Intervention de David Assouline

Réunion du 4 mai 2006 à 9h30
Droit d'auteur et droits voisins dans la société de l'information — Discussion générale

Photo de David AssoulineDavid Assouline :

...même à des fins d'usage strictement privé, en reprenant sans nuance l'argumentation des grandes multinationales de l'entertainment.

Ce faisant, M. le ministre a surtout donné l'impression de vouloir verrouiller l'usage de l'internet en cédant aux seules revendications des multinationales de l'industrie culturelle pour leur garantir le contrôle des modes de diffusion de la culture.

Le mal était malheureusement fait dès lors que le débat allait être uniquement alimenté par les positions de groupes d'intérêts constitués.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, je vous le demande solennellement : qui peut croire que le législateur peut dégager l'intérêt général, dès lors que, sans vision et sans projet cohérent, il cherche uniquement à empiler les intérêts particuliers ?

C'est pourquoi il est essentiel de replacer le débat dans son contexte plus général, qui explique largement les incompréhensions, les inquiétudes et les craintes, tant des internautes que des artistes.

Le développement de la consommation de masse de biens culturels voit effectivement des groupes industriels à vocation mondiale dominer le marché de ce que les Anglo-Saxons appellent l'entertainment, apparemment sans contrepoids économique ni régulation publique.

Depuis les années quatre-vingt, la mondialisation touche largement les biens culturels du fait de la convergence des changements industriels, du développement des technologies et des politiques de dérégulation. La culture se démocratise : un public de plus en plus nombreux visite les grandes expositions rassemblant des oeuvres du monde entier et circulant dans les grandes capitales, bibliothèques et musées virtuels se visitent depuis les ordinateurs individuels.

La massification de la consommation de biens culturels qui accompagne ce mouvement se traduit par une concentration de la fréquentation ou de la consommation d'un nombre d'oeuvres de plus en plus restreint.

La mondialisation de la culture se caractérise de fait par un mouvement paradoxal : une inflation du nombre des oeuvres produites, tant dans le cinéma que dans la musique, et une réduction concomitante de leur diffusion et de leur exposition au public, les campagnes de promotion et de médiatisation étant concentrées sur quelques productions seulement, et ce à l'échelle mondiale.

En effet, pour contrebalancer les risques de production de plus en plus importants, l'industrie culturelle, dont l'activité touche à la création, la production et la commercialisation de biens et de services dont la particularité réside dans l'intangibilité de leurs contenus à caractère culturel, généralement protégés par le droit d'auteur, développe des stratégies particulières de gestion marquées par la valorisation du star-system, par la recherche de la production de hits ou de blockbusters.

Pour optimiser leur modèle économique, les firmes du secteur ont été conduites à développer des logiques d'intégration verticale entre production et distribution, voire à lancer des opérations de concentration horizontale qui ont conduit dix entreprises américaines à figurer parmi les douze premiers groupes mondiaux d'entertainment et à réaliser près de la moitié du chiffre d'affaires des cinquante premiers.

Des oligopoles sont donc apparus sur le marché des biens culturels. L'industrie des phonogrammes est dominée par Universal Music, Sony-BMG, Warner et EMI, celle du cinéma par les studios intégrés dans des groupes plurimédias - Warner-Bros de Time Warner, Disney, Universal Pictures, Paramount Pictures de Viacom. Autrement dit, près de 85 % de la distribution mondiale des disques sont assurés par cinq majors et plus de 80 % de la diffusion de films en salle sont contrôlés, dans la plupart des pays, par les grands studios américains.

Ces stratégies ont donc favorisé non pas une sous-production - jamais il n'a été produit et diffusé autant de films, de phonogrammes, de livres, etc. - mais une sous-représentation des oeuvres produites. Ainsi, en France, soixante-deux références de phonogrammes, soit 0, 00002 % des références disponibles, réalisent 10 % des ventes de disques et 4, 4 % des références génèrent 90 % du chiffre d'affaires. Et ce sont sensiblement les mêmes références qui constituent la quasi-totalité de la musique radiodiffusée et des ventes des plates-formes de téléchargement.

Qui plus est, la convergence des entreprises et des biens culturels et l'intégration croissante des marchés se traduisent aussi par la montée en puissance des offreurs de technologie dans le monde de la culture.

Aujourd'hui, les opérateurs de télécommunications et de réseaux, les éditeurs de logiciels, Microsoft par exemple, et les constructeurs de matériel, Sony notamment, disposent de moyens considérablement plus importants que les majors de la culture et sont à même de peser très directement sur l'orientation et le développement des différents marchés de biens culturels.

Ainsi, le marché mondial des biens culturels est dominé par quelques grands opérateurs, généralement anglo-saxons, qui intègrent de plus en plus activités de contenus et de contenants, et qui développent des stratégies, perçues comme prédatrices, de captation des droits de propriété littéraire et artistique des oeuvres qu'ils exploitent.

Cette situation interroge effectivement la capacité de l'État nation à préserver la diversité culturelle et déforme profondément les discussions sur l'adaptation du droit de la propriété intellectuelle à l'économie numérique, d'autant que les politiques de maîtrise des droits de propriété des oeuvres pratiquées par les grands groupes d'entertainment s'inscrivent clairement dans une logique de copyright issue du droit américain plutôt que dans la tradition juridique française.

En somme, le contexte porte en lui-même tous les éléments du conflit.

Ce panorama, tous les observateurs et les praticiens du monde de la création et de la culture le connaissent parfaitement. Dès lors, il n'est pas excusable de donner à ce point l'impression du double langage en criant victoire, légitimement d'ailleurs, lors de l'adoption par l'UNESCO de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité culturelle le 20 octobre dernier, tout en ignorant, parallèlement, les interrogations et les attentes des internautes et des créateurs quant aux modalités concrètes d'exercice des droits de propriété intellectuelle à l'ère du tout numérique. Politiquement, ce n'est ni très visionnaire ni très responsable.

La gauche, pour sa part, ne peut que refuser d'entrer dans un affrontement qu'elle juge « perdant-perdant ». La démocratisation de la diffusion de la culture est inscrite au coeur de ses valeurs comme l'est la protection des créateurs, car l'une ne peut aller sans l'autre.

En revanche, ce qui s'inscrit profondément en faux avec notre conception de la culture et de sa démocratisation, ce sont les tendances actuellement à l'oeuvre d'uniformisation du goût, de « peoplelisation » des auteurs, d'impérialisme des industries de contenants et des publicitaires, qui se nourrissent l'une l'autre au détriment de la diversité et de la qualité des oeuvres mises à disposition du public.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion