Avant d'aborder l'examen du projet de loi relatif au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information et visant à transposer la directive européenne de 2001, je ne peux taire un malaise face à cette loi difficile à élaborer, insuffisante et parfois dangereuse quant au résultat que l'on nous soumet, alors qu'elle concerne la place de la pensée, de l'imagination et de la création artistique dans la société en ce début de XXIe siècle.
Tel est l'enjeu. On le cherchera vainement dans le texte. Et pourtant, il nous faut l'aborder, sauf à rester en crise dans les domaines du travail, de l'éducation, de la recherche, des médias et de la création. Il nous faut l'aborder en sachant qu'en France cela ne peut se faire qu'en avançant sur un terrain dont il n'est pas question d'oublier l'économie concernée, et concernant de plus en plus la connaissance et les productions de l'esprit, mais surtout, et avant tout, en considérant les hommes, les femmes, leur vie dans toutes ses dimensions - ainsi de la création artistique - et avec tous ses moyens - ainsi des nouvelles technologies - comme priorité dans la société.
C'est ce que ces derniers dix mois disent et souvent crient les expressions, les actions et les espérances du peuple de notre pays, au milieu de l'Europe et à plein dans le monde, où tant de territoires croient résoudre les mêmes problèmes en reculant.
En vérité, nous ne parvenons plus à faire société dans un monde de plus en plus régi - et nous, législateurs, sommes directement concernés - par le dogme d'un nouvel « esprit des lois » qui se condense ainsi : « Imposer à tous et pour tout la concurrence libre et non faussée. » La société française avec ses contradictions n'arrive plus à être « une ». Les différences deviennent indifférentes aux autres différences. Notre société respire mal, elle est précarisée, elle est dans l'impasse. On a l'impression d'une société des « issues fermées », de la seule « vie immédiate », dirait Éluard.
À défaut de société, se développent alors dangereusement les communautarismes tendant à instituer des microsociétés fermées sur elles-mêmes, tournant le dos à l'en-commun d'hier et bloquant la construction de celui de demain. Et ce communautarisme gagne quantité de composantes de notre société, bousculant les anciennes identités et solidarités collectives au profit d'identités de groupes singuliers, voire de corporatismes éclatés.
À une question posée sur le sens de l'une de ses natures mortes avec deux pommes, Braque répondit : « Ce qui est important, ce ne sont pas les pommes, c'est l'entre-deux. » « L'entre-deux », le lien. Cette expression peut nous aider dans l'examen du projet de loi à propos duquel s'affrontent apparemment auteurs et internautes, derrière lesquels se cachent les vrais pilotes, les lobbies des industries culturelles par lesquelles, reprenant un terme utilisé par Gracq en 1950, nous vient toujours plus du « vilain ». Et ce n'est pas un hasard si cela éclate si fort et si profond. Il s'agit de la culture, et celle-ci concerne l'être, qui revendique comme auteur d'art, de science, de technologie, d'objet, de sa vie, un nouveau contrat social.
La directive de mai 2001 est confrontée à cette réalité contradictoire et en mouvement, à l'unisson des grandes affaires qui veulent encore plus s'accaparer le droit d'auteur et verrouiller le développement d'Internet. Il suffit de la lire. Le marché y est comme sans rivage et occupe la première place. Le considérant 7 dit : « Le cadre législatif communautaire relatif à la protection du droit d'auteur et des droits voisins doit [...] être adapté et complété dans la mesure nécessaire au bon fonctionnement du marché intérieur ». Seulement ensuite vient la préoccupation culturelle et, au point 19, on trouve cette phrase anodine : « Le droit moral reste en dehors du champ d'application de la présente directive. » Tu parles !
Et dans le débat à l'Assemblée nationale, qui cherchait l'équilibre, j'ai relevé, sur dix-sept séances, le droit moral évoqué douze fois et le marché cent quatorze. Dans la première séance, préface pourrait-on dire, c'est encore plus caricatural : droit moral, zéro fois, marché, vingt-neuf fois ! Qu'on ne dise pas que le droit d'auteur est au coeur de la directive ! Quant au droit moral, il n'y est qu'un hochet.
Cette directive ultralibérale et administrée fait partie d'un bouquet de textes libéraux publiés actuellement et qui veulent la conforter. Je pense à la recommandation du 18 octobre 2005 mettant en concurrence les sociétés d'auteur. Non qu'elles ne soient pas critiquables, mais c'est à elles de réfléchir à leur évolution et non à la concurrence marchande de leur imposer. Tout se passe comme si le système de propriété intellectuelle était en train de basculer d'une logique visant à protéger l'invention et l'auteur vers une logique tendant à encourager l'investissement et la commercialisation des produits et des services d'information à l'échelle internationale.
