Aujourd'hui, le ministre chargé des transports n'est pas présent parmi nous, mais il est vrai qu'il a certainement mieux à faire, à Lyon, que participer à une discussion concernant le secteur des transports...
Quoi qu'il en soit, nous sommes heureux de pouvoir nous exprimer, même s'il ne s'agit que de cela puisque, une fois de plus, le débat qui nous réunit autour de cette question, après celui qui s'est tenu la semaine dernière à l'Assemblée nationale, ne sera pas suivi d'un vote.
En effet, il faut bien le dire, ce fut une grande surprise, pour tous les parlementaires, d'entendre le Premier ministre annoncer, lors de sa déclaration de politique générale, la privatisation totale des sociétés concessionnaires d'autoroutes et de voir, d'un peu loin, le Gouvernement engager le processus dans la précipitation, pendant l'été.
Ce fut pour nous une mauvaise surprise, car nous avions le sentiment que les débats de 2003 avaient permis de bien éclairer la situation. L'annonce de la décision du CIADT de décembre 2003, la création de l'AFITF au 1er janvier 2005, l'affichage des projections de financement de l'ensemble des projets : tout cela concrétisait, au fond, le consensus entre le Parlement et le Gouvernement qui s'était dégagé sur ce sujet. Je voudrais rendre hommage, à cet égard, au précédent Premier ministre, qui était tout à l'heure présent dans cet hémicycle.
De quoi s'agissait-il ? On tirait les leçons du passé, on « sanctuarisait » les moyens de construire et d'équiper le pays. Puis, tout d'un coup, tout s'est brouillé, aux yeux de l'opposition, certes, ce qui, après tout, n'est pas anormal, mais aussi de certains membres de la majorité, qui ont fait part de leurs doutes, de leurs inquiétudes, parfois de leur colère devant une décision brutale. L'un d'entre eux vient encore de s'exprimer en ce sens.
Soyons clairs : à l'évidence, la privatisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes met en péril les moyens à long terme de l'AFTIF, alors que celle-ci est à peine née, fruit d'un consensus suffisamment rare pour être souligné.
Vos dénégations sur ce point, monsieur le ministre - j'ai naturellement lu le compte rendu des débats qui se sont tenus sur ce sujet à l'Assemblée nationale -, n'y feront rien. Pour nous, parlementaires de gauche, du centre ou de droite, qui émettons chaque année un vote sur le projet de loi de finances et qui savons bien que les crédits d'investissement, dans ce domaine en particulier, sont ce qui reste quand on a à peu près tout dépensé et font par ailleurs le plus souvent l'objet d'une attention toute particulière dans le cadre de la régulation budgétaire, faire dépendre les moyens de l'AFTIF du bon vouloir des architectes du budget, année après année, gouvernement après gouvernement, c'est priver d'ores et déjà cette dernière de tout ce qui constituait son essence, à savoir sa visibilité et la lisibilité de son action sur le long terme.
En première analyse, la privatisation des autoroutes ruinera l'espoir de voir réalisées au terme fixé les infrastructures dont notre pays a un urgent besoin, celles qui font le bon aménagement et l'attractivité de notre territoire.
Cela étant, au fond, cette décision ne nous étonne guère, car elle est triplement caractéristique à nos yeux, du point de vue tant du fond que de la forme, de la politique du Gouvernement, notamment en matière de transports : reniement des engagements pris, décision prise selon le « fait du prince », annoncée lors de la déclaration de politique générale, gestion désespérante des finances publiques - « je dépense aujourd'hui les recettes de demain ». Qui nous dit, de surcroît, que les concessions ne seront pas cédées à un prix inférieur à leur valeur ? Ce débat est très actuel.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Je procéderai à un bref rappel historique.
Il me semble que c'est à l'occasion de la préparation du protocole de Kyoto que l'on a commencé à prendre conscience du fait que la maison brûlait. La France s'est alors engagée à réduire ses émissions de dioxyde de carbone d'ici à 2010, ce qui justifie naturellement la mise en place d'une politique volontariste dans le domaine des transports en matière de report modal, politique rendue encore plus nécessaire aujourd'hui dans la période de pétrole cher qui vient de s'ouvrir et que l'on pense devoir être durable.
