Intervention de Catherine Morin-Desailly

Réunion du 4 mai 2006 à 9h30
Droit d'auteur et droits voisins dans la société de l'information — Discussion générale

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mon cher collègue, avec l'ère numérique, nous vivons une véritable révolution des modes de diffusion des oeuvres et de la culture. Les conséquences de cette révolution sur les droits d'auteur sont multiples : les oeuvres sont reproductibles à l'infini et à qualité identique ; leurs capacités de stockage sont démultipliées et, à travers les réseaux numériques, elles peuvent être diffusées très facilement et très rapidement. On pressentait depuis plusieurs années que la portée économique et culturelle du numérique serait comparable à celle de l'apparition de l'imprimerie. C'est aujourd'hui une certitude, car sont remis en cause les modes de fonctionnement et les fondements mêmes de la propriété intellectuelle et artistique.

Le projet de loi relatif au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information dont nous entamons aujourd'hui l'examen a pour objet d'adapter notre législation à cette révolution numérique. Or, convenons-en, l'examen d'un texte aussi complexe aurait mérité plusieurs lectures par chaque chambre, propices à une plus grande maturation de notre réflexion. En outre, les discussions engagées au Parlement français nous semblent intervenir soit trop tôt, soit trop tard.

Trop tard, car non seulement le projet de loi transpose une directive européenne qui date déjà de cinq ans, mais, qui plus est, reprend pour les États de l'Union européenne des dispositions des traités de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle datant de 1996, soit d'il y a dix ans ! D'ailleurs, la France, qui est avec l'Espagne le dernier pays de l'Union européenne à transposer la directive alors qu'elle aurait dû le faire au plus tard le 22 décembre 2002, a été condamnée par la Cour européenne de justice en janvier 2005 pour non-respect de son obligation. De par sa vocation européenne, le groupe UC-UDF, qui est favorable à la construction d'une Europe de la culture, laquelle suppose aussi l'harmonisation des législations des États membres en matière de droit d'auteur, regrette que la France ait été, une nouvelle fois, mauvais élève de la classe européenne.

À cela s'ajoutent le dépôt tardif du projet de loi, en novembre 2003, sur le bureau de l'Assemblée nationale, et son inscription à l'ordre du jour plusieurs fois repoussée. Autant dire que nous attendons ce texte depuis plusieurs mois ; d'ailleurs, le débat de société qui s'est engagé à l'occasion de son examen - mouvementé - à l'Assemblée nationale a démultiplié l'intérêt pour la question des droits d'auteur et du téléchargement dans notre pays.

Comment penser, dans ces conditions, que les dispositions juridiques élaborées voilà maintenant dix ans sont encore valables et applicables aujourd'hui, à la vitesse où vont les innovations technologiques dans le secteur du numérique ? Sur de nombreux aspects, le projet de loi peut paraître en décalage avec la réalité des techniques et des pratiques. Je ne citerai comme exemple que le téléchargement avec les logiciels de peer to peer et le développement récent des connexions Internet à haut débit en France. Ne risquons-nous pas de légiférer à contretemps et de voir les mesures législatives devenir obsolètes quelques semaines après leur adoption, voire dès leur promulgation ?

C'est sans doute trop tard, mais c'est peut-être également trop tôt. Trop tôt, car nous sommes à la croisée des chemins : la révolution numérique est en cours, de nouveaux modèles économiques émergent dans le secteur culturel. Ainsi, les distributeurs de vidéo ont récemment annoncé aux États-Unis la vente de l'oeuvre vidéo sous format numérique au même moment que la mise en vente du DVD. Il ne faudrait pas que, par des dispositions juridiques contraignantes, le législateur « fige » des positions industrielles et des modèles en plein développement.

Trop tôt également, car nous sommes à un tournant technologique et nous ne savons pas, pour l'instant, comment vont évoluer les techniques et les pratiques de téléchargement. Nous sommes au milieu du gué, et aucune solution idéale ne semble se dégager. Aussi, tout en garantissant certains principes clairs, il faut à mon avis créer un cadre législatif le plus ouvert et le plus souple possible pour qu'il puisse s'adapter aux évolutions technologiques futures, pour lesquelles - vous en conviendrez, mes chers collègues - on ne peut nous demander de jouer un rôle d'expert.

Parmi ces principes, le groupe UC-UDF est particulièrement attaché à la juste rémunération des auteurs et des artistes ; au maintien d'un environnement libre sur le Net ; à la reconnaissance du droit à la copie privée ; à l'interopérabilité et à un régime d'exceptions équitable.

