Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, madame la ministre, mes chers collègues, le Sénat vient de mener un débat de haut niveau à l'occasion de l'examen du texte visant à rendre la Constitution française compatible avec le projet de Constitution européenne. Nos échanges ont permis de mettre en relief la difficulté qu'il y a à s'accorder sur la signification effective de nombre des dispositions contenues dans le texte européen. Les interventions contradictoires des plus éminents juristes de notre assemblée ont bien souligné ce point.
En matière de laïcité comme de droit du travail, nous avons constaté que le risque d'une contradiction d'interprétation avec les cours de justice européennes existait et que, dans l'hypothèse où elle se manifesterait, cela ouvrirait, selon M. Patrice Gélard, une crise européenne majeure sans qu'aucun moyen de règlement ne soit prévu, sinon la menace de quitter l'Union, comme l'a suggéré le rapporteur. En la matière, la vérité ultime sera donnée par la vie elle-même, dans l'histoire politique concrète, plus que dans la logique des joutes juridiques. On comprend donc que ces contradictions d'interprétation traversent aussi nos formations politiques.
Quoi qu'il en soit, l'ampleur de l'enjeu, pour l'avenir de notre patrie républicaine comme pour la construction européenne, exige de nous à cette heure, comme demain de chaque Français, une décision d'une singulière gravité. En république, la démocratie a pour objet non pas de dire, chacun pour soi, ce qui est bon pour soi, mais de définir ce que l'on croit bon pour tous. Ce sera ici, pour chacun d'entre nous, comme bientôt pour l'ensemble des Français dans l'isoloir, une décision personnelle de grande conséquence. Elle impliquera ce moment de notre histoire pour de très nombreuses années, puisque les dispositions prévues par la partie IV de la Constitution européenne rendent la révision de ce traité quasiment impossible.
Puissent nos travaux avoir incité nos concitoyens à mesurer l'importance de leur intervention dans la décision qui doit être prise. Puisse l'abstention être aussi faible que possible. C'est l'intérêt général, afin que la décision référendaire ait la plus grande force pour nous-mêmes, Français, et en Europe. Mieux vaudrait que le « non » ou le « oui » soit franc et massif, afin que les Français assument fermement les rudes conséquences de l'une ou de l'autre de ces réponses, en connaissance de cause.
On a pu constater combien il sera difficile de se faire un avis, compte tenu de l'extrême complexité, la longueur et la confusion de ce texte. Sur ce point aussi, je mets en cause le processus constituant qui a conduit à ce résultat. La méthode qui a prévalu n'est conforme à la tradition démocratique d'aucun des vingt-cinq peuples qui forment l'Union européenne.
Engagé par la tenue d'une Convention non élue à cet effet, ce processus se conclut par l'injonction de donner une seule réponse pour 488 articles, 36 protocoles, 2 annexes, 48 déclarations et plusieurs dizaines de commentaires du praesidium de la Convention, le tout n'ayant jamais fait l'objet de débats publics, et certaines parties du texte n'ayant jamais été discutées par la Convention elle-même, notamment toute la partie III.
Le résultat aboutit à constitutionnaliser une politique économique, ce qui est un fait sans précédent dans l'histoire de notre République comme dans celle de tous les pays de la vieille Europe. Il nous est demandé de considérer que le principe de « concurrence libre et non faussée » devient la valeur suprême de la communauté politique européenne.
Dans le détail, tel que je le lis personnellement, et avec moi nombre d'hommes et de femmes de gauche, ce texte contredit les objectifs sociaux et démocratiques que nous visons dans la construction européenne. Ce n'est pas l'analyse de la majorité de ma formation politique ; c'est pourquoi je rappelle que je ne parle qu'en mon nom personnel. Cette contradiction douloureuse ne me fera oublier à aucun moment qui est responsable de toute cette situation.
Qui a accepté cette convention a-démocratique ? Qui, ensuite, a si mal négocié les positions de principe des Français ? Qui a accepté l'introduction dans la Constitution de l'interdiction de l'harmonisation sociale et salariale par la voie législative ou réglementaire en Europe ? Qui a accepté que la Charte des droits fondamentaux soit soumise au respect des principes économiques de la partie III et qu'elle ne « crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelle pour l'Union ? », selon les termes mêmes du texte ? Le chef de l'Etat, le président de la République.
Qui nous demande d'approuver cette Constitution, tout en faisant, dans l'arène nationale et internationale, des propositions qui sont interdites par ce même texte ? Le chef de l'Etat, le président de la République.
C'est bien ce que nous avons vu lorsque le président Jacques Chirac a proposé récemment la taxation des mouvements de capitaux ou la relance d'une politique industrielle volontariste. Sa responsabilité est donc totalement et personnellement engagée par la question qu'il pose aux Français.
Il me semble que la tradition de la Ve République en matière de référendum s'impose d'abord à ceux qui en sont les héritiers et les partisans, selon le modèle de comportement qu'en a donné son fondateur.
En cette matière, comme s'agissant de la construction européenne, le futur immédiat est tout politique. Le futur, comme dit le philosophe, ce ne sera pas ce qui va arriver, mais ce sera ce que nous en ferons. Tel est d'ailleurs l'idéal démocratique des républicains. Après notre vote, les dés seront jetés !