En clair, dans la mesure où le transport routier est responsable d'une grande partie des émissions de dioxyde de carbone, il convenait de consentir des efforts en faveur des autres modes de transport.
Ces efforts avaient été engagés sous le gouvernement de M. Jospin, au travers des schémas de services collectifs. Je relève d'ailleurs que ces derniers ont été supprimés, dans une très grande discrétion, par une ordonnance du 9 juin 2005, sans qu'ils aient été jamais remplacés par quoi que ce soit d'autre.
En outre, à l'époque, les crédits alloués au secteur ferroviaire dans le cadre des contrats de plan avaient été multipliés par huit, et une agence de financement des infrastructures avait été créée par la loi du 3 janvier 2002 relative à la sécurité des infrastructures et systèmes de transport, loi qui a d'ailleurs constitué le support juridique du décret de création de l'AFITF.
Puis, après le changement de gouvernement intervenu en 2002, Jean-Pierre Raffarin et Gilles de Robien ont fort utilement confié au Conseil général des ponts et chaussées la réalisation d'un audit sur les infrastructures, socle d'un large débat au Parlement qui s'est tenu en juin 2003.
L'idée de la création d'une agence financière alimentée par les dividendes de ce que l'on appelait, selon une formule que je ne trouve pas très heureuse, la « rente autoroutière », avait alors prévalu assez largement au sein de tous les groupes politiques parlementaires. Instituer une recette pérenne au bénéfice de l'Agence devait permettre une visibilité à long terme. Un engagement clair fut pris lors du CIADT du 18 décembre 2003 sur la création de l'AFITF et sur une liste de projets d'investissements.
Toutefois, dans le projet de loi de finances pour 2004, déjà, les engagements de l'Etat n'avaient pas été traduits en chiffres, et il en était notamment résulté un « rognage » des crédits des contrats de plan. On les voit aujourd'hui réapparaître, en quelque sorte, puisqu'il est question que l'AFITF prenne en charge les actions correspondantes, ce qui n'était pas du tout prévu à l'origine. En tout état de cause, le retard de versement ne cesse de s'aggraver, les dotations au bénéfice du report modal sont en régression et le lancement du plan fret ferroviaire, qui a été évoqué à de nombreuses reprises, s'est traduit par la fermeture de dessertes et, malheureusement, par la mise en circulation de milliers de camions supplémentaires.
En 2004 a paru le décret de création de l'AFITF, en pleine discussion budgétaire. Il ne respectait pas entièrement la loi du 3 janvier 2002, qui ne prévoyait que le financement de modes de transport alternatifs à la route. Le ministre annonça en séance publique que 70 % du produit des recettes de l'AFITF serait affecté à ces modes de transport, mais aucun engagement écrit ne put être obtenu. Il réaffirma également l'engagement du Gouvernement d'affecter à l'AFITF les dividendes des sociétés d'autoroutes. Dans la presse, le précédent ministre des transports ne cessait de clamer qu'il avait obtenu une véritable victoire contre Bercy, mais c'était, on le pressentait déjà alors, une victoire à la Pyrrhus.
En 2005, devant les déficits publics galopants - mais ce sont ceux des gouvernements de droite, qui n'ont eu de cesse de faire exploser la dette -, le nouveau Premier ministre procéda à une spectaculaire volte-face à l'occasion de sa déclaration de politique générale, en annonçant la privatisation totale de toutes les sociétés publiques d'autoroutes.
La recette escomptée est de 10 milliards à 12 milliards d'euros, alors que les dividendes autoroutiers pouvaient rapporter, d'après des estimations qui ont été largement publiées, entre 30 milliards et 40 milliards d'euro d'ici à 2030. Même l'UDF a crié à la trahison.
Pourquoi d'ailleurs 10 milliards à 12 milliards d'euros et non pas 15 milliards ou 20 milliards d'euros ? Le doute demeure permis. Un taux d'actualisation qui passe de huit à quatre, etc., tout cela est très étrange et nous inquiète s'agissant de la valeur à laquelle les parts seront cédées.
Vous annoncez une dotation en capital de 4 milliards d'euros en faveur de l'AFITF. Initialement, seul 1 milliard d'euros était prévu, mais vous avez dû reculer devant la grogne des parlementaires, en particulier des parlementaires de la majorité qui sont, naturellement, ceux que vous écoutez le plus.
