Au final, la brève histoire de l’UPM peut se résumer à une journée de splendeur – le 13 juillet 2008 –, suivie de deux années d’hésitations bureaucratiques, d’intrigues diplomatiques et d’impuissance politique.
Deux ans et demi après ce lancement grandiose, porteur de grandes espérances, l’heure est venue de dresser un bilan. Nous savons d’ores et déjà qu’il est inconsistant.
Pendant deux ans, des négociations interminables ont porté sur la répartition des postes, le siège du secrétariat général – Barcelone ou une autre ville ? –, le financement – qui paie quoi ? –, la gouvernance – intergouvernementale ou communautaire ? –, le statut du secrétariat général… Ces questions n’ont jamais été réellement tranchées.
L’an passé, deux sommets ont été reportés sine die, aucune réunion ministérielle n’a donné lieu à des engagements fermes, seules les réunions dites techniques ont été assurées. Ce n’est que le 27 décembre dernier, voilà moins de deux mois, que le site internet de l’UPM a été lancé… exclusivement en anglais ! Enfin, un numéro de téléphone a été communiqué, mais à peine a-t-on eu le temps de le composer que le secrétaire général de l’UPM, le jordanien Ahmad Massadeh, fonctionnaire éminent, a démissionné. En outre, l’actuelle révolution égyptienne pose le problème de la nomination d’un remplaçant à la coprésidence de l’UPM détenue jusqu’alors par Hosni Moubarak. De moribonde, cette institution est devenue, en l’espace de quelques jours, fantomatique.
La France reprochait – avec raison – au processus de Barcelone de reposer sur des relations déséquilibrées, dans lesquelles l’Europe décidait de tout. Avec l’UPM, elle a certes contribué à créer une structure paritaire, mais au sein de laquelle on ne parvient pas à savoir qui décide de quoi.
Je souhaite donc, madame la ministre, vous poser une première question : qu’allez-vous proposer pour remédier à ces faiblesses institutionnelles ?
Pourtant, les projets de l’UPM, projets qui préexistaient à sa création, sont toujours d’une actualité brûlante, qu’il s’agisse de la dépollution de la Méditerranée, du plan de production d’énergie solaire, de la prévention des catastrophes naturelles, de la création des autoroutes de la mer ou de la mise en place d’une université méditerranéenne sur la rive sud.
Ma deuxième question sera la suivante : ces projets vont-ils survivre à l’UPM ? Dans le contexte actuel, de quels financements disposeront-ils ?
L’UPM souffre donc d’un vice de conception, mais aussi, et c’est sans doute plus préoccupant, d’une absence de vision et de stratégie politiques.
L’UPM, pour fonctionner, aurait eu besoin de s’appuyer sur des ensembles régionaux, en premier lieu sur la construction d’un Maghreb uni et fort, autour de l’Algérie et du Maroc.
Le non-règlement de la question du Sahara a un coût très élevé, humain, économique et sécuritaire, et pèse politiquement sur la région. Des milliers de familles paient l’absence de solution politique, des enfants grandissent dans des camps et cette souffrance nourrit leur amertume et leur désespérance. Pendant que ce drame prend de l’épaisseur de génération en génération, la perspective d’une intégration économique de la région s’éloigne, emportant avec elle les chances de développement économique, ce qui frustre les aspirations populaires.
Pour nous, Européens, la persistance de ce conflit, qui déborde sur la zone sahélo-saharienne, constitue une menace directe contre la sécurité euro-méditerranéenne et euro-atlantique. Nous en avons vu les conséquences dramatiques avec l’enlèvement et la mort de plusieurs de nos compatriotes.
Qu’avons-nous fait, nous Français et Européens, pour tenter de promouvoir un tant soit peu, au côté de l’Organisation des Nations unies, une solution politique négociée entre les protagonistes de ce conflit qui obère toute possibilité de développement régional, empoisonne les relations entre l’Algérie et le Maroc et nuit gravement aux populations de ces deux pays ?
