervention de Jacques Mézard

Réunion du 24 mars 2010 à 14h30
Garde à vue — Renvoi à la commission d'une proposition de loi

Photo de Jacques MézardJacques Mézard, auteur de la proposition de loi :

Madame le garde des sceaux, je vous remercie d’être parmi nous pour traiter du sujet de la garde à vue qui nous réunit de nouveau aujourd'hui. Ce ne sera d’ailleurs pas la dernière fois, je pense. En la matière, la persévérance du groupe du RDSE n’est pas diabolique ; c’est l’erreur dans laquelle le système pénal est maintenu qui l’est. Le problème de la garde à vue aujourd'hui n’est pas un objet de polémique ; c’est un sujet de révolte.

La situation actuelle constitue, comme l’a dit Robert Badinter, « un véritable scandale », décrié de tous bords, une lèpre défigurant le visage de notre justice pénale, de notre justice tout court, dont il ne faut pas seulement arrêter la progression – j’ai eu le sentiment en vous écoutant récemment que vous vous y étiez engagée, madame le garde des sceaux – mais qu’il convient de guérir. Cela ne pourra se faire à l’aide de placebos ou d’incantations vertueuses, mais exigera un changement radical, au sens premier du terme.

Madame le ministre d'État, lors du débat du 9 février dernier, vous avez bien voulu me remercier d’avoir adopté « un ton exempt de polémique ». Toutefois, vous en avez profité pour envoyer une salve contre Mmes Guigou et Lebranchu, qui n’en méritaient peut-être point tant.

La garde à vue, c’est une dérive sécuritaire aux antipodes de la sécurité et du maintien de l’ordre, une machine à produire du chiffre devenue incontrôlée, une machine qui n’impressionne plus les vrais délinquants mais qui terrorise le citoyen lambda, une machine qui fait qu’aujourd’hui nombre de nos citoyens ont perdu confiance en leur police – il n’est qu’à lire les récentes enquêtes d’opinion pour constater la dégradation de l’image de notre police et de notre gendarmerie auprès de la population, ce qui est tout à fait regrettable –, une procédure qui amène conflits entre policiers, d’une part, magistrats et avocats, d’autre part, pas toujours unis pourtant, et rupture entre citoyens et forces de l’ordre.

Tous les ingrédients sont réunis pour, non pas promouvoir plus de sécurité et de lien social, mais bien au contraire mettre en évidence le délitement de l’État dans sa puissance régalienne. On n’assure pas l’ordre républicain en humiliant 800 000 Français chaque année, alors que plusieurs centaines de milliers d’entre eux ne feront l’objet d’aucune poursuite, et ce pendant que des zones de non-droit se développent dans tout le pays au fil des ans.

Il ne convient point de faire – et le groupe du RDSE ne l’a jamais fait – le procès de la police et de la gendarmerie, lesquelles appliquent une politique dans des conditions souvent très difficiles et qui, si elles l’appliquent mal dans certains cas, doivent recevoir les consignes adéquates.

Nous savons combien le travail des forces de l’ordre est difficile et souvent ingrat. Nous pouvons comprendre qu’elles soient excédées par la répétition de comportements impunis. Cela ne justifie cependant point la situation actuelle.

Pourquoi en sommes-nous arrivés là, en une dizaine d’années à peine ? Peuvent être invoqués sans doute une responsabilité diversifiée, collective, des interprétations jurisprudentielles contraignantes, une médiatisation exacerbée des faits divers, mais surtout, à notre sens, l’excès de discours, de lois et de règlements sécuritaires, la culture du chiffre, de la statistique, avec le rejet malheureux et dommageable de la police de proximité. Il suffit d’ailleurs de lire le récent communiqué de presse de notre collègue Charles Pasqua, ancien ministre de l’intérieur, dans lequel il rappelle la nécessité du travail sur le terrain et le caractère intolérable de l’actuelle garde à vue.

J’ai pu noter, à l’occasion du débat auquel j’ai participé dans « le 18 h » de Public Sénat avec M. Danio, délégué national du syndicat SGP Unité Police, une assez grande convergence de vues entre nous. Je le répète, il s’agit de faire non pas le procès de la police mais celui de la dérive d’une procédure qui mobilise le temps des policiers, qui est inefficace en matière de prévention de la délinquance, et indigne d’un pays démocratique tel que le nôtre.

Tenter de faire accroire que l’augmentation exponentielle des gardes à vue participe d’une diminution de la délinquance est une faribole. Comment la délinquance pourrait-elle baisser si les gardes à vue sont multipliées par deux ou par trois ?