Akhénaton, leader du groupe IAM, a pu dire à ce propos que « le directeur artistique devient chef de produit ». La culture est décidément une marchandise et vient le moment où l'homme lui-même deviendra une marchandise.
C'est dire la gravité de nos débats, et cela exige de la longue durée. Or le Premier ministre a déclaré l'urgence. Quelle désinvolture après cinq ans de silence. Le résultat est là, une loi puzzle, une sorte de bricolage opportuniste, truffé comme la directive de zones d'ombre ; tous les juristes rencontrés disent leur questionnement quant à son applicabilité.
La Commission européenne ne vient-elle pas de décider une étude d'impact approfondie, car le terrain n'est pas stabilisé ? Donc, le « présentisme » n'est pas la réponse. Cette étude a été confiée au professeur de droit Bernt Hugenholtz qui, dès 2000, critiquait la directive 2001 : « La pression importante des industries du copyright pour que le travail soit achevé le plus rapidement possible, et en particulier des industries américaines, principaux détenteurs de droits dans le monde, n'a pas permis aux États membres et à leurs parlements, ni même au Parlement européen, de réfléchir de façon adéquate aux questions qui se posaient à eux [...], la seule sécurité juridique que produit l'élaboration de la loi dans ces conditions est un nouveau round de lobbying et de pressions au niveau national. »
Ainsi, la Commission n'est pas sûre - en tout cas, elle le dit -, elle s'interroge, lance une étude et exige, en la menaçant, que la France tranche.
Cette loi et son environnement ne font pas société, le Sénat et l'Assemblée nationale n'ayant pas su pratiquer une souveraineté à plusieurs, s'étant laissés aller avec le Gouvernement et d'autres à ce que l'on peut appeler une « violence d'institutions ». N'est-ce pas de cela qu'il s'agit quand, le 28 février 2006, la Cour de cassation, étrangement rapide, se mêle de notre ordre du jour et tranche avant nous du devenir de la copie privée ?
Vous comprendrez, monsieur le ministre, que notre groupe ait décidé de déposer une motion tendant à opposer la question préalable, que défendra Ivan Renar.
Je voudrais maintenant aborder trois questions, celle du droit d'auteur, celle des internautes, c'est-à-dire d'Internet et des nouvelles technologies, et celle enfin de l'intérêt général, de la responsabilité publique et de l'avenir, en n'oubliant pas que se constitue un grand ensemble stratégique et d'affaires, un complexe international concernant éducation, médias et culture, dont les actionnaires sont plus des prédateurs que des investisseurs, et en n'oubliant pas non plus que la « société de l'information », par quoi l'on définit notre société, est source de dérives - je citerai l'exemple de Microsoft brevetant le corps humain comme transmetteur et récepteur d'informations ; il faut le faire ! -, mais aussi de perturbations conceptuelles, les oeuvres tendant à devenir des informations comme les autres.
Le droit d'auteur est né, plusieurs l'ont dit, à la Révolution française à travers deux lois, l'une de 1791 sur les représentations théâtrales d'oeuvres dramatiques, l'autre de 1793 sur le droit d'édition et de reproduction. C'est un droit de civilisation qui concerne autant l'auteur que le public.
Le droit d'auteur est un droit qui protège l'oeuvre dès sa création à partir d'un critère, son originalité, c'est-à-dire son reflet d'une certaine expression de la personnalité de l'auteur. L'auteur est celui ou celle qui est à l'origine de quelque chose, qui crée, accroît, augmente, fonde et offre à la collectivité ce don de soi.
Le droit d'auteur a deux branches, les droits « patrimoniaux » et les droits « moraux ». Les premiers investissent l'auteur du droit de contrôler l'exploitation de son oeuvre par les droits de reproduction et de communication, qui lui valent une rémunération proportionnelle ; les seconds traduisent le lien indéfectible de l'oeuvre à son auteur, disposant des droits de divulgation, d'attribution et d'intégrité de ce qu'on appelle le droit exclusif.
Arrêtons-nous sur le droit moral, création historique de ce pays. C'est l'un des droits « fondamentaux » constitutif de l'homme au sens où il définit son humanité, c'est-à-dire sa capacité créatrice, que je ne sépare pas de la mémoire au sens où Aragon dit « se souvenir de l'avenir » et Heiner Müller « l'herbe même il faut la faucher afin qu'elle reste verte ».
