Les inadmissibles restrictions des budgets 2003 et 2004 de la recherche ont mis à mal les dynamiques des laboratoires.
En revanche, elles ont fédéré les équipes dans un même élan revendicatif et engendré la coproduction d'exigences communes : « des postes, la simplification des procédures, la remise à plat de l'évaluation et de vraies perspectives pour des emplois dignes », avons-nous entendu aux Etats généraux de la recherche à Grenoble.
Le budget que vous nous présentez fait mine de répondre aux besoins ; comme mes collègues du groupe socialiste, je suis convaincue que, d'une part, le compte n'y est pas, et que, d'autre part, certains affichages - l'Agence, les fondations, le crédit d'impôt -, qui constituent, on peut au passage le pointer, une aide de plus aux entreprises, sont d'ores et déjà englués dans les embûches procédurières de Bercy.
Ne nous y trompons pas, un rattrapage tardif n'est en rien une politique ambitieuse pour la recherche. Tout comme l'arrêt des suppressions de postes ne tient pas lieu de plan pluriannuel de l'emploi.
De plus, il ne suffit pas de « sauver la recherche », il faut aussi en faire un objet de désir et de choix collectifs.
Le désir, c'est d'abord le savoir partagé, et la diffusion de la culture scientifique ne reçoit toujours pas l'aide indispensable.
Les choix collectifs, ce sont, en connaissance de cause, des demandes de la société.
Aujourd'hui, à eux seuls, la recherche militaire, le nucléaire, l'aéronautique et le spatial absorbent près de 40 % de la dépense publique de recherche. Ce poids énorme est désormais préjudiciable au développement d'autres secteurs. Par contrecoup, les sciences de la vie représentent moins du quart de la dépense intérieure pour la recherche et le développement publique.
Il y a un décalage entre des priorités encore liées à une conception de la puissance datant d'il y a quarante ans, hélas perpétuées par des lobbies industriels et scientifiques influents, et les besoins actuels. Face au modèle américain, inscrivons-nous dans un projet alternatif de société où le développement durable et la qualité de la vie - plutôt que la puissance - seraient le moteur de la dynamique économique.
Bien que la répartition budgétaire soit assez opaque, il apparaît nettement, en croisant les données, que la France accuse un déficit considérable en maints domaines : toxicologie, épidémiologie, écologie, énergies renouvelables, agriculture durable, chimie et ingénierie vertes...
Dans le domaine énergétique, le nucléaire engloutit 90 % des dépenses : nous ratons le coche des renouvelables, de l'efficacité énergétique et de la maîtrise de la demande.
Dans le domaine de la santé, la performance n'est guère plus brillante. Si la biologie moléculaire et les recherches liées à la biomédecine curative sont bien des priorités, la santé publique et l'épidémiologie sont peu soutenues. La santé environnementale est délaissée : l'IFEN, l'Institut français de l'environnement, et l'IGAS, l'Inspection générale des affaires sociales, pointent l'absence de soutien. Sa place est très marginale au sein de l'INSERM, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale - moins de 2 % des chercheurs -, tandis que des organismes comme l'INERIS, l'Institut national de l'environnement industriel et des risques, ne jouent pas leur rôle. Pour le plus grand bonheur du lobby de l'industrie chimique, la France est lanterne rouge en Europe dans ce domaine.
A l'heure du plan national santé-environnement, la quasi-absence de ce thème dans le plan cancer, est un déni de bon sens. Même les familles les plus cruellement touchées par cette maladie souhaitent, au-delà d'éventuelles thérapies, savoir l'origine de ces pathologies. Mais peut-être est-ce indicible ?
Que pensez-vous d'un ministère mettant au pain sec un laboratoire breton qui se penche sur les perturbations de la division cellulaire causées par un désherbant, dès lors que la firme chimique fait pression ?
La recherche sur les effets des « perturbateurs endocriniens », préoccupation sanitaire et thème de recherche en plein essor au niveau mondial, est malmenée en France.
L'agriculture biologique, dans le secteur de la recherche agronomique, constitue un autre champ de connaissances sciemment bloqué. Certes, il dérange à la fois les industries agrochimiques, les coopératives agricoles qui font leurs marges sur la vente d'intrants, et les paradigmes productivistes encore bien ancrés dans les institutions agronomiques. Pourtant, la consommation de produits « bio » augmente de 20 % par an en France.
L'INRA compte moins de trente chercheurs à temps plein dans ce domaine - sciences sociales incluses -, isolés dans des équipes différentes. La masse critique n'est pas atteinte. A l'heure où l'on veut construire des pôles d'excellence, il serait grand temps d'en créer un pour l'agriculture biologique en reconvertissant certains domaines expérimentaux de l'INRA.
Je manquerais à mon devoir si je n'insistais pas aussi sur les sciences humaines et sociales.
Allons-nous laisser le mal-vivre de cinq millions de Français aux seules mains des fabricants d'antidépresseurs, quand l'industrie pharmaceutique consacre 35 % de son chiffre d'affaires au marketing et seulement 16 % à la recherche ?
L'injustice planétaire, les bouleversements de l'organisation du travail et de la distribution des richesses, le doute démocratique et les tentations identitaires méritent aussi des recherches. A la clef, il n'y a certes pas de brevets, mais il y a le vivre-ensemble, y compris entre le Nord et le Sud.
Tous ces exemples de domaines orphelins illustrent l'abandon dans lequel sont laissés certains et l'ampleur de la réorientation à effectuer. Ces thématiques orphelines n'auraient-elles pas en effet gagné une meilleure reconnaissance si la société civile avait eu la possibilité de faire entendre sa voix dans l'élaboration des choix scientifiques, si le Parlement jouait un rôle réel en amont et si l'Office parlementaire avait les moyens d'organiser le débat ?
Après le travail considérable effectué par le collectif « Sauvons la recherche » sur les moyens et l'organisation, vous aviez deux devoirs pour l'avenir : d'une part, lui répondre sans masquer vos refus derrière des engagements différés, construire un budget plus ambitieux et plus transparent, offrir des perspectives pluriannuelles d'emploi ; d'autre part, ouvrir le débat avec la société sur les choix d'orientation, car ceux-ci n'appartiennent ni aux cabinets ministériels, ni aux secteurs historiquement partenaires, ni même aux seuls chercheurs enfermés dans la course au brevet et à la publication.