Comment sommes-nous parvenus à ce constat d’échec et, dans certains cas, au dévoiement de nos principes de droit les plus élémentaires ? Était-il raisonnable, comme l’a souligné le rapport d’activité du contrôleur général des lieux de privation de liberté, de retenir le nombre de placements en garde à vue comme l’un des indicateurs de performance de la police ? Je remercie François Zocchetto d’avoir rappelé ce point important dans le rapport qu’il a rédigé, au nom de la commission des lois, sur le texte que je vous présente aujourd'hui. Certes, le ministère de l’intérieur, reconnaissant ce fait, a promis que, pour 2010, le nombre de gardes à vue ne figurerait même plus comme simple information de l’activité des services. Il a tout de même fallu attendre ce débordement, cette exaspération pour en arriver là !

Oui, l’exécutif reconnaît objectivement les errements existants. Ainsi, le Premier ministre s’est déclaré choqué par le nombre des gardes à vue. Vous-même, madame le ministre d'État, avez réaffirmé le 9 février dernier le caractère exceptionnel de la garde à vue et la nécessité d’« accroître les droits de la personne gardée à vue et la latitude d’intervention de l’avocat ». Il s’agit là de bons objectifs dont nous craignons que le projet de loi que vous nous soumettrez prochainement ne soit aux antipodes.

Nous avions tellement raison que, sept jours après le débat qui s’est tenu au Sénat le 9 février dernier, M. Jacques Fournier, directeur central de la sécurité publique, ouvrait le parapluie et adressait aux directeurs départementaux et aux fonctionnaires de police une note de service qui constitue le plus net aveu et dont l’objet se suffit à lui-même. Je détiens une copie de cet excellent document dont je conseille la lecture extrêmement intéressante à tous mes collègues. Elle commence ainsi : « L’actualité récente m’amène à vous rappeler les principes fondamentaux régissant la mise en œuvre des mesures de garde à vue qui doivent impérativement garantir la dignité des personnes qui en font l’objet. Elle ne saurait être systématique sans être considérée comme attentatoire à la dignité de la personne gardée à vue si en plus elle s’accompagne d’un déshabillage systématique. »

Les trois pages suivantes sont de la même veine.

Mes chers collègues, l’urgence est manifeste.

Tout d’abord, les conditions de rétention – il s’agit, rappelons-le, de mesures de privation de liberté – sont déplorables. La responsabilité n’en est pas imputable à l’exécutif actuel. C’est une situation qui résulte de l’accumulation, depuis de nombreuses années, de pratiques souvent dégradantes, y compris pour nombre de policiers : la promiscuité, les fouilles, le déshabillage, le retrait des lunettes, des soutiens-gorge, le tutoiement systématique sont intolérables.

L’illustration en a été donnée récemment par certains reportages télévisés, sans doute destinés à valoriser l’action de la police, qui en donnaient au contraire une très mauvaise image en montrant des comportements empreints d’une certaine brutalité, il faut bien le dire.

Ensuite, les gardes à vue sont utilisées pour tout et n’importe quoi. Il y a incohérence entre mise en garde à vue, poursuite et sanction pénale. Curieusement, sont introuvables les statistiques relatives aux suites des gardes à vue, de même que le nombre de gardes à vue pour « alcoolémie » parmi celles résultant des « infractions routières » ; la cellule de dégrisement a parfois bon dos !

Par ailleurs, je le souligne, madame le ministre d’État, le contrôle du parquet est devenu symbolique, pour ne pas dire inexistant, dans la majorité des cas. L’information du parquet par fax la nuit est une réalité, et ce dernier, avec la meilleure volonté du monde, est dans la stricte incapacité de contrôler 800 000 gardes à vue par an.

En outre, l’article 63 du code de procédure pénale a fait l’objet d’une pratique viciée, polluant toute la chaîne judiciaire.

De ce fait, les règles procédurales sont souvent transgressées, s’agissant tant de l’information de la nature de l’infraction, des droits de la personne, que de l’entretien avec l’avocat, celui-ci n’étant, dans la pratique, prévenu par l’officier de police judiciaire que plusieurs heures après le début de la garde à vue. Affirmer le contraire ne correspond pas à la réalité du terrain.

Nous sommes à la croisée des chemins. Quel discours doit-on croire ? Où est l’à la française promis par le Président de la République ?

Le chemin que nous vous proposons, ce n’est pas celui de la rupture, ce n’est pas celui des débats malsains sur l’identité nationale, c’est celui de la réconciliation dans l’État de droit, là où la règle n’est pas dictée par la prochaine échéance électorale, mais a pour objet l’organisation de la vie en société en fonction de l’évolution de cette dernière, dans le respect constant des principes de la République, là où l’ordre est au service des libertés.

Lors de la discussion dans notre assemblée de la question orale sur le renforcement des droits des personnes placées en garde à vue, le 9 février dernier, j’avais déjà relevé, me fondant sur l’excellent rapport du service des études comparées du Sénat, daté de décembre 2009, les deux axes essentiels de nature à nous ramener dans le droit chemin des principes.

Premièrement, la plupart de nos voisins européens subordonnent le placement en garde à vue à l’existence d’une infraction d’une gravité certaine, alors qu’en France, aujourd’hui, dans des dizaines de milliers de cas, on « place en garde à vue » sans infraction caractérisée, avec comme seule conséquence l’humiliation et l’introduction de la personne gardée à vue dans les fichiers informatiques, ce qui dénie tout droit véritable à l’oubli.

