En tout cas, s'agissant des oeuvres, de leurs auteurs et de leur public, peut-on renoncer à réguler une telle « machine » ? Pouvons-nous, devons-nous, pour entrer dans l'ère numérique, oublier nos principes, renoncer à ce qui fonde depuis des siècles le respect de la propriété intellectuelle, artistique et littéraire ?
Certes, le temps de Beaumarchais est loin de nous, mais les enjeux d'une société de la connaissance et de la création, à laquelle nous disons tous être attachés, demeurent pleinement actuels.
Or ces enjeux imposent à la fois une ferme protection, aujourd'hui comme hier, des droits d'auteur et des droits voisins et, certainement, l'invention d'une nouvelle économie de ces biens très particuliers. Sur ce dernier point, la réflexion collective ne fait que commencer. Il nous faudra mener la véritable concertation que vous n'avez pas suffisamment organisée, monsieur le ministre.
Si ce débat a été mal engagé, c'est parce que des concepts essentiels ont été sources de nombreuses confusions. Je voudrais relever certains des amalgames et des idées fausses qui sont entretenus depuis des mois et qui obscurcissent le débat. J'en citerai quatre.
Tout d'abord, il nous faut rappeler que le droit d'auteur n'est pas divisible : droit matériel à une juste rémunération et droit moral à disposer personnellement de ses oeuvres sont inséparables. L'apparition des nouveaux supports numériques, si riches de potentialités, ne saurait nous faire oublier ce diptyque. Le fait que les auteurs se soient organisés, le plus souvent collectivement, pour la gestion de leurs droits, dans des sociétés multiples, ne doit nullement aboutir à rompre le lien personnel entre l'auteur et son oeuvre.
Ce qui est en jeu, au travers du droit d'auteur, ce n'est pas seulement la défense d'une « propriété » qui, aux yeux de certains, est forcément un droit suspect, c'est aussi l'émergence et la vitalité des activités créatrices. Si l'on recule sur le respect du droit d'auteur, on tarit la source, on assèche le vivier, on ravale les oeuvres de l'esprit au rang des marchandises interchangeables. On se réveillera dans un désert, et on laissera la main à ces quasi-monopoles que l'on prétend combattre. Il en sera alors fini de la création et de la diversité culturelle.
Ce n'est assurément pas ce que veulent les uns et les autres, et ce n'est assurément pas l'intérêt général. Notre soutien au droit d'auteur doit donc être sans faille. Les exceptions à ce droit d'auteur ne peuvent être fondées que sur un intérêt général bien identifié, comme c'est le cas s'agissant de l'éducation, de la recherche et de l'accès des personnes handicapées à la culture.
La copie privée constitue un deuxième sujet de confusion. Elle a beaucoup été invoquée pour justifier les nouvelles pratiques d'échange d'oeuvres sur le Net. Or la loi de 1985 n'a pas créé un droit à la copie privée ; elle a reconnu l'exception pour copie privée dans un cadre strictement limité au cercle familial et amical et défini par une commission ad hoc, sans déroger au droit exclusif des auteurs quant à l'exploitation de leurs oeuvres. Bien sûr, cela ne s'appliquait qu'à des biens légalement acquis. C'est là une nuance de taille qu'il faut rappeler.
Cette loi de 1985, en créant une redevance forfaitaire sur les supports amovibles destinés aux copies, a permis d'autoriser cette copie privée tout en la rémunérant. C'est un progrès reconnu par tous, que l'on doit à la gauche.
Cependant, prétendre aujourd'hui que l'on peut transposer ce système purement et simplement au nouvel environnement numérique n'est pas réaliste. Ce que l'on appelle copie privée aujourd'hui n'a plus rien à voir avec ce que l'on entendait par là voilà vingt ans, ou même voilà cinq ans. Les pratiques ont été bouleversées. En effet, les moyens techniques permettent de diffuser des fichiers musicaux ou audiovisuels en très grand nombre et instantanément, alors que la copie sur les anciens supports était longue, relativement coûteuse et forcément limitée en quantité. D'ailleurs, la jurisprudence a toujours confirmé que la copie privée devait être pratiquée en nombre limité.
L'appropriation d'un support permettant d'écouter ou de voir une oeuvre ne doit en aucun cas être confondue avec l'appropriation de celle-ci. Il ne faut pas confondre la copie privée pratiquée depuis des décennies avec l'aspiration à des échanges sans limites et avec le piratage des oeuvres.
Je rappelle que la copie privée n'a jamais eu vocation à se substituer aux droits d'auteur. Or c'est ce glissement qui sous-tend l'idée d'une licence globale. Nous ne pouvons pas accepter un tel glissement, si nous voulons, comme l'a rappelé Jack Ralite, nous opposer fermement à la tentation du copyright.
