Intervention de Maurice Blin

Réunion du 6 décembre 2004 à 22h00
Loi de finances pour 2005 — Iii. - recherche

Photo de Maurice BlinMaurice Blin, rapporteur spécial de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la recherche française traverse aujourd'hui une crise grave. Au-delà des revendications à caractère financier auxquelles le Gouvernement s'efforce de répondre, cette crise révèle un malaise profond.

Cependant, à quelque chose malheur est bon. Le retentissement médiatique a eu deux effets positifs. Il a entraîné une prise de conscience, dans l'opinion, du rôle vital que joue la recherche pour l'avenir de la nation. De plus - et c'est un élément au moins aussi important -, à l'issue des états généraux de Grenoble, qui ont réuni la plus grande partie des membres de la recherche française, l'ensemble des chercheurs a reconnu les dysfonctionnements dont souffre notre appareil de recherche et l'urgence de procéder à sa rénovation.

C'est à cette tâche ambitieuse et difficile à laquelle vous vous attelez aujourd'hui, monsieur le ministre. Permettez-moi, mes chers collègues, d'en dire, en quelques mots, les mérites et les difficultés.

Après les restrictions budgétaires de 2002 et de 2003, inspirées, sinon justifiées, par d'importantes sous-consommations de crédits, après le rétablissement des 550 postes de titulaires, dont la transformation en contractuels avait été très mal vécue, le budget de l'an prochain augmente de près de 5 %.

Ainsi, il sera porté remède au décalage grandissant entre les autorisations de programme et les crédits de paiement, puisque ces derniers augmentent de plus de 27 %. Le budget civil de recherche et de développement, le BCRD, c'est-à-dire l'ensemble des crédits de recherche réparti entre une dizaine de ministères, augmente, pour sa part, de 4 %, soit de 350 millions d'euros. C'est un effort important qu'il convient de souligner, d'apprécier et d'approuver.

Au total, les moyens de la recherche devraient ainsi progresser de 1 milliard d'euros, et nous souhaitons, monsieur le ministre, que cette dotation supplémentaire annuelle se poursuive pendant six ans ; j'y insiste, mais je sais que vous y attachez également une attention toute particulière.

Ainsi, si cela se produit, comme nous le souhaitons, l'effort de recherche français atteindrait en 2010, enfin, les 3 % du produit intérieur brut, un pourcentage conforme à la norme de la stratégie européenne qui a été fixée à Lisbonne voilà quatre ans. Ce milliard d'euros se répartira en trois tiers à peu près égaux : les frais de laboratoire et de personnel, la dotation à une agence nationale pour la recherche abondée il est vrai par des crédits de privatisation, qui sera opérationnelle dès janvier 2005 sous la forme d'un groupement d'intérêt public, et enfin différents avantages fiscaux consentis aux entreprises privées qui s'engageront dans des projets communs de recherche aux côtés d'organismes publics et d'universités.

Ce projet de budget pour 2005, dont l'augmentation des crédits est très supérieure à celle des autres ministères, montre que la recherche est désormais considérée non pas seulement par le Gouvernement ou par les chercheurs, mais également par l'opinion générale - ce qui constitue un progrès considérable - comme une priorité nationale. Il met un terme au déclin dont témoigne hélas ! la modestie des résultats de la recherche et au retard qu'elle accuse aujourd'hui sur les pays voisins.

Ce projet de budget est la première étape d'un processus qui devrait, en six ans, rendre à la recherche les chances de rénovation qu'elle a laissé échapper au cours de la dernière décennie. Ce rétablissement n'est pas seulement une affaire de crédits, la communauté scientifique elle-même en convient. Les compétences sont là, et nombre de pays étrangers se les disputent.

En fait, c'est l'organisation ou, pour oser dire le vrai, la désorganisation, voire l'inorganisation du système où s'inscrivent ces compétences qui interdit aux chercheurs de qualité et de talent de s'épanouir, et les conduit à s'en détourner.

Je rappellerai rapidement quelques-unes des principales faiblesses de la recherche. Ce sont autant de contradictions qui sont à l'origine de son manque de productivité.

Tout d'abord, notre système de recherche est un grand corps aux membres multiples, mais sans véritable tête capable de leur imposer un minimum de cohérence et d'unité. Par conséquent, il vit dans la dépendance de l'Etat, ou plutôt d'une dizaine de ministères, et chacun défend son pré carré.

Le Centre national de la recherche scientifique, le CNRS, de brillant renom il n'y a pas si longtemps, est aujourd'hui à la fois le symbole et la caricature de cet état de choses.

Né en 1939, il y a donc bientôt soixante-dix ans, pour pallier - déjà ! - l'insuffisance de la recherche universitaire, fort de 25 000 fonctionnaires, dont moins de la moitié sont des chercheurs, il est aujourd'hui une maison coûteuse - son budget s'élèvera l'an prochain à 2, 5 milliards d'euros -, une maison sans maître - la durée de vie de son directeur général était jusqu'à présent de deux ans -, qui est divisée en départements multiples où hélas ! le corporatisme a prospéré.