Deuxièmement, chez tous nos voisins, à l’exception de la Belgique, les personnes en garde à vue peuvent bénéficier de l’assistance d’un avocat dès qu’elles sont privées de liberté.

Les errements de cette politique mènent aujourd’hui à une insécurité juridique incompatible avec le fonctionnement d’une grande démocratie.

La France est en contradiction frontale avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, devenue univoque avec les arrêts Dayanan, Kolesnik et Savas du dernier trimestre 2009. S’est ajouté l’arrêt du 2 mars 2010 Adamkiewicz c. Pologne, dont le paragraphe 84 affirme clairement : « L’équité d’une procédure pénale requiert d’une manière générale, aux fins de l’article 6 de la Convention, que le suspect jouisse de la possibilité de se faire assister par un avocat dès le moment de son placement en garde à vue ou en détention provisoire [...], l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil [...] ».

On ne peut être plus clair. Et soutenir que les arrêts de la Cour européenne relatifs à la Turquie et à la Pologne ne nous sont pas opposables relève de l’argutie.

Ces derniers mois, nombre de tribunaux français – pas tous : nous sommes dans la contradiction ! – ont annulé des procédures en se fondant sur la jurisprudence européenne. Et, au début de ce mois de mars, la vingt-troisième chambre du tribunal correctionnel de Paris utilisant la question préjudicielle de constitutionnalité, et ce dans plusieurs dossiers sous des présidences différentes, a saisi la Cour de cassation qui décidera de la saisine du Conseil constitutionnel. C’est la confusion.

Cette situation ne saurait perdurer, dans l’intérêt de la justice, de l’ordre et de la République.

Si l’on y ajoute le projet de suppression du juge d’instruction, qui pourrait intervenir dès demain, la paralysie, temporaire – espérons-le ! –, de l’institution judiciaire s’annonce.

Madame le ministre d’État, vous ne pouvez plus attendre. Il n’est point besoin de rapports multiples d’éminentes personnalités, qui ont peu fréquenté les commissariats ou les dépôts, pour prendre des décisions salutaires.

En harmonie avec les avocats du barreau de Paris et, en particulier, le bâtonnier Charnière-Bournazel à la fin de son mandat, ainsi qu’avec l’association « Je ne parlerai qu’en présence de mon Avocat », nous portons aujourd'hui une proposition de loi rendant notre code de procédure pénale compatible avec la norme européenne, mais aussi, à l’évidence, avec les principes fondamentaux de notre République.

Monsieur le président, madame le ministre d’État, mes chers collègues, revenons-en aux « fondamentaux ; la garde à vue est une mesure privative de liberté, qui est contraire à la présomption d’innocence et ne se justifie que dans les trois cas suivants : risque de disparition de preuves ; risque de pression sur les témoins ; risque que le suspect ne se dérobe à la justice.

Si ces conditions sont respectées, le nombre de 800 000 gardes à vue s’effondrera immédiatement.

De toute manière, il faudra aller vers les solutions préconisées par notre proposition de loi sous peine de multiplication des recours et d’insécurité juridique chronique.

Que proposons-nous ? Il s’agit simplement de l’adéquation de l’article 63-4 du code de procédure pénale avec les principes que je viens de rappeler.

« Toute personne placée en garde à vue fait immédiatement l’objet d’une audition, assistée d’un avocat si elle en fait la demande. Son audition est alors différée jusqu’à l’arrivée de l’avocat. »

« À l’issue de cette audition, la personne ne peut être entendue, interrogée ou assister à tout acte d’enquête hors la présence de son avocat. »

Les dispositions sont les mêmes en cas de prolongation.

Le dispositif est simple et il fonctionne dans de nombreux pays démocratiques.

Il faut balayer les objections caricaturales, comme celle qui consiste à dire que l’avocat est une entrave à la bonne marche de l’enquête. Combien d’incidents découlent de l’entretien actuel, qui est de courtoisie, entre l’avocat et le gardé à vue ? On en dénombre quelques dizaines tout au plus ! En revanche, combien de bavures sécuritaires ?

Quel serait le coût pour l’État du dispositif proposé ? Le retour à la norme réduira considérablement le nombre de gardes à vue. Mes chers collègues, compte tenu de la rémunération de l’avocat pour les gardes à vue, de grâce, épargnez-nous les discours de l’appât du gain ! Utilisons les rentes des compagnies d’assurance sur la protection juridique pour rétablir les droits de la défense. Écoutons également les conclusions de notre excellent président Roland du Luart, qui a beaucoup travaillé sur la question de l’aide juridictionnelle.

Je remercie M. le rapporteur, François Zocchetto, non pas des trois dernières lignes de conclusion de son rapport proposant le renvoi en commission de la présente proposition de loi

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