Inexistants sur ce dossier, nous n’avons rien trouvé de mieux que d’envenimer des relations déjà passionnelles avec l’Algérie par la funeste mention dans notre loi des « effets positifs de la colonisation » ! Quant au Gouvernement, alors qu’existe un accord très abouti de coopération en matière de lutte contre le terrorisme entre la France et l’Algérie, il a tout simplement porté l’Algérie sur la liste des pays à risques terroristes, oubliant au passage que ce pays a été la première victime de l’intégrisme.
Avant même de nommer les principes selon lesquels nous pourrions relancer l’idée euro-méditerranéenne, il faut que nous apprenions à écouter ce que ces peuples ont à nous dire.
Ni la France ni l’Europe n’ont vu venir les mouvements sociaux qui sont en voie de transformer la face politique de la rive sud de la Méditerranée. Je ne parle pas de la déflagration brutale, de l’irruption de ce bouleversement radical qu’aucun stratège n’a pressenti ; je parle de ces messages qui, depuis plusieurs années, nous parviennent quotidiennement de bateaux de fortune sombrant dans la Méditerranée avec, à leur bord, une jeunesse préférant l’aventure suicidaire à l’absence désespérante d’avenir. Au lieu de prendre la mesure de ces appels de détresse, nous avons soutenu des régimes d’un autre âge, faisant l’hypothèse que ces peuples ne sauraient décider par eux-mêmes. Cette surdité est, d’une certaine façon, en parfaite cohérence avec la théorie occidentale, pour ne pas dire néocoloniale, de l’impossibilité de la démocratie dans les pays de tradition musulmane.
La politique des pays occidentaux s’appuie sur une conception datant des années soixante-dix, selon laquelle la seule alternative au pouvoir autocratique est l’obscurantisme islamiste, comme si le choix ne pouvait être qu’entre le pharaon et le barbu. Obsédées par cette vision, l’Union européenne et la France ont cautionné la privation des libertés publiques.
Il faut revenir sur les raisons de cet aveuglement, qui perdure. Aujourd’hui encore, si nos diplomates perçoivent correctement les évolutions – et je veux leur rendre hommage, parce qu’après les magistrats, les policiers et bien d’autres professions, ils sont à leur tour stigmatisés –, le Gouvernement semble déçu de n’avoir trouvé nulle part, dans les pays musulmans en pleine agitation, la menace intégriste. On confond, à mauvais escient, l’islam politique avec le besoin de spiritualité inhérent à la nature humaine, ce besoin de spiritualité et de sens qui se renforce, ici comme ailleurs, au fur et à mesure que progresse la déshumanisation des rapports sociaux.
Cette surdité explique la vision partiale et partielle que nous avons de la rive sud, qui sous-tend les trois contradictions majeures de la politique française dans son rêve euro-méditerranéen.
La première contradiction consiste à vouloir asseoir une nouvelle influence française sur la rive sud tout en stigmatisant, sur la rive nord, jour après jour, les citoyens d’origine contrôlée que sont les Français de confession musulmane. Les attaques menées par le Gouvernement sur le sol français contre des « musulmans » sont indignes de notre conception de la laïcité, corrosives pour notre « vivre ensemble » et pour notre image à l’étranger.
Cette croisade a commencé par une hostilité à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne et la création du ministère de l’immigration et de l’identité nationale, puis s’est poursuivie par l’indigne débat sur ce dernier thème et les polémiques sur la burqa, les minarets ou la viande halal.
La fièvre obsidionale fut telle que, pendant quelques jours, certains ont sincèrement cru qu’un restaurant fast-food, son aire de jeu, ses sandwiches et ses plateaux-repas constituaient la cinquième colonne d’une invasion minutieusement programmée !
Sur ce terreau, le Front national a pu se refaire une santé et Mme Le Pen faire référence à l’occupation en évoquant les musulmans. Et cela va continuer avec le prochain débat sur le multiculturalisme, inscrit à l’ordre du jour politique de la majorité… Les Français venus d’ailleurs seront encore les otages de la prochaine campagne électorale.