Lié par plus de mille contrats avec des équipes universitaires, ce vaste complexe échappe, en vérité, à l'évaluation, car celle-ci supposerait une gestion rigoureuse. Or, on en est très loin.

Je prendrai un autre exemple, plus inquiétant encore, celui du retard pris - et c'est un paradoxe - par la patrie de Pasteur dans les sciences de la vie. Ce retard résulte largement de la dispersion des organismes et des crédits qui, à des titres divers, ont cru avoir, chacun de leur côté, à en connaître.

J'en viens au deuxième paradoxe. La loi Chevènement de 1982 a fait du chercheur français- le temps a montré que ce n'était pas une idée saine - un fonctionnaire à vie. Ce système n'existe dans aucun autre pays. Du coup, rien n'a été prévu pour offrir au chercheur en cours de carrière d'autres responsabilités, quand son dynamisme fléchit à cause de son âge.

L'âge moyen du chercheur français est l'un des plus élevés au monde : quarante-sept ans, soit un âge trop élevé pour que le chercheur garde sa créativité et fasse surtout sa place aux plus jeunes. Cette fixité du statut, facteur d'immobilisme, affecte en particulier les établissements publics à caractère scientifique et technologique, les EPST, tels que le CNRS, l'Institut national de la recherche agronomique, l'INRA, ou l'Institut national de la santé et de la recherche médicale, l'INSERM, bien que ce dernier consente de louables efforts pour l'assouplir, un fait qui doit être souligné. Ensemble, ils accueilleront néanmoins l'an prochain 190 chercheurs et 360 ingénieurs-techniciens supplémentaires.

A l'inverse, voués à la recherche fondamentale, les EPST contrastent avec les EPIC, qui, comme leur nom l'indique, sont à finalité industrielle et commerciale, tels que le Commissariat à l'énergie atomique, le CEA, et le Centre national d'études spatiales, le CNES. Ceux-ci bénéficient fort heureusement d'une plus grande souplesse de gestion. Cette souplesse a permis au CEA de procéder sans drame, et en dix ans, à une réorientation de ses activités et de son personnel, et au CNES d'occuper sans conteste la première place dans la recherche et l'industrie spatiales en Europe.

Ces deux exemples démontrent que la question des structures l'emporte sur tout le reste ; lorsqu'elle est bien traitée, nous obtenons des résultats exceptionnels.

Mes chers collègues, il est vrai que, dans les nouvelles technologies, le fondamental - la recherche de base, comme l'on dit - et l'appliqué, le civil et le militaire, la recherche et le marché ne font plus qu'un. Toute recherche est désormais duale. La distinction d'hier, tradition hélas ! bien française, entre le clerc et le profane, le gratuit et l'utile, le savoir pur et le profit, une distinction souvent inavouable et, au reste, contredite en son temps par toute la carrière de Pasteur, et qui nous fait mal et nous paralyse, n'est plus de mise. Pasteur est parti de la levure, du vin et de leur maladie pour déboucher, un peu plus tard, sur le microbe, la plus spectaculaire révolution biologique qu'ait connue l'Europe du XIXe siècle

Enfin, j'aborderai le troisième handicap, qui n'est pas le moindre : la césure, le divorce entre l'université et la recherche nous prive d'une arme qui, partout ailleurs, hors de nos frontières, fait tous les jours ses preuves.

Cette césure explique le prestige des grandes écoles à la française qui alimentent, hélas, presque seules, les cellules de recherche dans l'entreprise privée, laquelle se trouve ainsi largement marginalisée au niveau de notre effort en matière de recherche. Elle réduit d'autant les débouchés auxquels accèdent tout naturellement, dans les autres pays, les titulaires de titres universitaires.

A la racine de cette coupure qui altère gravement l'image et l'attrait de l'université française à l'étranger, on retrouve deux singularités françaises.

La première, c'est l'obligation qui a été faite à l'université française, un jour qui n'est pas si lointain, d'accueillir sans sélection préalable et au nom d'un principe d'uniformité mal compris, des millions d'étudiants, dont certains sont et restent sans vocation ni sanction. Cette obligation a provoqué un déséquilibre entre les deux fonctions d'encadrement et d'enseignement des étudiants, d'une part, et la recherche, d'autre part, et ce au détriment et de l'une et de l'autre, car elles sont appelées à se féconder réciproquement. On constate d'ailleurs le même déséquilibre au sein des centres hospitaliers universitaires, les CHU, qui sont aux prises à la fois avec l'afflux des malades et leurs tâches en matière de recherche.

Quant à la seconde singularité française, disons-le en toute simplicité sans accuser quiconque, elle tient au mode de désignation des dirigeants.

