La licence globale n'est pas une solution à rejeter dans les années qui viennent au regard de l'évolution extrêmement rapide des technologies de l'information et de la communication. Toutefois, telle qu'elle a été formalisée dans les débats à l'Assemblée nationale, elle ne semblait pas être un dispositif suffisamment mûr pour pouvoir être institué dans notre droit de la propriété intellectuelle sans prendre plusieurs risques non marginaux.
Le premier risque est de légaliser la circulation, alimentée par de véritables réseaux, parfois mafieux, d'oeuvres piratées dont la mauvaise qualité remet fondamentalement en cause le droit moral des auteurs sur les exploitations de leurs oeuvres.
Le deuxième risque est de tuer dans l'oeuf le développement de plates-formes de téléchargement légal qui, certes, ont mis du temps à voir le jour et qui restent trop chères pour être suffisamment attractives pour les jeunes, au détriment des entreprises de contenus qui, comme nous l'avons déjà montré, jouent un rôle essentiel dans la diffusion de la culture.
Le troisième risque enfin, en affirmant dans la loi la gratuité des biens culturels, est de réduire les citoyens à consommer des fichiers numériques. Les citoyens ne se sentiraient dès lors plus concernés directement par la rémunération des artistes, pour ne pas dire par le financement de la création, désormais impartis aux industriels des contenants.
Il ne faudrait pas que, la neutralité de la technologie étant ce qu'elle est, les industries de contenants, éditeurs de logiciels et groupes de télécommunications, notamment les fournisseurs d'accès à Internet, profitent de ce dispositif pour faire définitivement main basse sur les industries de contenus, réduisant ainsi l'économie de la culture à un face-à-face entre quelques groupes de télécommunications ou d'informatique et les internautes.
N'oublions pas que, dans ce domaine comme dans d'autres, la menace du tout libéral nous guette. Souvenons-nous que, depuis le xixe siècle, les partisans les plus farouches du libre-échange réclament à grands cris l'abolition de la propriété intellectuelle, qu'ils perçoivent uniquement comme un frein à la liberté des échanges de biens culturels, destinés à devenir des produits de consommation comme les autres, soumis à la seule loi de l'offre et de la demande.
Il paraît donc encore risqué de remettre à plat la chaîne de valeur actuelle de la création artistique et culturelle en liant l'essentiel de la rémunération des auteurs au produit d'une licence prélevée sur un chiffre d'affaires des fournisseurs de tuyaux.
Ne plus lier l'accès à un contenu culturel au paiement direct d'une contrepartie financière laisserait peut-être symboliquement s'établir dans l'esprit des internautes que l'accès à la culture est gratuit, comme si la production culturelle l'était aussi. Or la création d'une oeuvre a un coût. Ainsi, nous laisserions s'installer l'idée - qui existe ! - que l'on peut se ruiner pour une paire de Nike, pourtant fabriquée scandaleusement à très bas prix par des enfants du tiers-monde sous-payés, mais ne rien payer pour une oeuvre intellectuelle ou artistique dont la production a été onéreuse !
Autrement dit, chez nombre d'adolescents, de moins en moins sensibilisés aux arts à l'école du fait de la politique scolaire de la droite au pouvoir, se développerait l'idée déjà présente qu'écouter un album de musique ou visionner un long métrage n'a pas d'autre prix que celui de payer un abonnement à l'internet à haut débit.
Le risque serait d'autant plus élevé que, si dix millions de foyers français ont aujourd'hui accès à l'internet à haut débit, leur nombre ne devrait que croître à l'avenir avec le développement rapide de l'ADSL et, je l'espère, avec une démocratisation et la fin de la fracture numérique - très sociale - qui existe encore dans notre pays.
Les défaillances des pouvoirs publics dans la poursuite d'une politique ambitieuse de démocratisation de l'accès à la culture, dégageant notamment les moyens nécessaires pour réduire la fracture numérique et offrir à tous les Français, sur l'ensemble du territoire national, la possibilité de fréquenter des bibliothèques et des médiathèques publiques de qualité, ne peuvent justifier la libéralisation totale de l'accès aux oeuvres de l'esprit sur l'internet au nom du libre partage de la connaissance et de la culture.
