Intervention de Philippe Nogrix

Réunion du 4 mai 2006 à 9h30
Droit d'auteur et droits voisins dans la société de l'information — Discussion générale

Photo de Philippe NogrixPhilippe Nogrix :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous le savons, nous sommes appelés à nous prononcer sur un sujet des plus sensibles. La société française nous regarde : les médias, les groupes d'intérêts, des entreprises, des artistes, mais également des centaines de milliers d'internautes qui ont bien perçu les véritables enjeux de ce texte, au-delà des apparences.

Souvenez-vous, c'est presque un psychodrame qui s'est noué, peu avant Noël, autour de la licence globale à l'Assemblée nationale, sans vouloir qualifier le forum mis en ligne aux frais du ministère de la culture. Ces deux épisodes auront été autant « d'écrans de fumée » visant à détourner l'attention des observateurs des enjeux de ce texte. Au-delà de la lettre, dans son esprit, ce projet de loi correspond en effet à un certain nombre de renoncements et d'adhésions dont nous devons savoir à quoi ils nous engagent.

Soyons concrets. La transposition d'une directive prise sur le fondement de l'harmonisation du marché intérieur, dans la mesure où elle réduit la protection du droit d'auteur à sa seule dimension marchande, sonne déjà le glas de celui-ci. Via les DRM, ce sont bien les produits dérivés de l'oeuvre, c'est-à-dire les droits voisins, dont les principaux bénéficiaires sont les producteurs, qui focalisent essentiellement les attentions du législateur.

Ce faisant, notre conception continentale du droit d'auteur bascule petit à petit dans la logique américaine du copyright.

Autre renoncement, celui qui consiste à affaiblir de plus en plus le statut d'exception de la copie privée, restreinte à un statut de copie contrôlée. En tout état de cause, on offre aux industriels une rente de situation en demandant aux consommateurs de renouveler leurs achats à mesure qu'ils changeront leurs supports.

Au-delà, à travers le statut juridique des DRM, ces dispositifs anti-copies ou limitant la copie, se posent les questions de l'interopérabilité et de l'avenir des logiciels libres.

La pénalisation du contournement des DRM constitue bien en effet le coeur du « DADVSI code ».

La mouture de ce texte est en l'état tout à fait insatisfaisante.

Les travers pointés à l'Assemblée nationale risquent de se trouver aggravés par les propositions de la commission des affaires culturelles. Je me demande véritablement si la technicité du sujet ne rend pas en effet les uns et les autres plus perméables aux argumentaires distillés par certains groupes de pression.

C'est vers la société civile que je me suis notamment tourné pour nourrir ma réflexion. C'est vers les forums surgis, çà et là, sur Internet que je me suis dirigé pour mettre à jour ma connaissance de pratiques dont je n'ai pas personnellement, il est vrai, un usage expert. N'oublions pas que la société tout entière nous regarde.

Alors que les échéances et les rendez-vous manqués accusent sans cesse davantage le décalage qui nous éloigne de la nation et qui éloigne la nation de ses représentants, nous avons, avec ce texte, le devoir de ne pas la décevoir.

Force est de constater qu'à ce stade l'objectif me paraît très loin d'être atteint.

Monsieur le ministre, je ne m'attarderai ni sur l'agenda ni sur la forme, qui nous imposent de nous prononcer en urgence sur un texte présenté en conseil des ministres il y a de cela deux ans. Soit dit en passant, je précise que la Commission européenne a annoncé que les deux directives transposées feraient l'objet tout prochainement d'une évaluation quant à la réalisation des objectifs qui leur avaient été assignés à l'époque. Nous avons donc à nous prononcer sur un texte déjà obsolète avant même d'avoir été voté.

Il suffit, pour s'en convaincre, de se livrer à une rapide prospective ; le numérique en général et l'internet en particulier induisent, par exemple, de profondes mutations dans le modèle économique de la musique.

Ce sont d'ailleurs là, vous le savez, monsieur le ministre, les conclusions du rapport Cocquebert sur le financement de l'industrie du disque, remis à votre ministère en 2004 et dont il aurait été heureux de s'inspirer.

En guise de réponse à cela, on érige quelques digues pour permettre aux bénéficiaires du système actuel de retarder l'échéance. Je me trompe peut-être, mais j'ai le sentiment que l'on ne changera pas grand-chose au sens de l'histoire.

Admettons que les hypothèses relatives à l'avènement de ce nouveau modèle inclinent à s'accommoder temporairement de la proposition a minima du Gouvernement. Quel est alors le diagnostic ?

Monsieur le ministre, vous nous avez répété vouloir une « loi d'équilibre ». Or on peut craindre le pire de la mise en application d'un texte qui, à force de chercher à concilier les intérêts les plus contradictoires, risque à l'usage d'être inopérant. On le sait, les grands gagnants de la loi DADVSI ne seront ni les créateurs, ni les interprètes, ni les consommateurs, mais les intermédiaires.

Je me demande si l'on a bien su dépasser les intérêts catégoriels et particuliers pour résoudre ce qui apparaît comme la quadrature du cercle : rémunération des ayants droit, accès du public aux oeuvres et garantie de l'interopérabilité.

