Madame la présidente, madame le ministre d’État, mes chers collègues, une démocratie qui a peur de ses citoyens est une démocratie malade. Tel est le cas d’une démocratie qui, comme la nôtre, inflige chaque année à 800 000 de ses citoyens une privation de liberté creusant et élargissant un fossé entre ces citoyens et ceux dont la mission première est de les protéger.
Dans la tradition de la Gauche démocratique et de toutes les voix qui, dans cet hémicycle, se sont fait entendre sous trois Républiques pour dire un attachement viscéral aux valeurs fondamentales de la République, le groupe du RDSE a, depuis des mois, voulu ce débat sur la garde à vue. Nous avons anticipé la vague médiatique qui déferle aujourd’hui sur ce sujet, alors qu’il constitue depuis de nombreuses années un cancer de notre justice.
Tout observateur raisonnable en est aujourd’hui convaincu, la machine s’est emballée, les libertés, la présomption d’innocence, le respect de la personne humaine sont souvent bafoués, avec comme corollaire une société qui, de manière inversement proportionnelle, au mieux, doute de sa justice et de ses forces de l’ordre, au pire, ne les respecte plus.
Sortir de ce cercle malsain devient une urgence tant pour le citoyen que pour la police et la gendarmerie, dont l’image est dégradée dans l’opinion, ce qui est toujours dommageable.
Notre intention, au sein de notre groupe, est non pas du tout de faire le procès des forces de l’ordre, mais bien plutôt d’instruire celui d’un système, et de la façon dont il est parfois utilisé et dévoyé par certains. Nous savons que nombre de policiers et de gendarmes ont un comportement digne et républicain, et qu’ils ont le sens de l’humain. Nous mesurons le professionnalisme qui est nécessaire pour faire face aux provocations, aux insultes, à la délinquance du quotidien, mais nous avons tous ici en mémoire des exemples de dérives inacceptables. Le rapport de la Commission nationale de déontologie de la sécurité en illustre d’ailleurs un certain nombre.
Pour nous, la privation de liberté doit rester l’exception et, dans tous les cas, l’humiliation est à proscrire.
Faisons le constat, essayons de déterminer les causes et de trouver des solutions. Il s’agit d’une œuvre commune, car la responsabilité de tous, depuis des années, est engagée.
Mais dressons d’abord le constat : la situation actuelle se caractérise souvent par l’arbitraire et, surtout, par l’absence de contrôle réel. Y a-t-il, madame le ministre d’État, témoignage plus saisissant et plus loyal que celui du Premier ministre, qui se déclare choqué du nombre de gardes à vue réalisées à son insu et, manifestement, pas de son plein gré ? On avait même oublié, semble-t-il, 200 000 gardes à vue consécutives à des infractions routières.
Il faut dire que l’existence même des mots « garde à vue » est bannie du document Les chiffres clés de la Justice de septembre 2009 !
Dans le constat statistique, il n’est pas neutre de relever qu’au cours des huit dernières années les gardes à vue ont augmenté d’environ 250 %, sans impact véritablement démontré sur la délinquance, avec, de surcroît, l’application de la révision générale des politiques publiques sur les personnels de la police et de la gendarmerie. Au surplus, elles ont lieu dans des locaux que d’aucuns qualifient d’inadaptés, et dont l’état est le plus souvent indigne, en dépit des quelques efforts qui ont pu être réalisés.
Imprégné de la culture de l’aveu, de la volonté pour certains de donner « une avance sur le gibier », le régime actuel de la garde à vue est le résultat d’une évolution remontant au XIXe siècle. En effet, le code d’instruction criminelle l’ignorait, et la loi de 1897 la repoussait. Apparue dans le décret du 20 mai 1903 et développée par une logique procédurale, c’est en fait l’État Français qui la réglementa dans la circulaire du 23 septembre 1943. En réalité, on était toujours dans l’enquête officieuse que le législateur avait tenté de légaliser en 1958.
On se souvient du débat féroce qui avait alors opposé Jacques Isorni, à l’époque avocat de la répression, et Maurice Garçon, avocat tout court. Déjà, de grandes voix s’élevaient, en vain. J’en citerai une, et qui fut ô combien importante dans cette assemblée, celle de Maurice Schumann s’exprimant en ces termes à l’Assemblée nationale le 25 juin 1957 :
« Il me paraît inconcevable que nous introduisions dans notre code de procédure pénale cet élément de répression […], à savoir que le délai de garde à vue n’est pas le délai nécessaire pour conduire au juge mais le délai pendant lequel on commence en fait et sans garantie l’instruction du procès. Car les garanties fondamentales que comportait la loi de 1897, jamais les républicains qui nous ont précédés sur ces bancs ne les auraient laissé remettre en cause » !
Que dirait Maurice Schumann aujourd’hui, alors que des centaines de milliers de nos concitoyens subissent une privation de liberté sans jamais être « conduits au juge » ? Les réformes intervenues depuis, non seulement n’ont pas amélioré mais ont même aggravé la situation, pour des raisons diverses et parfois contradictoires.
Cette situation, madame le ministre d’État, existe sur tout le territoire de la République. Dans ma carrière d’avocat, qui m’a conduit à exercer non seulement à Paris mais aussi, pendant plusieurs dizaines d’années, en province, à Aurillac, j’ai pu constater de mes yeux que ces privations de liberté concernaient bien toutes les couches de la société et l’ensemble de nos concitoyens.
C’est que l’article 63 du code de procédure pénale permet tout.