Comme l'ont montré les débats à l'Assemblée nationale, les évolutions technologiques sont au centre des préoccupations. Alors que les discussions se sont concentrées sur les propositions de licence globale ou légale, celle-ci ayant pu apparaître à un moment comme une solution séduisante sur le papier - je tiens ici à rappeler que le groupe UC-UDF a été le seul à adopter une position claire et cohérente à ce sujet -, elles portent désormais davantage sur la question de l'interopérabilité et des mesures techniques de protection, qui forment d'ailleurs le coeur de la directive.

Reste la question du téléchargement, celle qui concerne le plus grand nombre de citoyens. Le débat, qui portait initialement sur le droit d'auteur, est devenu plus complexe et plus technique, nécessitant une maîtrise complète du fonctionnement des logiciels de téléchargement, des mesures de protection, des méthodes de cryptage et de brouillage, des codes sources... Pourtant, derrière ces questions et les multiples intérêts concernés par le projet de loi - ceux des auteurs, des artistes-interprètes, des ayants droit, des sociétés de perception, des industries culturelles, des consommateurs-internautes, qui sont tous légitimes -, il faut rappeler la primauté du droit d'auteur, qui, vous l'avez dit, monsieur le ministre, est intangible et inaliénable.

L'enjeu du projet de loi, il ne faut pas le perdre de vue, est bien la création culturelle dans notre pays. Mais il faut viser, dans l'univers numérique, un nouvel équilibre entre les auteurs, les créateurs et la diffusion de la culture, facilitée par le développement de l'internet et des supports dématérialisés.

Personnellement, je reste attachée à un juste équilibre entre les droits légitimes des auteurs, droits sans lesquels il ne saurait y avoir de création artistique et culturelle, et les droits de la société à l'accès, au partage et à la diffusion de la culture, des savoirs et de l'information, sans lesquels il ne peut y avoir de liberté. C'est en cela que l'élargissement des exceptions aux bibliothèques publiques, archives et musées, ainsi qu'aux fins d'enseignement et de recherche, est important. Si le projet de loi doit rappeler et réaffirmer que la création a une valeur, qu'elle a un coût, que tout n'est pas gratuit, comme peuvent le laisser croire l'utilisation et le développement d'Internet et du peer to peer, nous savons également que les mesures techniques de protection peuvent favoriser des monopoles industriels, limiter l'accès à la culture, ou encore restreindre l'exception pour copie privée.

C'est pourquoi, en même temps que de la reconnaissance juridique des mesures techniques de protection, qui permettent de préserver les droits exclusifs des auteurs en limitant les reproductions abusives, je me réjouis de constater que le texte issu des travaux de l'Assemblée nationale apporte des garanties sur l'interopérabilité, peu présente dans le texte du projet de loi initial. En effet, il ne faut pas minimiser les risques que les mesures techniques de protection souhaitées par les majors des industries culturelles font peser sur les consommateurs, mais aussi sur les auteurs et sur les artistes-interprètes mêmes, qui, ne figurant pas tous au « Top 50 », ne sont pas tous en mesure de négocier des contrats sécurisés. En maîtrisant la technologie, elles peuvent rendre impossible la lecture sur l'ensemble des supports d'un bien culturel acquis légalement et restreindre l'exception pour copie privée et, à terme, en faire disparaître la rémunération en tarissant ses sources de financement.

Je défendrai donc, avec mon groupe, plusieurs amendements visant à revenir à l'équilibre trouvé à l'article 7 par l'Assemblée nationale, unanime sur l'interopérabilité. Au demeurant, cet équilibre nous semble quelque peu remis en cause par l'amendement proposé par la commission des affaires culturelles.

Je me réjouis également que nos collègues députés aient apporté à l'article 8 des précisions et des garanties sur le bénéfice de l'exception pour copie privée, que menaçait le développement des mesures techniques de protection.