Par ailleurs, il est désormais question de faire financer le retard des contrats de plan par ces crédits, ce qui revient à l'évidence à détourner l'AFITF de sa vocation originelle.
Monsieur le ministre, vous nous assurez que les recettes sont clairement précisées dans le projet de loi de finances pour 2006, à savoir l'affectation du produit de la redevance domaniale, la taxe d'aménagement du territoire et 40 % du produit des amendes liées aux radars automatiques. Or je rappelle que ladite taxe, créée en 1995, était à l'époque totalement affectée au fonds d'investissement des transports terrestres et des voies navigables, lequel a été supprimé en 2001. Pourquoi ce qui s'est produit hier ne se reproduirait-il pas demain ?
Personne ne met en doute ce qui est annoncé dans le projet de loi de finances pour 2006. En 2007, nous pouvons supposer que les engagements seront respectés, mais, au-delà, ce qu'un gouvernement a fait, un autre peut parfaitement le défaire ; il n'est même pas nécessaire qu'il ait la même couleur politique.
En définitive, l'AFITF est amputée de ses moyens et la pérennité du financement des infrastructures est menacée, alors même que l'Etat semble ne pas pouvoir assurer le simple entretien de ses infrastructures. Est-il besoin de rappeler l'audit qui a été réalisé sur l'entretien des voies ferrées, mettant en évidence un besoin de plus de 15 milliards d'euros en dix ans, simplement pour remettre en état le réseau ?
Pour compenser ce manque de recettes, vous annoncez comme solution miracle le recours au partenariat public-privé - on se prosterne devant cet autel depuis quelque temps - que vous avez mis en place dans une ordonnance du 17 juin 2004.
Selon des sources non parlementaires, cette nouvelle architecture financière met d'ores et déjà en évidence un manque de 3 milliards à 4 milliards d'euros d'ici à 2012 pour financer les trente projets prévus, et ce sans compter la participation aux contrats de plan. Où les trouverez-vous ? Commanderez-vous un nouvel audit pour justifier l'abandon de certains ?
A titre de comparaison, alors que le programme du CIADT nécessiterait un investissement de quelque 70 milliards d'euros d'ici à 2030 de la part de l'Etat français, l'Etat espagnol prévoit un programme de travaux d'un montant de 250 milliards d'euros, dont 150 milliards à la charge de l'Etat, de 2005 à 2020. Comment imaginer que nous ne puissions pas faire aussi bien que l'Espagne ?
Dans ce contexte, monsieur le ministre, vous devez répondre aux inquiétudes des parlementaires, qu'ils soient dans la majorité ou dans l'opposition. Quelle est la politique du Gouvernement en faveur de la modernisation des infrastructures et de la création de nouvelles infrastructures alternatives à la route ?
La question des transports dans notre pays s'inscrit naturellement dans une dimension européenne. Or parmi les grandes infrastructures de niveau européen qui constituent les réseaux transeuropéens de transports, les Conseils ont défini successivement, en 1994, en 1996 et même ultérieurement, une liste de grands projets dont plusieurs intéressent nécessairement notre pays. Je pense aux grandes lignes ferroviaires que sont le TGV Est européen, le TGV Sud européen en direction de l'Espagne et la liaison ferroviaire Lyon-Turin.
Aujourd'hui, les discussions au Parlement européen semblent se concentrer davantage sur les questions de libéralisation et d'ouverture à la concurrence que sur les moyens de dynamiser le grand réseau de transports européen qui nous intéresse tous. Le Gouvernement pourrait relancer l'idée de ce réseau qui, pour l'instant, paraît en panne. Je ne citerai pas tous les grands projets, mais ils concernent à peu près toutes les régions de France ; leur utilité est évidente et les parlementaires y sont très attachés.
L'AFITF avait pour vocation de financer à 70 % des modes de transport alternatifs, c'est-à-dire pour l'essentiel le transport ferroviaire et le transport fluvial. Pour ce qui est du transport ferroviaire, nous avons le sentiment que rien ne va plus. En 1997, conformément aux directives européennes de 1991, la France a adopté une nouvelle organisation du système ferroviaire en séparant le réseau, confié à Réseau ferré de France, et l'exploitation, confiée à la SNCF.
