Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, une nouvelle loi d'orientation agricole est-elle utile ? On peut en effet s'interroger sur la nécessité de proposer un nouveau texte alors que, depuis quarante ans - on parle toujours de la loi Pisani ! -, beaucoup de textes ont été votés, certains ayant été perçus comme des voeux pieux, des incantations aux effets très limités.
Cependant, il est vrai que notre agriculture continue d'évoluer à un rythme rapide et l'on peut donc penser qu'une nouvelle loi d'orientation agricole permettrait de répondre à la déprime, au malaise des paysans d'aujourd'hui. La rentabilité de leurs exploitations continue de se dégrader - le résultat courant avant impôt a diminué de 4 % en 2004 - et leur taux d'endettement, de croître.
Par ailleurs, les enquêtes d'opinion montrent amplement qu'il y a des attentes fortes de la société, qui est devenue exigeante sur la qualité alimentaire. Nos concitoyens expriment aussi un besoin de nature et de qualité environnementale, qui peut parfois paraître en contradiction avec les pratiques culturales.
Chaque loi d'orientation agricole précédente a prétendu favoriser l'installation. Or on constate que le nombre d'exploitations diminue inexorablement : 2 millions en 1960, 1, 2 million en 1980 et environ 600 000 actuellement. L'agriculture a perdu 3 millions d'emplois en quarante ans. Cela signifie que, quels que soient les discours ou les actions mises en oeuvre, on est devant une situation d'échec. La détermination des politiques n'a pas permis de stopper l'hémorragie, au point que la population active agricole est passée de 26 % en 1962 à 4 % en 2001.
Peut-on aujourd'hui arrêter définitivement cette hémorragie ? C'est un pari difficile et pourtant ô combien nécessaire. Certaines micro-régions voient aujourd'hui leur agriculture et leurs agriculteurs disparaître complètement. Les moyens juridiques, législatifs et réglementaires dont nous disposons ne sont plus pertinents. Ceux que vous proposez dans votre texte, monsieur le ministre, sont bien timides face aux progrès de la productivité, de l'intensivité, de la mécanisation, qui suppriment irrésistiblement des emplois et des exploitations tout en permettant de produire toujours plus.
La question que je viens de poser en introduit donc deux autres : n'est-on pas arrivé à un « taquet environnemental » ? N'est-il pas temps de mieux maîtriser les progrès de la productivité, qui peuvent se faire au détriment de notre potentiel naturel, et en particulier celui des sols ?
Nous voici à la croisée des chemins : il nous faut définir réellement un développement durable de notre agriculture, en cassant le rythme de l'agrandissement permanent des exploitations et de l'intensivité de l'agriculture, qui elle-même a ses limites.
Un autre problème se pose en termes d'aménagement du territoire. Notre intérêt général est de maintenir un réseau suffisamment dense d'agriculteurs capables d'entretenir correctement notre paysage agraire, qui fait partie du patrimoine naturel, culturel et esthétique de notre pays. Les paysans restent les animateurs, certes minoritaires mais décisifs, du monde rural. Aussi, nous devons nous interroger sur le type d'agriculture que nous voulons favoriser. Mon sentiment est qu'aujourd'hui se présentent trois cas de figure contradictoires : soit l'évolution vers l'abandon, la forêt, la friche ; soit l'évolution vers une agriculture extensive, autour de très grandes exploitations et avec très peu d'emplois ; soit une agriculture intensive dans les régions les plus favorisées, avec des produits du terroir, une agriculture de proximité.
On voit bien que ces trois scénarios s'entrechoquent en raison d'un manque de clarté dans la définition de nos objectifs, ce qui conduit à une insuffisante lisibilité de notre politique agricole et contribue au désarroi de nos agriculteurs en fonction de la situation dans laquelle ils se trouvent.
Nous devons donc favoriser plus nettement le scénario qui créerait le maximum d'emplois dans une agriculture de proximité, respectueuse de l'environnement.
L'autre évolution significative, c'est l'étalement urbain, périurbain et l'accélération de la spéculation sur le foncier. Ce phénomène se déroule au détriment des agriculteurs. La spéculation foncière s'enflamme sur l'ensemble du territoire. L'installation ne va-t-elle pas être encore plus difficile si le prix des terres, des bâtiments et des maisons continue de progresser à un rythme aussi vertigineux ? Nos outils actuels sont largement insuffisants pour maîtriser l'espace foncier réservé à la production agricole. Dans ce domaine, le rôle des SAFER doit être renforcé ; elles doivent être financièrement soutenues beaucoup plus qu'elles ne le sont aujourd'hui et il convient de prendre des engagements forts dans ce domaine.
La troisième évolution significative depuis quelques années est la part croissante des subventions, en particulier européennes mais aussi nationales, dans le revenu agricole, 9, 7 milliards d'euros venant de l'Union européenne et 2, 5 milliards d'euros de notre propre pays. Les agriculteurs sont presque transformés en récepteurs d'aides publiques. Cette situation devient difficile à gérer, à faire admettre par l'opinion publique.
En même temps, compte tenu de la mise en place progressive du découplage et des DPU, nous sommes très pessimistes quant au maintien de ces subventions dans les dix prochaines années. La dissociation entre subvention et acte de produire sera vécue comme la mort annoncée des subventions dans un avenir plus ou moins proche. Le découplage est en fait le moyen le plus sûr de délégitimer les aides aux yeux du reste de la société.
Je m'inquiète donc de l'avenir des revenus agricoles si on les rend de plus en plus dépendants des marchés mondiaux. Les marchés sont, avec les nouvelles technologies, de plus en plus volatils. Ils ne peuvent être la référence pour garantir les revenus agricoles. Or, depuis une quinzaine d'années, l'Union européenne aligne de plus en plus les prix européens sur les prix mondiaux. On l'a vu encore récemment à propos du prix du lait et, tout dernièrement, en ce qui concerne la betterave à sucre. Résultat : aujourd'hui, l'Union européenne est - on ne le dit pas assez - déficitaire de 10, 9 milliards d'euros s'agissant de ses échanges de matières premières agricoles, notamment en protéines.
Je voudrais donc rappeler cette vérité élémentaire, trop vite oubliée : l'agriculture, c'est la garantie de notre subsistance et donc de notre sécurité.
Les économistes nous conduisent dans l'impasse en nous faisant croire que l'on pourrait très facilement et très régulièrement s'approvisionner sur les marchés mondiaux.
Or, vous le savez, en particulier pour ce qui des produits agricoles, les marchés ont tendance à amplifier les déséquilibres et les tensions. S'en remettre au fonctionnement des marchés pour garantir la sécurité alimentaire en quantité et en qualité est, dès lors, une folie.
Le général de Gaulle disait qu'un pays qui ne peut pas se nourrir lui-même n'est pas un grand pays. Eh bien, nous devons, par des outils législatifs, organiser les marchés, garantir un prix minimum promettant aux agriculteurs de vivre de leurs productions, de leur travail.
Il vaudrait mieux, à la limite, faire disparaître les subventions et augmenter le prix de notre subsistance. Je rappelle que les prix des produits agricoles français ont baissé de 60 % depuis 1960 et que la part de l'alimentation dans le budget des ménages est passée de 36 % à 18 %.
Ce sont là des réalités qu'il faut bien avoir à l'esprit avant de dire qu'il est plus facile d'acheter dans n'importe quel magasin pratiquant le hard discount. Il faut payer le prix que l'on doit aux agriculteurs par rapport au travail qu'ils fournissent pour produire notre alimentation.