Intervention de Nicole Borvo Cohen-Seat

Réunion du 9 février 2010 à 14h30
Droits des personnes placées en garde à vue — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Nicole Borvo Cohen-SeatNicole Borvo Cohen-Seat :

Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, je remercie à mon tour, au nom de mon groupe, notre collègue Jacques Mézard d’avoir pris l'initiative de relancer le débat parlementaire sur la regrettable dérive de la garde à vue dans notre pays.

Il faut dire que l'actualité juridique et médiatique rend ce débat difficilement contournable. En effet, le constat dressé par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, la polémique autour des chiffres après la publication de l’enquête du journaliste Mathieu Aron, la mobilisation des avocats faisant suite à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, nous y obligent.

Quelles que soient les polémiques, tout converge pour que nous soyons fondés à dénoncer les dérives de notre procédure pénale. Les chiffres officiels, d’aucuns les ont cités, font état de 580 108 gardes à vue, auxquelles on doit ajouter les 250 000 placements en garde à vue qui ont été décidés dans le cadre de délits routiers, mais sans être jusqu’ici comptabilisés avec les autres, et les 37 500 qui sont intervenus outre-mer.

On arrive donc en 2009 à un total d’environ 900 000 gardes à vue, soit une hausse de 54 % depuis 2000. Une telle augmentation, vous en conviendrez, est sans rapport avec celle de la délinquance et, surtout, de l’efficacité du traitement de cette délinquance ! Qui plus est, la durée des gardes à vue augmente également – plus de 74 % dépassent aujourd’hui vingt-quatre heures –, alors qu’elles se déroulent dans des conditions, d’autres orateurs l’ont rappelé, qui sont le plus souvent jugées déplorables du point de vue de l’hygiène et de la dignité des personnes.

Toutes ces défaillances de la procédure pénale française ne sont pas nouvelles. En effet, la violation des droits de la personne placée en garde à vue est une réalité somme toute assez ancienne qu’il serait hypocrite de découvrir sous le seul éclairage de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

La Commission nationale de déontologie de la sécurité a souvent dénoncé cette situation. Personnellement, depuis 2004, j’ai saisi la CNDS à neuf reprises pour des gardes à vue, et ce à la demande ou bien de l’intéressé, ou bien, dans un cas, de sa famille, puisque la personne était décédée à la sortie de sa garde à vue. Dans ce dernier cas - les faits se sont produits en 2005 dans le XVIIe arrondissement de Paris –, la CNDS a mis en évidence un nombre important de manquements de la part de la police : absence de notification des droits, non-effectivité des notifications, alcoolémie, non-bénéfice des garanties attachées au dégrisement et à la garde à vue, absence de contrôle efficace de l’exécution de la mise en liberté après la garde à vue, anomalies des procès-verbaux, et j’en passe. Tout cela pour une seule garde à vue, et la personne est morte en sortant du commissariat…

Une autre personne a subi une perte d’audition de 40 %, et je vous épargne le détail des autres cas !

En réalité, tout citoyen – mais particulièrement les jeunes, surtout s’ils sont issus de l’immigration, et les manifestants – peut être placé en garde à vue dès lors qu’il pénètre dans un commissariat, quelle que soit « l’affaire le concernant », pour reprendre la formule usuelle.

C’est ainsi que, en 2009, quelque soixante-dix salariés d’EDF – la plupart d’entre eux étaient des syndicalistes – ont été placés en garde à vue dans cinq commissariats parisiens différents après avoir occupé les locaux de leur direction et commis quelques infractions. Trois d’entre eux ont alors été fouillés à corps, une femme de cinquante ans étant sommée d’enlever son soutien-gorge ! Ces personnes n’étaient pourtant pas, à mon avis, susceptibles d’appartenir au grand banditisme, aux milieux terroristes ou à un réseau de trafic de stupéfiants !

La banalisation de la garde à vue est le fruit de la politique pénale menée depuis 2002, et je m’honore avec mon groupe d’avoir déposé dès 2005 sur le bureau du Sénat une proposition de loi visant à renforcer les droits de la défense face aux dérives sécuritaires constatées.

La politique du chiffre engagée par Nicolas Sarkozy quand il était ministre de l’intérieur et poursuivie actuellement est aujourd’hui dénoncée par le syndicat SGP-Unité Police, qui, lors de son meeting à Paris, le 15 janvier dernier, critiquait une « culture du résultat » imposée aux policiers par un gouvernement soucieux de présenter de « bonnes » statistiques de la sécurité.

Or, nous le savons, la multiplication des interpellations débouche de plus en plus souvent sur des placements en garde à vue. Notre droit actuel – exception négative en Europe – autorise une utilisation extensive de la garde à vue, qui donne beaucoup de poids à la phase policière de l’enquête. Tout le monde le sait, la « culture de l’aveu » autorise l’abus de pouvoir dans les locaux de la police, même si la violence physique à l’encontre des gardés à vue est lourdement sanctionnée lorsqu’elle est constatée. De plus, la pression psychologique et l’humiliation des personnes sont monnaie courante.