Cette interrogation est étayée par la version que nous propose la commission des affaires culturelles du Sénat. On avait atteint à l'Assemblée nationale un équilibre ténu : le verrouillage des DRM permettait le développement des offres légales mais, en contrepartie, il offrait la possibilité - certes au prix de contorsions contentieuses en perspective - de les lire sur tous les supports numériques. La réécriture de l'article concerné remet ici en cause un principe pour nous cardinal.

Les DRM ou DCU, dispositifs de contrôle d'usage, apparaissent sous des formes aussi diversifiées que l'anti-usage - la lecture n'est possible que sur certains types de support -, l'identification de l'utilisateur, le tatouage de l'oeuvre et le traçage de l'usage.

Outre qu'elle heurte de front le droit à la copie privée, la pénalisation du contournement des DCU pose problème en limitant la liberté de l'utilisateur, qui, rappelons-le, n'est qu'un citoyen de notre pays.

Le fichier légalement acheté se voit assigné un usage précis dans un lecteur particulier. Les dispositifs de contrôle d'usage anti-usage bloquent, de fait, l'interopérabilité. Il faut acquérir un lecteur compatible avec le fichier qui vient d'être acheté.

Or, l'interopérabilité, c'est véritablement la liberté du consommateur. Celui-ci n'a pas à faire les frais des prétentions des sociétés à proposer le standard de demain.

Rappelons-nous la lutte sanglante des formats de magnétoscope au début des années quatre-vingt entre le VHS et le Betamax. Rappelons-nous le « flop » que fut le vidéodisque au début des années quatre-vingt-dix et, par conséquent, le haut degré d'aléas pour un format avant de parvenir à s'imposer. C'est le pragmatisme qui doit l'emporter, pas le dogmatisme !

On doit s'inquiéter lorsqu'on lit dans le rapport de la commission que « l'autorité de régulation des mesures techniques de protection » destinée à venir en substitution du collège des médiateurs aurait notamment pour rôle de « favoriser ou susciter une solution de conciliation » avec ceux qui souhaitent « améliorer l'interopérabilité ». Mais, monsieur le rapporteur, l'interopérabilité, elle est ou elle n'est pas ! Elle ne peut pas être « améliorée ». Elle existe ou elle n'existe pas !

Plus inquiétante encore est la disposition aux termes de laquelle les concepteurs de standard de lecture pourront imposer aux bénéficiaires des données techniques de renoncer à la publication du code source s'ils démontrent à l'autorité que « celle-ci aurait pour effet de porter gravement atteinte à la sécurité et à l'efficacité de ladite mesure technique ».

Étant donné qu'il est par nature impossible de distribuer le code source d'un logiciel interopérable avec un DRM sans que cela porte atteinte à son efficacité, il sera dans les faits impossible à la communauté du logiciel libre de proposer un lecteur capable de lire un fichier enregistré dans un format « propriétaire ».

En l'occurrence, il me semble que le bon sens commande de ne pas pénaliser le contournement des dispositifs de contrôle d'usage dans le cas où le contournement a uniquement pour but de pouvoir lire une oeuvre achetée ou prêtée, d'effectuer des copies privées à des fins de sauvegarde ou d'interopérabilité, ou d'assurer sa sécurité informatique, comme le précédent du Rootkit de Sony en a montré la nécessité évidente.

C'est le même bon sens et le même souci d'équilibre qui nous conduisent à réclamer la modification de l'amendement dit « Vivendi ». Ici, on condamne non plus l'usage, mais l'outil. Nous proposons de n'appliquer les sanctions pénales que s'il y a volonté manifeste de créer un logiciel mettant illégalement à la disposition du public une oeuvre protégée. N'ajoutons pas l'injustice au ridicule : les logiciels de « pair à pair » ne servent pas qu'à la circulation d'oeuvres protégées.

Autre motif d'inquiétude de notre part : l'incompatibilité des dispositifs de contrôle d'usage avec les logiciels libres. En effet, ces dispositifs ne pourront être compatibles avec des produits du commerce sans intégrer à leur code source des programmes de traçage dont le fonctionnement ne respectera pas le principe de l'open source.

En outre, les utilisateurs seront dans l'impossibilité d'utiliser des produits portant des droits d'auteur sous peine d'être accusés de contrefaçon. Ainsi, les Français utilisateurs de GNU/Linux devront acheter le système d'exploitation Windows et l'installer sur leur PC pour pouvoir lire légalement les oeuvres qu'ils auront achetées. Merci Microsoft !

Or les logiciels libres ont permis un progrès inespéré des programmes informatiques ; nos scientifiques l'ont prouvé et nos universités sont très bien placées pour le démontrer. On en mesure toute l'incidence en termes de libertés individuelles et collectives, sur le plan économique, mais également sur celui de la sécurité nationale, lorsqu'on réalise que les administrations françaises - et parmi elles l'armée, qui se fait développer sur mesure un système d'exploitation Linux - se convertissent massivement aux avantages qu'offrent de tels systèmes.

Nous resterons donc attentifs au sort réservé aux amendements destinés à lever les incertitudes qui subsistent avant de décider de notre vote sur l'ensemble du texte.

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