Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le projet de budget de la défense pour l'année 2005 a provoqué parmi les commentateurs, et jusque parmi les principaux responsables des armées, une amorce de débat stratégique de fond dont je voudrais ici me faire l'écho. Je souhaiterais évidemment que ce débat se prolonge au-delà de nos assemblées pour atteindre l'opinion publique.
Le débat porte d'abord sur le contexte international, sur la réalité des menaces qui pèsent sur le monde et sur notre pays et, par conséquent, sur la pertinence de notre concept de dissuasion nucléaire.
D'un point de vue stratégique, le concept de dissuasion nucléaire reposait hier sur une réalité qui désormais n'est plus : la menace que représentait l'Union soviétique. La dissuasion du faible au fort pouvait s'expliquer face à un ennemi potentiel clairement identifié, la protection de notre territoire sanctuarisé relevant d'une capacité de riposte purement nationale et dépendant de la seule décision des autorités françaises.
Or, la donne a changé. Les conflits régionaux, les affrontements interethniques, la menace terroriste, les conditions de prolifération se sont aggravés.
Une question se pose donc : une défense accordant une telle place au nucléaire correspond-t-elle à l'évolution des réalités géopolitiques et des menaces qui pèsent aujourd'hui sur la sécurité des Etats démocratiques et des peuples ?
J'espère, madame la ministre, que vous ne vous contenterez pas de clore le débat en affirmant, comme vous l'avez fait en commission, qu'il serait « irresponsable » de remettre en cause la dissuasion et que vous nous expliquerez comment évolue la doctrine de la France sur ces questions.
Interrogée voilà quelques heures par Didier Boulaud, vous avez affirmé que la doctrine française n'avait pas changé. Il existe pourtant un certain nombre d'indices de cette évolution. Qui décide de faire évoluer les armes, en recherchant - j'y mets les guillemets que la formule appelle - une « précision chirurgicale » ? Ne s'agit-il pas là des prémices d'une évolution doctrinale et stratégique, visant à passer de la dissuasion à l'égard d'un Etat à l'intervention ciblée ?
Par ailleurs, un autre débat s'impose à l'occasion de cette discussion budgétaire sur l'accélération nécessaire de la politique européenne de défense.
Nos intérêts vitaux ne sont pas différents de ceux de nos voisins. Vous avez évoqué les efforts, et même les progrès, qui sont en cours dans le sens d'une défense continentale assumée de façon mieux partagée. J'en prends acte. Mais comment ne pas constater les lenteurs et parfois les contradictions, particulièrement en termes de coopération industrielle, de matériels et de programmes d'équipement ?
Madame la ministre, les différents éléments que nous affichons sur le papier comme étant complémentaires ne sont-ils pas, en pratique, contradictoires ? La France peut-elle courir plusieurs lièvres à la fois ? Votre gouvernement n'est-il pas en situation de n'atteindre, à long terme, aucun des objectifs qu'il affiche ?
Concrètement, les militaires eux-mêmes se font l'écho de graves difficultés : d'un côté, un coût de développement d'armes nouvelles - 5 milliards d'euros pour la seule simulation des essais -, auquel s'ajoutent les sommes à consacrer au démantèlement des installations et des armes de premières générations ; de l'autre, un retard important et une dérive des budgets de la plupart des programmes majeurs - le Rafale, le Tigre, le NH 90 - conçus et lancés voilà maintenant une vingtaine d'année, dans un contexte d'ailleurs radicalement différent.
Les problèmes sont connus : nos vecteurs manquent d'allonge et nécessitent une flotte importante de ravitailleurs en vol ; des programmes nouveaux comme le transporteur militaire A 400 M ou les frégates multimissions ont été lancés trop tardivement. La maintenance des équipements et le niveau d'entraînement s'en trouvent réduits, tandis que certains matériels sont à bout de souffle.
Au total, en continuant à accorder une part énorme, et que, pour ma part, je juge excessive, de ses crédits à l'arme nucléaire, la France ne compromet-elle pas l'efficacité de ses forces classiques aujourd'hui mobilisées pour des actions d'interposition et de retour à la paix ? Ne fait-elle pas obstacle à une avancée plus rapide de l'Europe de la défense ?