Il faut donc repenser le droit, comme nous y invite la Cour européenne des droits de l’homme. Les propositions de loi tendant à garantir la présence et surtout les prérogatives de l’avocat dès la première heure ou relatives à la limitation de la garde à vue aux infractions pour lesquelles une peine de prison de cinq ans au minimum est encourue vont évidemment dans le bon sens. Or, visiblement, le Gouvernement, s’inspirant du rapport Léger, voudrait rester en deçà de ces propositions, c’est-à-dire en deçà de la jurisprudence européenne.

Pour ma part, je suis convaincue qu’il est nécessaire de repenser la garde à vue de façon qu’elle redevienne une mesure exceptionnelle. Trois magistrats honoraires de la Cour de cassation, Jean-Pierre Dintilhac, Jean Favard et Roland Kessous, viennent de publier un article « décapant », en réponse aux abus actuels. Ils proposent de sortir de la logique policière en vertu de laquelle une personne est déjà présumée coupable dès lors qu’elle a avoué devant la police et de rendre à la garde à vue son sens étymologique de garde des personnes interpellées en flagrant délit ou sur la base de charges résultant d’investigations, pour laisser au juge le soin d’ouvrir la phase judiciaire, et donc de commencer les interrogatoires.

Je ne sous-estime pas l’ampleur d’une telle réforme pour la justice, mais le débat doit avoir lieu. Or, le rapport Léger est, hélas ! d’une très grande frilosité sur ce point – c’est un euphémisme ! Il est en outre contestable sur bien d’autres sujets, sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir ultérieurement.

Quoi qu’il en soit, la garde à vue doit être strictement limitée dans son champ d’application et sa durée, et ses conditions doivent être précisément fixées. Il est donc nécessaire de récrire les articles 63 et 77 du code de procédure pénale et de conditionner de manière plus contraignante la mise en œuvre de cette mesure grave, privative de liberté, en revenant à la notion ancienne d’ « indices graves et concordants », ainsi que de limiter l’application de cette mesure aux infractions pour lesquelles une peine de prison de cinq ans au minimum est encourue.

Par trois arrêts récents – Salduz c/Turquie, Dayanan c/Turquie et Savas c/Turquie –, la Cour européenne des droits de l’homme vient de redéfinir précisément les conditions d’exercice des droits de la défense et, plus généralement, de réaffirmer le droit à un procès équitable et le droit à l’assistance d’un avocat dès la garde à vue.

Ainsi, « pour que le droit à un procès équitable […] demeure suffisamment “ concret et effectif ”, il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit ».

Pour ce qui concerne la procédure de droit commun, en l’état actuel de la législation, l’avocat intervient dès la première heure, pour un entretien de trente minutes, mais la personne gardée à vue peut être entendue avant son arrivée, ce qui constitue, ainsi que cela a déjà été souligné, le nœud du problème.

Qui plus est, en 2004, la loi Perben I a prévu des exceptions au droit d’accès à un avocat pour certaines affaires qui relèvent de la criminalité organisée ou du terrorisme, l’intervention de l’avocat étant repoussée à 48 heures après le début de la garde à vue dans le premier cas, à 72 heures dans le second. De telles exceptions, qui contreviennent aux exigences posées par la jurisprudence européenne, doivent être supprimées. Rappelons que la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que l’intervention de l’avocat doit permettre « la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention ».

Pour notre part, nous pensons que la personne placée en garde à vue doit se voir notifier, dès la première minute, son droit à être assistée d’un avocat, avant que les auditions ne puissent commencer. L’avocat doit pouvoir accéder au dossier dès le début de la procédure et assister à toutes les auditions.

Je voudrais maintenant évoquer le respect du principe de l’égalité des armes, au travers du droit de garder le silence, des nullités de procédure et de la durée de la procédure.

Il est essentiel de réaffirmer, dans le code de procédure pénale, le droit de ne pas participer à sa propre incrimination. Depuis la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, le gardé à vue bénéficie certes du droit de se taire, mais il n’en est pas informé et ne risque donc guère de se prévaloir de ce droit !

En ce qui concerne la durée de la garde à vue, certains pays européens ont consigné une durée maximale dans leur constitution. À cet égard, il convient d’être prudent sur la question de la qualification pénale et la tendance à la criminalisation de la justice pénale, qui entraîne l’application de régimes juridiques plus attentatoires aux libertés individuelles. Je pense ici à l’affaire Coupat – quatre jours de garde à vue et sept mois de détention provisoire ! – et aux conséquences inadmissibles de la qualification facile d’« actes de terrorisme ». Plus elle dure, plus la garde à vue est attentatoire au principe de l’égalité des armes, surtout si la personne concernée ne bénéficie pas de l’assistance d’un avocat.

Par ailleurs, il est nécessaire de sanctionner les violations des garanties procédurales par une nullité automatique de la procédure.

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