Intervention de Thierry Foucaud

Réunion du 17 octobre 2006 à 10h00
Banque de france — Exception d'irrecevabilité

Photo de Thierry FoucaudThierry Foucaud :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l'instauration de la session unique du Parlement participait, à l'origine, d'un certain nombre d'éléments essentiels au développement du travail parlementaire.

Lors de la discussion conduisant à l'adoption de la loi constitutionnelle modifiant l'article 28 de la Constitution, le garde des sceaux de l'époque, M. Toubon, avait déclaré:

« La prolifération des normes fait perdre la vision de l'essentiel. Le Président de la république le souligne aussi : trop de lois tuent la loi. Je serais tenté d'ajouter qu'elles tuent le débat démocratique.

« Quant au contrôle de l'action gouvernementale, il souffre également d'un déficit. [...]

« Une nouvelle organisation du rythme des sessions et donc une meilleure répartition du calendrier des travaux parlementaires sont la condition de l'efficacité de l'action des assemblées. »

Dans son plaidoyer en faveur de la session unique, l'orateur précisait plus loin : « L'Assemblée nationale a souhaité, en second lieu, qu'une séance mensuelle soit réservée à l'examen des propositions de loi dont le Gouvernement accepte la discussion.

« Votre commission des lois estime devoir aller plus loin en conférant aux assemblées la maîtrise de l'ordre du jour une fois par mois.

« Je partage, certes, le souci de voir le Parlement débattre plus souvent des textes d'origine parlementaire. Mais vous comprendrez que le Gouvernement, à qui appartient la charge de déterminer et de conduire la politique de la nation, doit rester maître, en toute circonstance, de l'ordre du jour. »

C'est à l'aune de cet état d'esprit exprimé à l'été 1995 qu'il convient d'appréhender, dans un premier temps, la proposition de loi de notre collègue Jean Arthuis, président de la commission des finances.

Le règlement du Sénat ayant consacré la notion d'ordre du jour réservé, permettez-moi tout de même de souligner à quel point la question que nous nous posons à l'occasion de l'examen de la présente proposition de loi se pose, dans les mêmes termes, depuis bien longtemps : de quel droit, quels que fussent ses qualités et son rang au sein de notre Haute Assemblée, un parlementaire peut-il faire accepter l'inscription d'une telle proposition de loi, alors même que des groupes politiques entiers, qui ont le « mauvais goût » de siéger dans la minorité de cette assemblée, voient l'examen de leur moindre proposition, même de portée limitée, reporté sine die ?

Au demeurant, au-delà de la forme, surgit immédiatement une autre question.

Comme le texte que nous examinons est une proposition de loi, il échappe, par nature, de par l'indépendance du Parlement, à l'examen critique qui porte sur les projets de loi, c'est-à-dire sur les textes d'origine gouvernementale, dont la discussion occupe l'essentiel de notre temps durant la session, comme nous avons pu encore l'observer cette année, le présent gouvernement ayant sans doute oublié le principe rappelé en juillet 1995 par Jacques Toubon : trop de lois tuent la loi.

Ce texte échappe en particulier à l'avis du Conseil d'État, qui, ne serait-ce que sur l'article 5, aurait sans doute mis en évidence quelques aspects essentiels de notre corpus constitutionnel, lequel, à notre avis, est bafoué. Il n'est qu'à commenter certains passages du texte pour s'en convaincre.

Ainsi, le comité central d'entreprise de la Banque de France, le CCE, ne serait plus informé et consulté en cas de modification économique et juridique de l'entreprise. Si tel avait été le cas auparavant, chers collègues, auriez-vous été aussi nombreux à être informés, en 2003, du projet de réduction du réseau de succursales de la Banque à une structure régionale, et à vous y opposer, à juste titre et avec succès ?

De quel autre recours que le déclenchement d'un conflit majeur disposeraient les salariés de la fabrication des billets en cas de modification du statut juridique de leur activité, comme cela est en train de se produire pour l'administration des Monnaies et médailles ?