Pour ce qui est des sanctions, je m'interroge sur leur efficacité. Si tout le monde admet que, faute de moyens, il ne sera pas possible de poursuivre l'ensemble des internautes téléchargeant illégalement, que des technologies plus perfectionnées permettront la pratique « anonyme » du peer to peer sans être repéré par les logiciels, et que les peines encourues figurant dans la première mouture du projet de loi étaient manifestement excessives, il reste que le dispositif proposé aujourd'hui nous laisse dubitatifs. La crédibilité de la loi ne repose-t-elle pas sur l'effectivité des sanctions ? Celles-ci auront-elles une réelle efficacité sur les internautes ? Seront-elles applicables ? La pédagogie et la prévention ne devraient-elles pas être encouragées ? Pour ma part, je regrette que la partie préventive du système dit de « réponse graduée », c'est-à-dire l'envoi de courriels personnalisés aux internautes téléchargeant illégalement, n'ait pu aboutir. Cette mesure me paraissait pourtant de nature à dissuader de nombreux internautes d'actes de téléchargement illicite. Je voudrais également insister ici sur l'importance de la nécessaire éducation de nos jeunes concitoyens à la culture, tant le débat de société et les pratiques de téléchargement peuvent accréditer chez les jeunes générations l'idée que la culture ne coûte rien.

L'internet a bouleversé les « modes de consommation » des biens culturels. Plutôt que de prévoir une panoplie répressive largement illusoire et des mesures techniques prétendument inviolables, une éducation artistique et culturelle citoyenne pourrait rappeler la valeur de la création, par exemple que l'artiste interprète répète tous les jours avant d'enregistrer un CD ou de faire un concert, que la confection d'un CD coûte de l'argent, le prix que représente la production et la réalisation d'un film. C'est toute cette prévention éducative qui manque dans le projet de loi.

Nous veillerons, en outre, à ce que les sanctions prévues contre le contournement des mesures techniques de protection garantissent le respect de la vie privée contre les menaces intrusives, notamment lors des procédés mis en place pour repérer les contrevenants, comme l'a fait remarquer la CNIL, lors de la mise en place par les fournisseurs d'accès à Internet de la charte pour lutter contre la piraterie.

Celles-ci doivent également veiller à laisser se développer l'activité des logiciels libres, qui favorisent la capacité de recherche, la créativité et l'inventivité. Il y a là un enjeu pour la compétitivité de l'industrie française.

Pour finir, je voudrais insister sur le fait que nous sommes ; dans l'univers numérique ; à une période charnière où les lignes ne sont pas encore fixées ; nous en avons tous conscience

Les acteurs économiques spécialisés dans les industries culturelles doivent innover, inventer de nouvelles formes de création et de mise à disposition des oeuvres sur Internet.

Comme dans d'autres secteurs culturels, plusieurs modèles d'accès aux biens avec des modes de financement différents pourraient cohabiter : les plates-formes légales payantes, les logiciels libres, le peer to peer légal, dans lequel les ayants droit négocient avec les éditeurs de logiciels pour la diffusion de leurs oeuvres. Cette cohabitation des modèles - vous en avez évoqué plusieurs exemples, monsieur le ministre - permettrait de satisfaire l'ensemble des acteurs en garantissant une juste rémunération aux auteurs, tout en favorisant l'accès à la culture et sa diffusion.

Le projet de loi doit permettre la transition vers ces nouveaux modèles économiques de la culture. Cette mutation, ce bouleversement pose aussi, bien sûr, la question de l'impact du numérique sur les modes de financement des filières culturelles. C'est la raison pour laquelle je défendrai un amendement d'appel qui vise à assujettir les fournisseurs d'accès à Internet au paiement de la rémunération pour copie privée et donc à les faire participer au financement de la culture.

En effet, Internet est aujourd'hui un mode de diffusion essentiel des oeuvres et prestations artistiques protégées. Ne serait-il pas logique que les fournisseurs d'accès à Internet participent aussi au financement des filières culturelles dont ils tirent bénéfice ?

C'est pourquoi le groupe UC-UDF restera très attentif à la préservation du difficile équilibre entre le droit d'auteur et l'accès du public aux biens culturels, au respect de la création mais aussi de la créativité engendrée par de nouveaux modes de collaboration interactive entre internautes responsables, au respect de la vie privée.

Notre vote dépendra du sort réservé à nos amendements, en particulier à ceux qui concernent l'interopérabilité, à nos yeux essentielle, et avant tout, bien sûr, de l'équilibre général du texte qui sortira des débats du Sénat, équilibre qui, nous en avons tous conscience, est très délicat à atteindre, tant, de toute évidence, les enjeux sont multiples : culturels, techniques, financiers, économiques, sociétaux et les intérêts catégoriels parfois contradictoires.

L'examen du projet de loi aura au moins ce mérite pédagogique : avoir éveillé les esprits sur les questions culturelles et les problématiques de financement de la musique et du cinéma et avoir rappelé la spécificité du droit d'auteur hérité de Beaumarchais.

Enfin, je remercie le président de la commission des affaires culturelles, son rapporteur et ses services de la qualité de leur travail sur ce dossier difficile.

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