Je passe sur le discours de Dakar, par lequel, malgré les représentations d’un ambassadeur averti, injustement révoqué depuis, Nicolas Sarkozy a gravement offensé les Africains.
Cette vision fantasmée et anxiogène de l’islam et des musulmans, largement relayée et commentée dans les pays du Sud par les médias et les réseaux sociaux, justifie l’apparition dans ces pays d’un discours symétrique de repli identitaire. Ne vous y trompez pas, les populations de la rive sud sont connectées aux réseaux modernes et connaissent vos dérapages.
Fort heureusement, nous avons su nous différencier des États-Unis s’agissant de l’Irak, mais Nicolas Sarkozy, en empruntant le chemin d’un atlantisme béat, a contribué à alimenter la mécanique infernale du conflit des civilisations, théorisée par les néoconservateurs américains. Cette politique, cette idéologie est totalement incompatible avec un projet méditerranéen ambitieux.
Barack Obama avait ouvert aux Américains une perspective de dépassement avec le concept « post racial », et nous, qui sommes si proches des pays arabes, nous n’avons pas compris que les jeunes musulmans étaient dans une phase « post islamiste ». Ils sont très attachés à leur civilisation, à leurs traditions, et veulent tout simplement vivre leur foi dans un monde ouvert. Ils ne se contenteront plus d’un ersatz de démocratie, car ils ont bien compris que les attributs de la démocratie sont bien plus larges que le simple droit de vote. Ils veulent des libertés publiques, une justice et une presse indépendantes, ainsi que des garanties en matière de libertés individuelles. Ils souffrent d’un déclassement et rejettent les nouveaux maîtres qui pillent leur pays. Il existe également une demande sociale forte.
La deuxième contradiction réside dans le fait de vouloir créer une union reposant sur des projets tout en verrouillant, par une politique des visas malthusienne, toute circulation humaine : les flux vont du Nord au Sud, jamais du Sud au Nord !
En définitive, l’approche méditerranéenne de l’Europe se caractérise par des objectifs sécuritaires et des barrières migratoires. La seule coopération semblant fonctionner – ce n’est pas un reproche – est celle qui existe entre les organes de sécurité et les ministres de l’intérieur. Mais cette coopération, qui se concentre sur la maîtrise des flux migratoires, ne permet pas de nous protéger collectivement de la déstabilisation du Sahel. Là encore, la construction d’un ensemble régional aurait pu nous prémunir contre ce risque.
Cela m’amène, madame la ministre, à poser une troisième question : au-delà des postures politiques qui sous-tendent les lois sur l’immigration, comptez-vous enfin proposer un réel partenariat migratoire aux pays de la rive sud, offrant des possibilités de migrations circulaires ? C’est là l’indispensable premier jalon d’une véritable politique méditerranéenne.
Enfin, la troisième contradiction tient à la difficile articulation entre l’objectif de promotion des droits de l’homme et les logiques de puissance.
En effet, la définition d’un discours de politique étrangère fondé sur l’universalisme des droits et le soutien aux libertés publiques se heurte de plein fouet à la concurrence que se livrent les États démocratiques pour développer ou conserver leurs parts de marchés dans certains pays.
Les tenants de la realpolitik se donnent bonne conscience en affirmant que du développement économique découlera automatiquement l’aspiration démocratique. Mais la position française va bien au-delà de la realpolitik : elle ne s’articule pas uniquement autour de l’inefficience de la conditionnalité politique, elle s’appuie, hélas ! sur la négation de l’humanisme. On sait le peu de considération que porte le Président de la République française à la question de la défense des libertés publiques, qu’il qualifie avec mépris d’idéologie « droit-de-l’hommiste », comme s’il était honteux de se soucier de ses semblables…
Ce parti pris s’est traduit, au cours des dernières années, par une politique du tapis rouge pour certains et du guichet fermé pour des démocrates opposants. Il explique également la disparition rapide du secrétariat d’État aux droits de l’homme, la mise au placard d’un secrétaire d’État ayant dénoncé les dérives de la « Françafrique », la multiplication sur notre sol des espaces de non-droit, la stigmatisation liée à l’origine – je pense aux Roms –, l’élaboration d’une sixième loi visant l’immigration, assortie d’atteintes à notre Constitution, telle la déchéance de la nationalité, que le Sénat a heureusement rejetée dans sa grande sagesse.