De même, le droit d'alerte en cas de faits de nature à affecter de manière préoccupante la situation économique de l'entreprise serait retiré au comité d'entreprise de la Banque.

Voilà une disposition qui correspond bien à l'esprit du gouverneur de la Banque de France, s'agissant d'une faculté dont le CCE et les comités de la Banque ont usé utilement lorsqu'ils ont défendu, avec succès, les moyens d'exercer efficacement le service public, en particulier en matière de fabrication des billets.

En outre, monsieur Arthuis, vous ne vous arrêtez pas là, puisque vous proposez l'interdiction, pour le comité d'entreprise, de recourir à un expert-comptable pour l'examen des comptes annuels de la Banque.

Pourtant, si chacun peut reconnaître que les comptes d'une banque centrale reflètent non ses performances en tant qu'entreprise, mais une situation macroéconomique - rythme de la création monétaire, montant des billets en circulation, niveau des taux de change et des taux d'intérêt sur les marchés internationaux -, il n'en est pas moins vrai que cet examen des comptes a joué, ces dernières années, un rôle important dans le dialogue social à la Banque.

Il a permis à des experts de mettre en évidence certains errements dans la gestion interne de l'institution, en particulier l'obsession de réduire les coûts salariaux alors que les gaspillages de dépenses matérielles étaient loin de recevoir la même attention de la haute direction.

C'est cela qui n'est pas pardonné, notamment par le gouverneur, au comité d'entreprise de la Banque de France. En d'autres termes, cette proposition de loi est inspirée, selon nous, par une volonté de revanche sociale. La proposition d'exclure le comité d'entreprise de la Banque de France du champ d'application de l'article L. 432-9 du code du travail nous conforte dans cette idée.

Il ne s'agit pas, contrairement à ce que soutient M. le rapporteur, de mettre fin à une aberration conduisant les dépenses sociales de la Banque à n'évoluer qu'à la hausse, quel que soit le niveau de la masse salariale. En réalité, les dépenses sociales varient dans les mêmes proportions que cette masse salariale puisqu'elles sont fixées en pourcentage de celle-ci.

Il s'agit, en vérité, d'ouvrir la voie à une diminution drastique des moyens financiers mis à la disposition des institutions sociales de la Banque. M. Marini croit impressionner son auditoire en brandissant des chiffres sur le montant de cette action sociale. Il convient tout de même de rappeler que ceux-ci reflètent des particularités propres à la Banque de France.

Par exemple, dans cette institution, c'est le comité central d'entreprise qui prend intégralement en charge la protection des salariés contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, contrairement aux autres entreprises qui relèvent de la branche spécialisée de la sécurité sociale.

De fait, c'est un peu comme si l'on mélangeait les carottes et les navets, attendu que le comité d'entreprise de la Banque de France ne fait que prendre à sa charge des dépenses de gestion qui, dans les autres entreprises, sont normalement accomplies par d'autres organismes que les instances représentatives du personnel.

Cette façon de faire a d'ailleurs un nom : mentir par omission, attendu que celui qui sait, c'est celui qui a raison et qui peut tromper l'autre.

Pour ce qui est de la mise en cause du droit du travail, le sommet est atteint lorsque le texte précise, sans autre précaution, que le conseil général de la Banque pourrait décider d'exclure l'application du droit du travail à la Banque chaque fois que ce droit lui paraîtrait incompatible avec son statut et ses missions.

Le principe d'indépendance de la banque centrale, prévu a priori pour l'exercice de sa seule mission monétaire, s'étendrait ainsi au statut de ses salariés. Je dois le dire, cela n'a rien d'un hasard.

Déjà, les salariés de la Banque centrale européenne ont dû présenter des recours devant la Cour de justice des Communautés européennes, pour faire reconnaître le fait syndical dans leur institution.