La reconnaissance et la protection de la propriété intellectuelle en général et du droit d'auteur en particulier figurent au coeur des valeurs de la gauche en ce qu'ils doivent être considérés parmi les critères fondamentaux d'un État de droit et d'une société libre.
Il faut là citer un grand Ancien, qui a siégé dans cet hémicycle : dans son discours d'ouverture du congrès littéraire international de 1878, Victor Hugo affirmait : « L''écrivain propriétaire, c'est l'écrivain libre. Lui ôter la propriété, c'est lui ôter l'indépendance. »
Il faut donc réaffirmer ici avec force que le principe de liberté des créateurs d'oeuvres de l'esprit, sans lequel une démocratie n'en serait plus vraiment une, serait dépourvu de toute effectivité, donc de toute réalité, sans garantie juridique au droit exclusif. C'est pourquoi l'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle dispose : « L'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. »
Le droit exclusif est donc non seulement un droit pour l'auteur de percevoir une rémunération pour l'exploitation de son oeuvre, mais aussi un droit d'autoriser et d'interdire à quiconque d'utiliser son oeuvre, l'auteur ayant seul le droit de décider du sort de sa création.
Ce droit de dire non, qu'il s'agisse de refuser les conditions d'exploitation ou d'exiger le respect de l'oeuvre, est ainsi une arme essentielle pour la défense des intérêts des auteurs.
Remettre en cause ce droit ne peut donc être un objectif en soi. Même si des évolutions ne sont pas à écarter au regard des évolutions du marché des biens culturels liées à la « révolution numérique », de telles adaptations du droit ne doivent être réalisées qu'en pesant tout leur impact sur la reconnaissance et la protection de la propriété littéraire et artistique.
Permettez-moi moi de vous renvoyer à cet égard à l'action de l'Institut national de l'audiovisuel, l'INA, et aux propositions de Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque nationale de France.
Certes, les mesures techniques de protection peuvent être le cheval de Troie qui permettraient à Microsoft ou à Apple de prendre progressivement le contrôle du marché de la culture en occident, puis dans le monde, en ayant en plus accès aux données personnelles des internautes. L'usage de ces mesures doit donc être rigoureusement encadré afin d'éviter tout débordement dans l'atteinte à la vie privée et dans le contrôle des échanges.
Les pouvoirs publics doivent aussi garantir que la concurrence sera assurée sur le marché de l'édition des mesures techniques de protection en n'enfermant pas celui-ci dans les seules mains des grandes firmes éditrices de logiciels propriétaires. Sur ce point, l'interopérabilité est en effet un enjeu essentiel et nous réaffirmons que nous en serons les plus ardents défenseurs.
À ce stade de l'analyse des enjeux du débat, il apparaît sans contestation qu'il est impossible de légiférer sur l'évolution du droit d'auteur et des droits voisins à l'heure de la révolution numérique en improvisant des amendements dans le cours de la discussion, comme le Gouvernement a pu le faire.
Le groupe socialiste aurait souhaité que l'on en reste à une transposition fidèle et modeste de la directive et qu'un large débat soit ouvert pour élaborer une grande loi portant sur le fond.
Aujourd'hui, nous ne pouvons que déplorer les atermoiements et les approximations du Gouvernement sur le collège des médiateurs - nous y reviendrons lors de l'examen des amendements - ou sur l'effectivité des sanctions et leur rôle pédagogique ; nous vous poserons des questions précises.
Un vaste débat est nécessaire. Il faudra une grande loi et nous remettrons ce chantier à plat dès que ce sera possible, bientôt je l'espère. La société tout entière attend ce débat. Nous savons qu'elle sera capable de s'en emparer. C'est le seul moyen de dégager une orientation générale et d'unifier les intérêts, que l'on n'a pas de raison de considérer comme contradictoires, du droit à la culture et du droit de la culture.
Nous ouvrirons ce chantier, nous relèverons ce défi difficile. À bientôt !