Toutefois, il y a plus grave encore que ce cynisme et ce mépris ouvertement affichés : la logique de puissance, la grammaire diplomatique peuvent expliquer le silence d’un État démocratique, mais elles n’impliquent en rien le recours à l’hypocrisie et à la flagornerie. Pourquoi le Président de la République française a-t-il cru bon de saluer une « progression de l’espace des libertés » en Tunisie, alors que toutes les organisations non gouvernementales ne cessent de dénoncer, depuis des années, une évolution inverse ?
La crédibilité internationale de la France ne se mesure pas au nombre de chefs d’État figurant sur une photographie. Elle repose, notamment, sur l’estime que les sociétés civiles de la rive sud nous accordent. Autant dire que, dans le monde arabe, cette crédibilité n’existe plus !
En défilant avec des pancartes où figure le seul mot « dégage », les manifestants tunisiens et égyptiens rendent peut-être hommage à la francophonie. C’est notre modeste participation aux troubles révolutionnaires… Ce mot est le peu qu’il nous reste de l’esprit de 1789 !
À force de renvoyer les musulmans à un jihad fantasmé à chaque soubresaut régional, nous avons perdu, en plus de l’usage de notre raison, la grandeur de la France.
Pourtant, la jeunesse de ces pays n’est pas fascinée, bien au contraire, par le modèle des mollah iraniens, dont elle connaît la brutalité. Pour d’autres raisons, elle ne souhaite pas non plus copier le modèle occidental. Elle observe avec intérêt la Turquie, qui semble allier démocratie, développement économique et valeurs islamiques. Il faudra bien admettre que, à l’instar de la démocratie chrétienne, une démocratie musulmane puisse voir le jour.
Je le dis avec beaucoup de gravité : ne nous joignons pas au chœur des Cassandre. Depuis trop longtemps, les pays occidentaux s’accommodent d’États autoritaires au nom d’une lutte contre le péril intégriste qui devient obsessionnelle depuis qu’un barbu illuminé et pyromane s’est caché dans des grottes préhistoriques après avoir défié les citadelles de la modernité.
Madame la ministre, si nous savons décrypter ce que les sociétés civiles du Sud nous disent, rien n’est perdu pour construire une Union pour la Méditerranée sur de nouvelles bases. C’est pourquoi la France, lors de la prochaine relance méditerranéenne, souhaitable et même inévitable, ne pourra faire l’économie de l’élaboration d’une nouvelle grille d’analyse permettant de distinguer quête du religieux et projet politique, ainsi que d’une relation apaisée avec son passé, sa mémoire coloniale et ses citoyens venus d'ailleurs ; elle devra en outre renouer avec son credo dans le progrès et l’universalisme des droits.
Ma quatrième question sera la suivante : quelle leçon tirez-vous de l’aspiration à la démocratie exprimée sur la rive sud et comment comptez-vous, à la lumière de ces événements, relancer le processus de l’UPM ?
J’ai bien conscience, madame la ministre, de porter un réquisitoire d’une grande sévérité sur le fond, mais il nous faut regarder les choses en face et nous dire la vérité. C’est à ce prix que nous pourrons retisser des liens de confiance avec la rive sud et construire cet espace méditerranéen dont nous avons tous besoin, en traitant d’égal à égal.
Une belle idée a été gâchée. Nous, socialistes, sommes convaincus que le destin de l’Europe vieillissante est lié à celui des pays du Sud. Nous sommes persuadés qu’aucune coopération d’avenir n’est possible sans respect, considération et solidarité envers ces peuples. Les foules de la place Tahrir ou de Tunis scandent leur foi dans l’avenir de leur pays, mais aussi de leur région : allons-nous enfin les entendre et leur proposer un cercle vertueux, gagnant-gagnant ?