Intervention de Robert Badinter

Réunion du 9 février 2010 à 14h30
Droits des personnes placées en garde à vue — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Aujourd’hui, c’est à la ministre des libertés que je m’adresserai plus particulièrement, puisque vous avez adjoint cette appellation à la dénomination traditionnelle de votre fonction, ce que je comprends parfaitement.

Mesurant l’émotion générale qui s’attache en ce moment à la découverte de certains aspects de la garde à vue, je pensais à l’époque où la commission des lois du Sénat avait décidé d’établir un rapport sur la condition pénitentiaire. Quand était venu le moment de choisir un titre pour ce rapport, nous avions unanimement considéré que le bon était, dans toute sa dureté : Prisons : une humiliation pour la République. Il n’est pas passé inaperçu ! Si nous avions créé une commission d’enquête sur les pratiques de la garde à vue en France – approche qui aurait peut-être été préférable –, son rapport aurait pu s’intituler : Garde à vue : un scandale dans la République !

Le scandale tient non pas au principe même de la garde à vue, car celle-ci existe dans toutes les démocraties, mais à sa pratique, à ses conditions, à sa généralisation, qui appellent, sans plus attendre, une réaction.

En quelques années, entre 2001 et 2008, nous avons assisté à une inflation du nombre des gardes à vue, très supérieure encore à celle que connaît, hélas, notre déficit budgétaire. Ainsi, selon l’état 4001, nous sommes passés, dans ce laps de temps, de 336 718 à 577 816 gardes à vue, soit une hausse de plus de 70 % ! Madame le ministre des libertés, je remarque d’ailleurs que, pour l’essentiel, cette augmentation s’est produite entre 2002 et 2006, le nombre des gardes à vue ayant alors crû de 381 000 à 531 000. Depuis lors, une stabilisation est intervenue.

Rien ne justifie cette augmentation foudroyante ! En effet, si elle répondait à l’accroissement de la délinquance, le recul de l’insécurité dont on nous rebat les oreilles ne serait qu’un leurre ! Si le chiffre des gardes à vue était proportionnel à celui des infractions commises, ce serait le plus terrible acte d’accusation contre la politique sécuritaire du Gouvernement ! Je me garderai d’entrer dans cette voie…

Je constaterai simplement que l’on a généralisé, banalisé le recours à la garde à vue sur le territoire de la République. Et encore – c’est là pour moi un sujet d’étonnement – ces chiffres ne disent-ils pas tout ! Pourtant vieille moustache, j’ai été, je l’avoue, stupéfié d’apprendre qu’il existait, parallèlement, une sorte de « zone grise » de la pratique de la garde à vue. Ainsi, chaque année, de 200 000 à 300 000 personnes seraient placées en garde à vue sans que cela apparaisse dans les statistiques policières, qu’il s’agisse d’infractions routières – si nombreuses et qui concernent tous nos concitoyens –, fiscales, douanières ou autres ! Si l’on interroge nos concitoyens sur le nombre annuel de gardes à vue en France, comme je l’ai fait ces derniers mois, les optimistes l’estiment entre 30 000 et 50 000 tout au plus, les pessimistes entre 80 000 et 90 000. Quand ils apprennent que ce nombre, en tenant compte de la zone grise que j’évoquais, est proche de 800 000 – soit une moyenne de 2 500 personnes placées chaque jour en garde à vue sur notre territoire –, c’est la stupéfaction !

Devant de tels chiffres, nous avons le devoir absolu de nous interroger et, madame le garde des sceaux, ministre des libertés, d’apporter des remèdes. Il est évident que notre pratique de la garde à vue est excessive et, je n’hésite pas à employer une nouvelle fois le mot, scandaleuse ! Comment, dans un pays comme le nôtre, ose-t-on placer en garde à vue dans des conditions matérielles indignes des personnes contre lesquelles il n’existe, éventuellement, qu’une raison plausible de soupçonner qu’elles aient pu commettre une infraction, quelle que soit cette infraction ? Est-il admissible que ces gardes à vue se déroulent dans des locaux tels que ceux que nous connaissons ? Le bat-flanc doit-il être la règle ? Faut-il que la suroccupation de ces locaux au sein des commissariats, au détriment des policiers eux-mêmes, soit habituelle ?

En 2007, le rapport du Comité de prévention de la torture européen a dénoncé les conditions matérielles de la garde à vue en France. M. Gil-Robles, commissaire européen aux droits de l’homme, homme de liberté s’il en est, s’en est ému lui aussi. Il ne concevait pas, nous disait-il, que l’on puisse, au sein de la République française, détenir des personnes, ne fût-ce que pour quelques heures, dans des locaux tels que ceux de la préfecture de police ou que la souricière du palais de justice de Paris, dont l’état n’a été amélioré que très récemment. Rien ne peut justifier la persistance d’une telle situation, sinon une sorte de résignation d’un côté, un manque de crédits de l’autre, ainsi que cette pensée insidieuse et traditionnelle que la personne placée dans de telles conditions se montrera peut-être plus coopérative lors de l’interrogatoire qui suivra…

Si, depuis les avertissements de 2006, nous aurions évidemment dû remédier à cette situation scandaleuse, que dire des pratiques dont nous avons connaissance par le témoignage de personnes de notre entourage ayant été placées en garde à vue à la suite, par exemple, d’une infraction routière ?