Déjà, des atteintes graves au droit syndical viennent d'être condamnées à la Banque centrale du Luxembourg. Or, eu égard à ses missions, tout laisse à penser que celle-ci ferait sans doute mieux de s'interroger sur les fonds transitant sur les comptes bancaires des établissements de crédit implantés dans le Grand-Duché plutôt que d'amoindrir sans cesse les prérogatives et les droits les plus élémentaires de son personnel.

Nos dirigeants « monétaires » considèrent-ils donc, au nom de ce qu'ils appellent leur indépendance, que leur domaine d'activité doit constituer une zone de non-droit ? Le texte que nous examinons vise-t-il à acclimater cette conception au coeur même de notre service public ? Est-ce cela que nous promet la construction monétaire européenne, instaurée par le traité de Maastricht, et dont le résultat du référendum sur le projet de Constitution européenne a révélé de quel faible soutien elle dispose chez nos concitoyens ?

En résumé, l'adoption de la proposition de loi qui nous est soumise, en particulier de son article 5, entraînerait les conséquences suivantes. Je reprends à cet effet les termes mêmes de l'analyse juridique réalisée à la demande des élus du personnel de la Banque de France.

Elle risque d'abord de « donner tout pouvoir au gouverneur et au conseil général pour décider de l'emploi des fonds propres de la Banque et [...] délibérer des statuts du personnel [...] pour décider quasiment sans contrôle, non seulement des dispositions applicables aux agents, mais surtout quelles dispositions du code du travail seraient incompatibles avec le statut ».

Elle risque ensuite de « retirer aux instances représentatives du personnel - CCE et CE - toutes prérogatives sur les changements économiques ou juridiques de la Banque de France ».

Elle risque enfin de « permettre au gouverneur de s'attaquer, sans autre limite que les dispositions légales de base [aux instances représentatives] et aux acquis historiques des salariés et de leurs institutions ».

Mes chers collègues, imaginez-vous les conséquences qu'un tel texte pourrait emporter s'il devait servir de précédent à l'extension à d'autres entreprises, au-delà de la Banque de France, de dispositions analogues ? Nous nous réjouissons d'ailleurs que, sur l'initiative du comité central d'entreprise, de très nombreuses personnalités du monde syndical, associatif et politique se soient associées à un appel dénonçant les dangers de ce texte et appelant au retrait de son article 5.

In fine, cette proposition de loi remet en question l'application du huitième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, dont nous célébrerons le soixantième anniversaire dans dix jours, et qui constitue l'un des éléments fondamentaux de notre bloc de constitutionnalité. J'en rappelle les termes : « Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises. »

Or ce que vous nous proposez, monsieur Arthuis, c'est ni plus ni moins que de créer, au coeur même de notre banque centrale, une catégorie de travailleurs sans droits. Pourtant, le Conseil d'État a rappelé les points suivants dans un arrêt rendu le 9 juillet 2003 : « Au nombre des caractéristiques propres à la Banque de France figure l'application à son personnel des dispositions du code du travail qui ne sont incompatibles ni avec son statut, ni avec les missions de service public dont elle est chargée. [...] Aucune disposition législative ultérieure n'a eu pour objet ou pour effet d'écarter l'application du code du travail aux agents de la Banque de France ».

Pour ceux qui auraient quelque peine à comprendre, il nous faut souligner que la Banque de France est une catégorie juridique à part, que son personnel ne peut donc être assimilé au personnel de la fonction publique - au demeurant, nous ne votons pas les crédits de personnel de la banque centrale lors de la discussion budgétaire, monsieur Arthuis - et que, si son statut est proche de celui de la fonction publique, sinon similaire en bien des points, il n'en est pas moins différencié. En foi de quoi, l'application pleine et entière du code du travail se justifie dans le cadre de notre institution bancaire.

Pour conclure, je vous pose la question suivante : cette façon de balayer, par un texte législatif de convenance, les bases de notre démocratie sociale, est-elle conforme à la conception du dialogue social défendue il y a quelques jours par le Président de la République, devant le Conseil économique et social ?

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