Elus par un collège de pairs, ces dirigeants ne disposent pas toujours du recul et de l'autorité nécessaires pour appréhender l'avenir de l'université dans sa vérité, c'est-à-dire dans ses liens essentiels avec son environnement économique et social. L'université est ainsi exposée à vivre quelquefois hors du temps et de la société qu'elle devrait servir.

Ce rappel, trop rapide, j'en ai conscience, des défis que doit relever la recherche française est loin d'être complet. Il permet cependant de prendre la mesure de la tâche qui vous attend, monsieur le ministre.

La loi de programmation et d'orientation que vous annoncez devrait apporter un commencement de réponse. Quelles seront les étapes de ce vaste chantier, monsieur le ministre ? Il devrait être possible- c'est une suggestion parmi d'autres - d'apporter cohérence et unité dans certaines filières, à l'image - nous avons des exemples très positifs, par ailleurs - de celle de l'atome où elles existent heureusement depuis les origines, alliant le militaire et le civil, la théorie - c'est le CEA - et l'application - c'est EDF -, ou encore le public et le privé.

Ce pourrait être, par exemple, le cas de l'énergie, un domaine qui est confronté aux problèmes croissants et de la rareté et de la pollution, et peut-être surtout les biotechnologies et les monotechnologies - une perspective d'extrême avenir - qui souffrent chez nous d'un retard inquiétant.

L'Agence nationale pour la recherche, dont la création nous est annoncée, aura-t-elle la capacité d'orientation, c'est-à-dire de choix, qui donnerait une visibilité et une efficacité nouvelles à un corps de recherche qui est aujourd'hui tragiquement dispersé ?

Ce rôle ne pourrait-il être réservé plutôt, me semble-t-il, à un haut conseil scientifique composé de personnalités beaucoup moins nombreuses, mais à l'autorité incontestable, et dont la mission serait d'appliquer les directives ?

Le même impératif de choix s'imposera demain à l'Europe, où nous avons à jouer un rôle éminent, et nous le jouons dans l'atome, dans l'espace. En effet, compte tenu du coût croissant des instruments de recherche, une nation moyenne, comme la nôtre, ne peut plus assumer seule la recherche. Les pays européens devront donc demain à la fois s'unir et se spécialiser. On le constate d'ailleurs dès aujourd'hui dans le domaine militaire. C'est dire que le défi de la recherche, qu'il soit européen ou français, s'il est, certes, financier, est d'abord un phénomène de culture et, surtout, de volonté politique.

Monsieur le ministre, l'établissement de « pôles d'excellence » signifie fort pertinemment, et fort heureusement, la réconciliation entre les organismes publics, les universités et les entreprises privées, dont l'absence génère gaspillage et impuissance. Ne pourrait-on pas imaginer que nous connaissions, avant la fin de l'année 2005, date à laquelle nous vous donnons rendez-vous, monsieur le ministre, des réalisations qui aient valeur d'exemple et d'entraînement ?

Quant au statut de chercheur, un des plus graves problèmes que vous ayez à traiter, monsieur le ministre, il serait certainement sécurisé et valorisé si le chercheur était davantage intéressé financièrement au résultat de ses travaux. C'est ce que s'efforce actuellement de mettre en place l'INSERM, et les résultats sont extrêmement probants. L'évaluation pluriannuelle et a posteriori de l'activité des directeurs de laboratoire, et non plus comme aujourd'hui a priori et annuelle, sous l'oeil de Bercy, une tutelle de moins en moins bien supportée, dégagerait une marge accrue de responsabilité et d'autonomie dans l'activité de recherche, qui deviendrait alors un terrain privilégié d'application de la loi organique relative aux lois de finances, la LOLF.

En quelques mois, j'ai pu saisir cet univers complexe qu'est la recherche à la française. Je ne suis pas du tout certain que nous réussissions à faire en sorte, monsieur le ministre, que, dans une année, dans deux ou trois années, la LOLF se soit imposée avec sa clarté, sa rigueur et son utilité. Peut-être pourrez-vous accélérer le mouvement, monsieur le ministre, mais rien n'est moins sûr. En effet, la route sera longue dans un monde qui a, peu à peu, désappris le goût du calcul et le respect du temps. Pourtant, il faut que vous vous y engagiez, tout comme nous et, comme le font d'autres démocraties, sous peine de voir la nation française s'épuiser dans des combats coûteux, mais dispersés et sans lendemain.

De la réponse à ces problèmes clés dépend, je le dis sans forcer le ton, parce que je le pense très profondément, l'avenir de notre recherche, et donc celui de la nation.

Pour mener à bien cette vaste entreprise, vous pourrez, monsieur le ministre, - je le dis au nom de la commission des finances - compter sur le soutien sans faille de la Haute Assemblée. Elle vous accompagnera tout au long d'une entreprise dont le projet de budget que vous présentez ce soir constitue un premier pas prometteur.

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