Que l’on retire à un homme entrant en garde à vue ses lacets de souliers, afin qu’il ne risque pas de s’en servir pour se suicider ou pour étrangler un policier, passe encore, même s’il s’agirait dans le premier cas d’une performance et dans le second d’une tentative singulière dans un commissariat… Mais que, en France, l’on impose systématiquement aux femmes de retirer leur soutien-gorge, rien ne saurait le justifier ! D’aucuns affirment qu’elles pourraient se pendre avec : soyons sérieux ! Mais quelle humiliation ! C’est pourtant une pratique généralisée, comme l’est celle, très lourde de conséquences, de confisquer les lunettes afin que le gardé à vue ne puisse s’ouvrir les veines après en avoir brisé les verres. C’est là un extraordinaire souci d’éviter les suicides, hélas si nombreux dans d’autres lieux… Cependant, lorsque l’on prive de ses lunettes une personne atteinte d’une déficience visuelle, elle flotte dans une espèce de brume, elle ne peut plus lire, ou difficilement, et elle se trouve placée dans une situation d’infériorité criante face à son interlocuteur. Je le sais de par mon expérience d’avocat.

Alors, oui, scandale que ces pratiques ! Scandale que ces conditions matérielles ! Scandale que ces humiliations ! Que faire, pour y remédier ? Il faut mettre en place les garanties juridiques nécessaires. Non seulement elles sont à notre portée, mais, M. Zocchetto l’indiquait tout à l’heure, la Cour européenne des droits de l’homme les a rappelées de la façon la plus claire, notamment dans sa jurisprudence la plus récente. Ainsi, aux termes de l’arrêt Salduz du 27 novembre 2008, il faut que « l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’unsuspect ». Plus largement encore, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré, dans l’arrêt Dayanan du 13 octobre 2009, que, « comme le soulignent les normes internationales généralement reconnues, que la Cour accepte et qui encadrent sa jurisprudence, un accusé doit, dès qu’il est privé de liberté, pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu’il subit ».

Si, dans notre pays, l’entretien avec un avocat dès le début de la garde à vue – ou du moins dans les toutes premières heures de celle-ci, compte tenu des contraintes matérielles évoquées par M. Zocchetto – est certes un droit, il faut aller au-delà. Je veux l’affirmer avec la dernière fermeté aujourd’hui devant la Haute Assemblée, il n’y a et il n’y aura jamais qu’une seule garantie qui permette de mettre un terme à tous les abus et à tous les soupçons : la présence de l’avocat lors de l’interrogatoire de la personne gardée à vue. C’est aussi simple que cela ! Si les avocats la demandent, croyez bien que ce n’est pas dans l’espoir d’en tirer profit, car ils n’en retireront que charges et obligations, mais parce que c’est une évidence : la présence d’un avocat au côté du gardé à vue exclut les risques de pressions psychologiques ou de bavures sous toutes leurs formes, rend inutiles les enregistrements audiovisuels ! D’ailleurs, avec 800 000 gardes à vue par an, toutes infractions confondues, il en faudrait des caméras pour réaliser de tels enregistrements, sans parler de leur conservation !

La présence de l’avocat est donc indispensable, et cela vaut aussi pour la sécurité de la procédure, car il appartiendra à ce dernier de soulever les nullités éventuelles de la garde à vue. La police elle-même tirera avantage de sa présence, puisqu’elle ne risquera plus d’être soupçonnée à tort. Ainsi, toutes les difficultés se trouveront réglées. Pourquoi, dans ces conditions, refuser cette évolution ? J’approuve les jugements récents, qui manifestent un sursaut au regard des principes rappelés par la Cour européenne des droits de l’homme. Il n’y a pas d’autre voie que celle-là.

Lorsque nous débattrons du grand projet de réforme de la procédure pénale annoncé, nous ne pourrons nous en tenir aux préconisations du rapport Léger. Que nous propose-t-il, en effet, pour améliorer la situation ? La présence de l’avocat à la première heure ? Cela me fait penser à ces pendules suisses, où un coucou sort ponctuellement de sa boîte pour sonner chaque heure, mais disparaît entre-temps… De la même façon, l’avocat apparaît au début de la garde à vue et à la vingt-quatrième heure, mais cela ne sert à rien. Une telle mesure est inutile : ce n’est qu’une apparence de garantie ! Certes, il faudra organiser des permanences, et il n’est pas certain, bien entendu, que ce seront les ténors du barreau qui interviendront en garde à vue, sauf lorsqu’il s’agira d’une personnalité, d’un ou d’une « people », pour employer le jargon médiatique contemporain. Mais qu’importe : la présence d’un avocat constitue, en elle-même, la garantie essentielle.

Pour autant, madame la garde des sceaux, la présence de l’avocat n’implique pas la communication intégrale à celui-ci du dossier de l’enquête de police. Ceux qui ne connaissent pas assez bien la procédure accusatoire sont trop souvent victimes d’une confusion à cet égard : rappelons que l’obligation de communiquer la totalité du dossier ne vaut qu’au stade de la mise en examen, quand des charges suffisantes, et non une simple raison plausible de soupçonner qu’il ait commis une infraction, ont été réunies contre celui qui n’était jusque-là qu’un gardé à vue. Il s’agit alors d’un degré de gravité tout à fait différent, et l’avocat, qui devient dans ce cas le défendeur à l’action publique, doit évidemment avoir accès à toutes les pièces du dossier en vertu du principe du contradictoire. C’est un principe et une jurisprudence constants.

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