Intervention de Jack Ralite

Réunion du 4 mai 2006 à 9h30
Droit d'auteur et droits voisins dans la société de l'information — Discussion générale

Photo de Jack RaliteJack Ralite :

C'est sauter à pieds joints sur les monopoles, oligopoles et autres conglomérats des grandes affaires qui, avec un savoir-faire hypocrite, censurent, comme dans le passé les rois et les évêques à travers le mécénat, ou, comme hier, l'Union des écrivains au service de l'État soviétique. C'est masquer, et non rendre visible, Microsoft, Apple, Sony, etc. Certes, il y a des moteurs de recherche, mais le plus important d'entre eux, Google, Jean-Noël Jeanneney a pu le caractériser par la formule : « De la matière en veux-tu, de la matière en voilà ! ».

Pascal Lardellier dans son livre Le pouce et la souris note que « la pêche en ligne » a ses limites, celles que favorise la consommation instantanée, que M. Madelin caractérise ainsi et sans rire : « Ce ne sont plus des gros qui triomphent des petits, ce sont les rapides contre les lents ». Je ne nie pas l'extraordinaire outil qu'est Google, mais le « savoir » Google, qu'est-ce ? La diversité de tous les fruits ou la diversité des raisins de la même grappe ? Il mêle, comme ajoute Pascal Lardellier, « omniscience et amnésie ».

Le moteur de recherche sélectionne les sites en fonction de leur fréquentation, renforçant les plus forts, à commencer par les sites nord-américains. C'est « une multinationale jeuniste parlant aux jeunes, à toutes fins utiles ». Mais il ne faut pas oublier, Pascal Lardellier le note, que « le thème des mondes doubles et des univers parallèles a toujours constitué une source d'inspiration très féconde pour la jeunesse. [...] La Toile constitue en fait cet univers souterrain et aérien à la fois, dans lequel ces jeunes s'attribuent des qualités magiques : tout savoir, voyager tout en restant chez soi, être seuls ensemble, se délier du corps, du temps, de l'espace ».

Et que dire du téléchargement ? C'est par lui qu'a été connu le slameur Grand corps malade. Il vient d'éditer un disque Midi 20, qui lui vaut 5 000 connections journalières, dont 20 % disent vouloir acheter le disque et ne pas télécharger.

L'idée d'accès gratuit sur Internet a été présentée comme le « Sésame, ouvre-toi ! ». Je l'abandonnerai moins vite que ses supporters, il y a quelque temps enthousiastes. À certaines périodes, cette idée a eu d'éclatantes fonctions en France. Ainsi, la décision de la bourgeoisie républicaine, au xixe siècle, d'instaurer la gratuité de l'école publique, laïque et obligatoire. Ainsi, à la fin de la dernière guerre, dans une France très détruite et sans beaucoup d'argent, les forces démocratiques et nationales décidant la gratuité de la santé par des cotisations mutualisées. Dans ces deux cas, il s'agissait d'une gratuité construite, conquise pour conquérir de nouveaux droits, et non pas trouvée au bord de la Toile avec, comme financement compensatoire, la remise en cause du droit d'auteur.

J'imagine mal tous ceux qui luttent pour obtenir précisément de nouveaux droits, par exemple les jeunes qui se sont battus contre le CPE, c'est-à-dire pour un droit au travail digne, rémunéré et non précarisé, foulant aux pieds le droit d'auteur qui garantit le droit au travail des auteurs, leur dignité, leur rémunération et leur non-précarisation. Ce serait un rendez-vous sauvage.

Matisse disait : « Ordonner un chaos, voilà la création et si le but de la création est de créer, il faut un ordre dont l'instinct serait la mesure ». Cela me fait penser à Vilar parlant d'Avignon : « une foire culturelle ordonnée », à Jouvet parlant du théâtre : « un désordre ordonné ». Eh bien ! « l'entre-deux » par lequel j'ai commencé ce propos se retrouve là et je n'accepterai pas une politique « à la thermidorienne ».

Quelle politique, alors ? Au gré des amendements, nous en esquisserons le contenu, face à une sorte d'« anarcho-capitalisme pro copyright et anti-copie privée », issu de la tradition américaine vieille de deux siècles. Chez nous, cela s'appelle souvent le libéralisme libertaire.

En fait, comment cela nous est-il venu ?

J'étais à l'UNESCO, invité avec Alain Minc. Celui-ci commença ainsi son exposé : « Si vous voulez comprendre le monde et la pensée que je m'en fais, je voudrais vous convaincre de faire vôtre cette phrase : le marché est naturel comme la marée ». Ainsi, le marché, inventé par les humains pour s'en servir, Alain Minc le naturalisait et réduisait hommes et femmes à des êtres subsidiaires, des invités de raccroc, dont le marché se servait. C'était le monde à l'envers.