Pierre Boulez a travaillé cette question dans l'un de ses cours au Collège de France, « La mémoire, l'écriture et la forme ». J'y ai lu ceci à propos d' « entrer en mémoire » : « La mémoire du créateur ne doit pas le rassurer dans l'immobilité illusoire du passé, mais le projeter vers le futur avec peut-être l'amertume de l'inconfort mais plus encore avec l'assurance de l'inconnu. » « Comment vivre sans inconnu devant soi », écrit René Char. Boulez poursuit : « Avoir le sens de l'aventure ne veut pas dire pour autant brouiller les traces, ignorer l'antécédent. Curieusement, la création s'appuie constamment sur deux forces antinomiques, la mémoire et l'oubli. »
Je n'ai pas trouvé de plus forte métaphore de la mémoire, que je ne sépare pas, je le répète, du droit moral, que dans le Soulier de satin, où Claudel fait dire à Rodrigue : « La création est un jeu de racines qui font éclater la pierre, l'organique détruisant le minéral. » C'est dire si ces droits doivent être défendus avec intransigeance, le droit d'auteur devenant comme un mode de résistance à la mercantilisation de l'humain.
Il me souvient que Le Chapelier, à la Convention, ayant déclaré que le droit d'auteur est « la plus inattaquable des propriétés » poursuivit : « Cependant, c'est une propriété d'un genre tout à fait différent des autres propriétés. Quand un auteur a livré son ouvrage au public, quand cet ouvrage est entre les mains de tout le monde, [...] il semble que dès ce moment l'écrivain ait associé le public à la propriété ou plutôt la lui ait transmise tout entière. »
C'est une question toujours aussi fraîche et récusant toute instrumentalisation, comme l'ancien représentant des majors américaines du cinéma Jack Valenti nous y a habitués. Contre le peer to peer, il déclara : « C'est notre guerre à nous contre le terrorisme. »
En 1980, il jurait contre le magnétoscope, qu'il comparait à l'étrangleur de Boston s'attaquant aux femmes seules à la maison. Je me rappelle une des si riches rencontres organisées par l'ARP à Beaune. Jack Valenti y fait l'éloge du droit d'auteur à la française. J'applaudis et je l'interroge : « pourquoi ce ralliement ? » Sa réponse est sans bavure : « j'ai besoin de tout le monde contre les pirates. »
Mais les pirates, ne sont-ce pas ceux qui transforment le droit d'auteur en droit financier, en droit de fournisseur de contenus, en droit protecteur des investissements culturels, c'est-à-dire qui dépossèdent les auteurs en absorbant la substance de leurs droits, allant jusqu'à ce que le juriste Bernard Edelman nomme « le droit d'auteur sans auteur » ?
Les vrais pirates rabattent le droit moral sur le droit à la concurrence et le droit des marques, inventant l'auteur sans droit moral, c'est-à-dire la société sans mémoire. On s'explique alors que la propriété intellectuelle soit attaquée et nourrisse des antipathies. Les sirènes financières, notamment des fonds de pension spéculatifs, et la raison du plus fort ont trop la parole.
Dans ce débat, je traquerai tous les virus possibles du droit d'auteur, y compris celui de sa dilution consécutive à certaines de ses extensions qui lui sont préjudiciables. Je serai en ramage avec le droit d'auteur et sa spiritualité qui est son humanité. Le droit moral, c'est le droit d'un homme, d'une femme qui le crée et de l'humanité qui le reçoit. Je ne me déchargerai pas sur les juges pour trouver des solutions de pérennité au droit d'auteur avec ses bougés qui sourdent et apparaissent dans le mouvement des mutations. Comme Victor Hugo, je pense que « le livre, comme livre, appartient à l'auteur, mais comme pensée il appartient- le mot n'est pas trop vaste - au genre humain ».
Considérons maintenant les nouvelles technologies et Internet, leur figure emblématique. Elles sont porteuses de promesses et de dangers.
Les promesses, c'est l'accès aux biens immatériels, c'est l'étonnant moyen d'information, d'échange, à travers les réseaux électroniques, c'est l'excellence à proximité, ce sont des outils nouveaux à la disposition des créateurs et des artistes qui, disait prophétiquement dans les années vingt Paul Valéry, peuvent conduire jusqu'à « faire bouger la notion même de l'art », « ce nouvel art [portant] l'accent sur le processus davantage que sur l'oeuvre achevée », disait Franck Popper.
Il n'est plus possible de parler culture et art en ignorant cette dimension nouvelle où la science et l'imaginaire se mêlent, mais le temps est encore aux hésitations, aux tâtonnements, aux emballements, voire aux illusions. Marc Bloch écrivait : « L'invention n'est pas tout, encore faut-il que la collectivité l'accepte et la propage. Ici, plus que jamais, la technique cesse d'être seule la maîtresse de son propre destin ». Il reste que l'utopie technologique, qui est belle et dont Jules Verne fut un des grands inventeurs, est proposée comme un simple substitut à l'utopie sociale.
Internet, objet de culte qui fait rêver, a été présenté comme solution à tout, comme la fin de toutes les inégalités sociales, culturelles, économiques, territoriales.
Faut-il chanter : « L'internet-national sera le genre humain » ?