Le logiciel libre est une troisième source de confusion.
Nous reconnaissons tous le rôle bénéfique des logiciels libres qui sont l'oeuvre d'un travail bénévole collaboratif. Ils constituent, à côté des logiciels propriétaires, un secteur très vivant d'innovation et de participation, qui change positivement le rapport à la technique et qui crée un espace de liberté devant l'extension des monopoles.
En revanche, ils ne peuvent pas, ils ne doivent pas être un moyen d'organiser le piratage. Présenté souvent comme un moyen de lutter contre les multinationales, contre des quasi-monopoles, le logiciel libre n'échappe d'ailleurs pas au système capitaliste. Avec le logiciel libre, on voit se mettre en place tout un nouveau marché publicitaire lui-même très lucratif.
Une chose est sûre : il faut soutenir le développement du logiciel libre, mais celui-ci ne peut se faire contre une économie viable de la culture. Dans l'intérêt même du logiciel libre, ce dernier ne doit pas se confondre avec les échanges illégaux d'oeuvres. L'Assemblée nationale en a d'ailleurs convenu en établissant, à l'article 12 bis, une responsabilité des éditeurs au regard du respect des droits d'auteur.
Enfin, l'interopérabilité est une quatrième notion pouvant susciter des confusions.
Lors de la première lecture à l'Assemblée nationale a été introduit dans ce texte un concept qui en était absent à l'origine : celui d'interopérabilité. Il y a là une revendication très légitime des usagers des nouvelles technologies, qui doivent pouvoir jouir des oeuvres légalement acquises sur les multiples supports que leur offre le marché, sans en être empêchés par l'incompatibilité des matériels. Ce texte aurait dû être l'occasion d'obliger les industriels à résoudre ce problème d'interopérabilité.
En revanche, on ne peut pas inscrire dans un texte de transposition d'une directive qui impose la protection des oeuvres l'autorisation, pour les particuliers, de contourner eux-mêmes ces mesures de protection. C'est pourquoi nous proposons de supprimer le septième alinéa de l'article 7, qui contredit la protection des oeuvres.
Nous verrons, lors de l'examen des articles, si les points de confusion que je viens d'évoquer sont ou non clarifiés. À vrai dire, je doute que ce texte puisse permettre d'apporter les meilleures solutions, compte tenu de la manière dont sa discussion s'est engagée.
Quoi qu'il en soit, le groupe socialiste sera vigilant quant au point central de notre débat : le respect du droit d'auteur et des droits voisins. Pour que cet objectif soit atteint, l'efficacité des sanctions est un élément crucial, et il reste beaucoup à faire pour définir les modalités de celles-ci, sans faire peser sur les internautes la menace d'une intrusion à domicile. Cela relèvera des décrets d'application. Vous aurez à les élaborer, monsieur le ministre, en pratiquant cette fois une véritable concertation.
Pour conclure, je voudrais sommairement tracer quelques perspectives, car le débat ne sera pas clos ici.
Nous avons devant nous un chantier important. Il s'agit de dessiner les contours d'une économie de la culture consolidée, adaptée à la révolution technologique en cours. À mes yeux, cela ne peut se faire que si chaque maillon de la chaîne, de la création jusqu'à l'internaute, contribue équitablement au financement de la culture.
Nous devons en outre faire évoluer la gestion des sociétés d'auteurs vers plus de transparence et plus de coopération entre auteurs et interprètes.
Nous devons par ailleurs développer un véritable espace numérique public. Je le disais déjà en 2001 : créer un espace public numérique dense et riche est essentiel pour que la diversité culturelle sur l'internet soit réelle. C'est là une responsabilité qui incombe aux pouvoirs publics. Le texte n'évoque pour le moment que l'élaboration d'un rapport ; nous attendons du Gouvernement de véritables engagements.
Il faudra aussi aider à la constitution d'offres légales réellement abordables. Cela n'a que trop tardé, et les producteurs de contenus feraient bien d'accélérer le mouvement.
Enfin, et c'est pour moi très important, il faut tirer la leçon de la méthode exécrable qui a présidé à l'élaboration de ce texte, et notamment assurer une véritable concertation à chaque étape de l'évolution des technologies.
Car on le voit bien, aucune solution n'est satisfaisante s'il n'y a pas eu, au préalable, écoute de chaque point de vue et effort de tous pour dégager l'intérêt général. Or l'intérêt général ne saurait être d'avoir à choisir entre création et droit d'auteur d'une part, accès à la culture et liberté de l'internaute d'autre part. Ce serait absurde. C'est solidement arrimée au respect du droit d'auteur qu'une politique de démocratisation de la culture doit mettre à profit les nouvelles technologies.