Curieusement, quelques jours auparavant, dans l'un des nombreux colloques du Sénat sur les nouvelles technologies, qui doivent beaucoup à nos deux collègues Pierre Laffitte et René Trégouët, Alain Madelin déclara : « Les nouvelles technologies sont naturelles comme la gravitation universelle ». Encore une fois, le vol aux inventeurs, les êtres humains, de leur oeuvre pour la retourner contre eux.

Non seulement marché et technologies étaient déclarés naturels mais, depuis, la « grande oeuvre » a été leur dérégulation, leur livraison au soleil libéral, habillée d'une liturgie citoyenne de façade et d'une histoire réduite à la commémoration, tout cela dans un marché politique et son discours de management, l'État intervenant comme une prothèse soutenant des additions d'intérêts. C'est la politique-expert et sa langue si technicienne qu'elle en devient étrangère et nous - moi, en tout cas -, comme nos concitoyens, ses orphelins.

Nous, en revanche, sommes pour l'exploration des territoires de l'inédit sachant se nourrir des éclats du passé.

Nous sommes pour travailler dans l'espace du doute actif. Inspirés par le poète palestinien Mahmoud Darwich quand il dit : « Je ne reviens pas, je viens », nous sommes non pour retrouver mais pour trouver l'intérêt public, noyau dur d'une société de justice et d'égalité qu'intronisent si bien deux grands intellectuels français, Georges Balandier : « Nous sommes dans l'obligation de civiliser les nouveaux Nouveaux Mondes issus de l'oeuvre civilisatrice », et Henri Michaux : « La pensée avant d'être oeuvre est trajet ».

Je veux évoquer quelques idées, certaines étant dans le projet de loi, d'autres étant souhaitées lui être adjointes, et une perspective.

Nous rejetons tous les aménagements « confettis » au droit d'auteur, qui le grignotent.

Nous sommes pour que les auteurs salariés soient respectés dans leurs deux dimensions, auteurs et salariés, et donc que le juge des prud'hommes ne soit pas compétent pour trancher des droits d'auteur.

Nous sommes pour rechercher des modalités de rémunération des auteurs en dehors du destin de leurs oeuvres sur le marché.

Nous sommes pour que la loi continue à garantir les auteurs face aux contrats et que la règle du contrat écrit et de la rémunération proportionnelle continue à protéger les auteurs, dont il faudra revoir pour la hausser la part qui leur revient du droit d'auteur.

Nous sommes pour une exception : enseignement, recherche, bibliothèque. C'est un devoir social et culturel, que la jurisprudence a commencé à faire prévaloir en s'appuyant sur l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Inscrit dans la tradition des Lumières, il demande à être bien défini et bien compensé.

Nous sommes pour que les exceptions ne piétinent pas le droit moral.

Nous sommes pour travailler dans le sens d'un investissement public en faveur de la création. Moins on peut maîtriser en aval, plus il faut investir en amont.

Nous sommes pour une plate-forme publique de téléchargement, diffusant les nouvelles créations que les majors laissent sur le bas-côté, votée à l'unanimité à l'Assemblée nationale sur proposition de notre collègue Frédéric Dutoit.

Nous sommes pour le droit à la copie privée, le nombre de copies ne pouvant être inférieur à un.

Nous sommes pour l'interopérabilité, n'en déplaise à Apple et consorts. Il est inadmissible que se développent des chasses gardées de programmes.

Nous sommes pour que les producteurs acceptent un accord avec les artistes interprètes pour leur rémunération liée à la diffusion des oeuvres sur Internet.

Nous sommes pour la possibilité de développer librement les logiciels libres.

Nous sommes pour préciser le rôle des MTP : ce qu'elles doivent faire, par exemple mentionner tous les ayants droit de l'oeuvre, et ne peuvent pas faire, en particulier contrôler à distance certaines fonctionnalités des ordinateurs personnels. Elles ne doivent pas, en tout cas, être pilotées par les grandes affaires.

Nous sommes pour que le régime des peines soit revu, notamment pour que soit exclu le recours à la prison.

Nous sommes pour que le collège des médiateurs soit renforcé dans sa composition, en intégrant notamment des juristes, et placé sous la responsabilité d'un magistrat.

Nous sommes pour ne pas écarter dans notre réflexion le postulat de l'incontrôlabilité de ce domaine nouveau qu'est la diffusion massive des oeuvres sur Internet.

Nous sommes pour la mise en débat et en place d'une responsabilité publique et sociale visant à répondre aux préoccupations de chacun, à la fois passerelle et pratique entre un passé vécu comme luisant et un avenir appréhendé comme incertain.