Mais le gouvernement Juppé est allé au-delà de la simple obligation de séparation comptable entre le réseau et l'exploitation issue de nos engagements européens. Il avait à l'époque justifié le choix de la création de deux établissements publics comme un moyen de maîtriser la dette ferroviaire, notamment en allégeant la dette de la SNCF. Or, près de huit ans après la mise en place de ce dispositif, le moins que l'on puisse dire est que l'objectif n'est pas atteint.
Le nouveau « triptyque ferroviaire » faisant intervenir l'Etat, RFF et la SNCF est « plombé » pour longtemps par le problème de la dette ferroviaire, qui est passée de 15 milliards d'euros en 1990 à 42 milliards d'euros cette année ; RFF en supporte 25 milliards d'euros, la SNCF 6 milliards. Ce résultat semble en amélioration.
A cette occasion, je rappellerai que le gouvernement Jospin avait stabilisé cette dette jusqu'en 2001. En 2004, les seuls frais financiers supportés par l'ensemble du système ferroviaire représentaient 2, 5 milliards d'euros. L'augmentation des dotations de l'Etat pour le désendettement est donc nécessairement insuffisante puisque celles-ci atteindront théoriquement 2 milliards d'euros s'il n'y a pas de régulation budgétaire, ce qui est toujours à craindre. Ce décalage nous conduit immanquablement dans le mur !
Face à ce système qui se dégrade gravement, allez-vous vous résoudre à prendre des mesures à la hauteur du problème ? Le débat de 2003 avait permis d'avancer des pistes intéressantes ; je pense en particulier à l'idée d'une taxation du transport routier, hors autoroutes et péages. Bizarrement, il n'en est plus question aujourd'hui. Une telle recette aurait pourtant pu être affectée à l'AFITF afin de garantir effectivement le report modal.
J'ai déjà évoqué l'insuffisance de l'aide au désendettement de RFF, laquelle s'élevait à 800 millions d'euros l'an dernier, alors que les frais financiers atteignent 1 milliard d'euros. Or j'entends dire - mais peut-être allez-vous le démentir, monsieur le ministre - que l'article 48 du projet de loi de finances pour 2006 va ponctionner par anticipation le patrimoine « inutile » de RFF, évalué à 500 millions ou 600 millions d'euros, de 350 millions d'euros. Cette forme d'expédient - une fois de plus ! - pour boucler le budget prive RFF d'une recette. Avouez qu'il est étrange de se désoler de la dette de RFF et, dans le même temps, de lui retirer les moyens financiers d'exercer ses compétences !
Finalement, ce que vous faites en privatisant les autoroutes, en privant de moyens pérennes l'AFITF, ce n'est jamais qu'une mesure de plus dans une liste noire en matière de transport, et ce dans tous les domaines.
En matière ferroviaire, je citerai le délaissement du fret ferroviaire au profit de la route, l'assassinat budgétaire du transport combiné - 100 millions d'euros voilà cinq ans, 15 millions d'euros aujourd'hui -, les retards colossaux des investissements ferroviaires des contrats de plan, la remise en question des liaisons corail interrégionales, l'accélération de l'ouverture à la concurrence au niveau européen du transport de fret puis du transport de voyageurs - comme si cela allait tout régler - à laquelle, vous le savez, nous sommes résolument opposés.
En matière de transport aérien, j'ai évoqué la privatisation d'Air France, celles d'Aéroports de Paris et des aéroports régionaux.
En matière routière, cela a été largement développé, il s'agit du transfert des routes nationales aux départements sans moyens financiers équitables, sans même parler des transports collectifs urbains auxquels vous avez supprimé des subventions.
Dans ces conditions, comment pourrait-on vous faire confiance ? La ligne est en quelque sorte tracée. Vous allez nous répondre que les ressources de l'AFITF sont garanties pour 2006, voire pour 2007 - il faut tout de même essayer de tenir quelques promesses d'ici à l'élection présidentielle ! - mais, au total, nous ne vous croirons pas. Selon que l'on soit poète ou naïf, on considérera cela comme une charmante élégie ou un magnifique conte de fées !