Tout officier de police judiciaire peut en effet garder à sa disposition « toute personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction », et cela, je le souligne, indépendamment de la gravité de ladite infraction.
Vous n’en ignorez pas les conséquences : la mise au secret, le retrait des objets personnels, notamment, comme les médias s’en font aujourd’hui l’écho, certains sous-vêtements... Les seuls droits garantis sont celui d’être informé de la nature de l’infraction et de la durée de la garde à vue, celui d’être examiné par un médecin et celui de s’entretenir avec un avocat, bien que les auditions commencent toujours avant cet entretien.
Pendant mes années d’exercice, je recevais régulièrement des coups de téléphone du commissariat : « Maître, M. X a demandé votre assistance. Vous pourrez venir à telle heure, quand nous en aurons fini avec son audition. » Et je ne parle pas ici de grandes affaires criminelles, j’évoque simplement le fonctionnement quotidien de la justice, la pratique réelle.
Dans l’excellent document du service des études comparées du Sénat sur la garde à vue, daté de décembre 2009, deux points essentiels de droit comparé sont relevés, qui peuvent nous guider dans l’avenir proche.
Premièrement, la plupart des textes étrangers subordonnent le placement en garde à vue à l’existence d’une infraction d’une certaine gravité. L’absence d’une telle conditionnalité en droit français est à l’origine des débordements auxquels nous assistons.
Deuxièmement, dans tous les pays européens proches, sauf la Belgique, les personnes placées en garde à vue peuvent bénéficier de l’assistance d’un avocat dès qu’elles sont privées de liberté.
Il ressort donc que la France, pays des droits de l’homme, est le mauvais élève de la classe Europe. Notre législation, nos pratiques sont en contradiction frontale avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, devenue univoque avec les arrêts Dayanan, Kolesnik et Savas respectivement d’octobre, de novembre et décembre 2009.
Oui, il y a incompatibilité entre notre droit et les jurisprudences européennes. À cet égard, je ne m’arrêterai pas longuement, madame le ministre d’État, sur votre circulaire du 17 novembre 2009. Ce débat paraît aujourd’hui dans une large mesure dépassé.
Nous constatons ces dernières semaines que nombre de juridictions françaises – pas toutes - annulent des procédures en se fondant sur la jurisprudence européenne. Aujourd’hui, la même procédure peut être annulée dans tel tribunal et validée dans tel autre.
Ce n’est plus l’État de droit, c’est la confusion, madame le ministre d’État. C’est pourquoi il nous faut une réforme rapide et profonde, allant d’ailleurs au-delà des propositions de loi récemment déposées par plusieurs groupes dont le nôtre.
L’officier de police judiciaire ne doit plus être seul maître et seul décideur de la garde à vue, avec un contrôle très partiel, sinon inexistant, du Parquet. Et comment d’ailleurs contrôler 800 000 gardes à vue par an ? C’est mission impossible !
Finissons-en avec les longues heures de rétention abusive pour quelques minutes d’audition, pratique courante en guise de sanction préventive, il faut le dire, ou parce que les policiers sont occupés ailleurs !
Finissons-en avec les prélèvements systématiques d’empreintes, notamment d’empreintes génétiques, conservées pendant des dizaines d’années !
Finissons-en avec les fichages au STIC, le système de traitement des informations constatées, dénoncés par la Commission nationale de l’informatique et des libertés parce qu’il n’est pas régulièrement mis à jour pour tenir compte des relaxes et des classements sans suite ; finissons-en avec la nécessité, pour la mise hors de cause, de demander l’effacement du Fichier national.
Finissons-en avec les cachots d’une autre époque, d’un autre régime que dénonce M. Delarue, le Contrôleur général des lieux privatifs de liberté.
Permettez-moi d’ailleurs de vous rappeler certaines des observations contenues dans son rapport de 2008. Il y a bien des douches dans les commissariats, constate-t-il, mais elles ne servent à rien, parce qu’il n’y a ni serviette ni savon ; on boit dans le creux de ses mains. Dans cette logique, le commissariat, comme la prison, est là pour susciter l’effroi et faire « cracher le morceau ».
Tout en soulignant que l’immense majorité des fonctionnaires présents dans les locaux de garde à vue respectent la déontologie, le contrôleur général remarque encore que les registres de garde à vue sont souvent mal tenus. Il n’est pas rare que l’heure de fin de garde à vue n’y soit pas précisée ou, curieusement, que l’on fasse signer la page de sortie à la personne dès son arrivée. Et le Contrôleur général de s’étonner : est-ce par commodité ? Parce que les policiers sont débordés ?
On a l’impression, conclut le Contrôleur général, que la garde à vue est organisée en fonction des contraintes matérielles et non des garanties juridiques, alors que le respect des droits de la personne doit l’emporter.
Enfin, finissons-en avec le « menottage » injustifié, les fouilles à nu, les humiliations diverses ; avec l’arbitraire total de la durée de la garde à vue ; avec le flou du point de départ de la garde à vue ; avec les prolongations de garde à vue dites « de confort », découlant de l’absence de réel contrôle, quand lesdites prolongations ne sont pas accordées de manière anticipée !
Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment le train de la justice a-t-il déraillé ? Comment justifier cette augmentation exponentielle du nombre de gardes à vue en si peu de temps ?
Je constate qu’aucun ministère ne se vante d’une telle évolution en ce mois de février 2010, parce qu’elle est indéfendable et parce que la société s’en émeut dans toutes ses strates, même s’il faut bien reconnaître que le phénomène touche davantage les couches dites populaires et les jeunes en particulier, …