Il n'y a pas d'avenir sans les incessantes trouvailles de la création artistique, sans la liberté de leur confrontation, sans la volonté d'en faire le bien commun des artistes et du peuple, ce qui suppose d'émanciper l'imaginaire du pécuniaire. Cette responsabilité serait assumée par un nouveau fonds de soutien lié au numérique, bâti autour d'une économie des compteurs, d'un apport légitime des fournisseurs d'accès et des distributeurs d'oeuvres sur Internet et d'une contribution publique.

L'économie des compteurs permettrait de facturer à chaque internaute, sans que sa vie privée soit atteinte, son utilisation d'Internet avec, comme conséquence, la rémunération normale et proportionnelle des auteurs concernés. Elle permettrait de redistribuer cette facture entre divers contributeurs, l'internaute, les entreprises, notamment les fournisseurs d'accès à Internet, les FAI, les collectivités publiques, pour garantir la juste rémunération des auteurs, des créateurs de services et des développeurs de logiciels.

Pour les internautes serait créée une « carte Internet » comparable à la « carte orange » dans les transports franciliens, permettant de réduire très sensiblement leur contribution, la compensation étant assurée par une partie de l'apport des FAI, l'autre partie étant cumulée avec la participation des pouvoirs publics pour une politique de la nouvelle création et de compensation des pertes occasionnées aux auteurs et aux « indépendants » de toutes les disciplines artistiques consécutives à l'exception « enseignement, recherche, bibliothèque ». Les sociétés d'auteurs géreraient les droits et négocieraient le droit exclusif.

Les MTP ne joueraient plus un rôle répressif. Rebaptisées « mesures numériques de gestion des droits », ce qui est d'ailleurs la traduction littérale de cette expression en anglais, elles assureraient l'information et les comptages, en conformité avec les recommandations de la CNIL.

Nous sommes pour que cette loi soit transitoire, un transitoire amélioré, et qu'un conseil appelé « Beaumarchais-Internet-Responsabilité publique », comprenant auteurs, artistes, écrivains, juristes, bibliothécaires, parlementaires, universitaires, chercheurs, architectes, informaticiens, internautes, fournisseurs d'accès et industriels travaille pour proposer d'ici à deux ans une alternative négociée à la loi d'aujourd'hui. Ce serait comme une « cité créatrice », comme un outil de travail et un espace public à la fois.

Nous sommes pour qu'une politique européenne, fédérant et/ou croisant celles des nations qui la composent, soit développée en faveur de la création et de l'innovation.

Nous sommes pour qu'avant deux ans la France prenne l'initiative d'une rencontre européenne sur « droit d'auteur, droit du public, responsabilité publique et nouvelles technologies », laquelle comprendrait obligatoirement une journée internationale sur les mêmes questions.

Il ne s'agit pas de clore ces démarches dans un assemblement, mais de travailler, vivre ensemble, conflictuellement sans doute, avec des contradictions évolutives pour fabriquer des processus qui mèneront progressivement, en arrachant le chiendent de l'ignorance de l'autre, vers des bornes que l'on voudrait infranchissables pour protéger « l'irréductible humain ».

Le mot « désespoir » n'est pas politique. Le mot « respect » n'a pas à connaître la pénurie. Il faut oser sortir dans la rue, la rue d'ici, la rue d'Europe, la rue du monde, et charger sur ses épaules, pour la vérité, les dissonances de la société. Il y a là la charge d'une socialité nouvelle.

Nous devons, nous pouvons faire société, une société où le mot « égalité » ne serait plus un gros mot, une société où les « rejetés » se retrouveraient comme individus de l'histoire du monde, conscients d'une « communauté qui vient », qui aurait une citoyenneté sociale permettant à chacune, chacun, de sortir de la délégation passive, de voir le bout de ses actes, de ne plus se dévaloriser, de prendre la parole, de promouvoir de nouveaux droits et une nouvelle logique sociale dans une nouvelle vie publique.

Tout cela est capital pour les auteurs, dont tant gagnent si peu, et pour les artistes, notamment les intermittents, dont le MEDEF persiste à vouloir précariser la précarisation.

Ainsi, nous refusons de nous laisser embarquer sur une galère lancée à travers « les eaux glacées du calcul égoïste ».

Ainsi, nous résistons contre le malmenage et le démembrement qui assaillent les arts, tous les arts.

Ainsi, nous voulons la liberté d'échapper au pur empire de la prétendue nécessité et créer du sens.

C'est notre ordre du jour d'aujourd'hui et des deux prochaines années. Ce sont les nouvelles lettres à l'alphabet des créations de leurs auteurs et de leurs publics que nous vous proposons d'écrire sans cesse, notamment à travers une deuxième lecture.

J'emprunte à Debureau, personnage des Enfants du paradis, mes mots conclusifs : « Pourquoi impossibles ces choses, puisque je les rêve ? »

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