Intervention de Didier Boulaud

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 28 octobre 2008 : 1ère réunion

Photo de Didier BoulaudDidier Boulaud :

a présenté le compte rendu de la mission effectuée avec son collègue André Trillard au Kosovo, du 12 au 15 octobre dernier. Cette mission avait un double objectif : tout d'abord visiter les forces, dans la continuité des délégations de la commission en Côte d'Ivoire, au Liban et en Afghanistan ; ensuite et surtout appréhender l'évolution de la présence internationale dans ce pays, après la déclaration d'indépendance du 17 février dernier, et comprendre le positionnement de l'Union européenne avant le déploiement de sa mission civile.

Le Kosovo est peuplé de 2,1 millions d'habitants, en grande majorité albanais. La population compte environ 100.000 Serbes qui vivent pour un tiers dans le nord, autour de Mitrovica et pour les deux tiers dans les enclaves isolées en territoire de peuplement albanais.

Des événements dramatiques ont secoué ce petit territoire soumis aux vicissitudes de l'histoire européenne ; il en résulte aujourd'hui une défiance profonde et un ressentiment considérable entre les communautés, qui vivent de façon totalement cloisonnée.

a rappelé que le Kosovo était placé sous administration de l'ONU, représentée par la mission des Nations unies au Kosovo (MINUK), en application de la résolution 1244 du Conseil de sécurité du 10 juin 1999. Depuis la déclaration d'indépendance, se pose la question de l'évolution du rôle respectif des différentes organisations internationales présentes en nombre depuis 1999 sur ce territoire de 15.387 km², qu'il s'agisse de l'OTAN, de l'ONU, de l'Union européenne ou encore de l'organisation pour la sécurité et la coopération européenne (OSCE).

Le déplacement de la mission intervenait au lendemain de plusieurs événements notables : tout d'abord l'adoption, le 8 octobre, par l'assemblée générale des Nations unies, d'une motion, déposée par la Serbie, de saisine de la cour internationale de justice (CIJ) sur la légalité de la déclaration d'indépendance du Kosovo, ensuite, le 10 octobre, l'attribution du prix Nobel de la paix au finlandais Martti Ahtisaari, ancien envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies, chargé des pourparlers sur le statut final du Kosovo et dont le plan a défini les conditions de l'indépendance. Le même jour, la Macédoine et le Monténégro reconnaissaient l'indépendance du Kosovo, quelques jours après le Portugal.

Lors de ce déplacement, grâce à une grande diversité d'interlocuteurs, la délégation a pu prendre la mesure des défis du Kosovo d'aujourd'hui : sur fond d'indécision et de division de la communauté internationale, la situation est encore loin d'être stabilisée et l'impatience des Albanais contraste avec l'inquiétude des Serbes du Kosovo. Pour autant, M. Didier Boulaud a indiqué qu'elle n'était pas rentrée pessimiste de cette mission, considérant que chacune des parties a désormais intérêt à sortir de l'impasse et que la communauté internationale, et singulièrement l'Union européenne, joue sa crédibilité.

a tout d'abord indiqué que le processus de reconnaissance était inachevé.

Le principal problème posé à la communauté internationale est aujourd'hui juridique. La déclaration d'indépendance du Kosovo a fait suite à l'échec des négociations sur le statut, dont le conseil de sécurité n'a pu que prendre acte en décembre 2007. Malgré quatre tentatives, aucune résolution du conseil de sécurité n'est venue se substituer à la résolution 1244 qui est, par conséquent, toujours en vigueur et reste, selon une expression très souvent entendue sur place, « neutre à l'égard du statut ».

Or l'indépendance d'un Etat ne tient qu'à une condition : sa reconnaissance par un grand nombre d'autres Etats et par conséquent la possibilité pour lui d'adhérer aux organisations internationales. Sur ce plan, la situation du Kosovo est encore fragile : il est à ce jour reconnu par 51 Etats, ce qui est encore peu. C'est le cas de 22 Etats membres de l'Union européenne et des membres du G7, mais passé les premiers jours, le rythme des reconnaissances a marqué le pas.

a ensuite expliqué que l'indépendance du Kosovo s'accompagnait d'une supervision internationale.

Les autorités kosovares ont proclamé l'indépendance en s'engageant à mettre en oeuvre les dispositions du plan Ahtisaari dans leur Constitution. La Constitution du Kosovo, adoptée en avril 2008 et entrée en vigueur le 15 juin 2008, renvoie donc aux dispositions de ce plan.

Celui-ci prévoit des garanties pour la minorité serbe et une décentralisation poussée. Il comprend également des dispositions relatives au système judiciaire, au patrimoine religieux et culturel, à la dette extérieure, aux biens et archives, au secteur de sécurité, à la mission PESD, à la présence militaire internationale et au programme législatif.

Le plan prévoit également la supervision du pays par un représentant civil international, auquel il est fait référence dans les articles 146 et 147 de la Constitution kosovare et qui est l'autorité finale au Kosovo en matière d'interprétation de la loi civile. Il lui appartient, en particulier, d'interpréter tous les aspects civils du règlement, de prendre les mesures qui s'imposent, le cas échéant, pour remédier aux décisions des autorités kosovares qu'il jugerait contraires au règlement, « ces mesures peuvent aller, sans s'y limiter, jusqu'à l'abrogation de lois ou de décisions adoptées par les autorités kosovares ». Il dispose également de pouvoirs de nomination, de sanction et de révocation.

a conclu qu'il s'agissait d'une forme très poussée de limitation de sa propre souveraineté que le Kosovo avait inscrit dans sa Constitution. Ces dispositions rappellent les pouvoirs du Haut représentant en Bosnie-Herzégovine, et ne vont pas sans poser question, d'autant que la représentation de la communauté internationale au Kosovo est complexe.

En effet, il a souligné que la communauté internationale devait concilier supervision et neutralité à l'égard du statut.

Le Kosovo se trouve dans une situation paradoxale : l'ONU, comme l'Union européenne, doivent superviser une indépendance à l'égard de laquelle elles n'ont pas arrêté de position claire et unique.

Les différentes organisations ont recherché des accommodements qu'il revient à leurs représentants sur place de mettre en oeuvre au prix d'une certaine schizophrénie ; c'est ce que l'un des interlocuteurs de la délégation a appelé « l'ambigüité constructive ».

a rappelé que l'Union européenne n'avait pas de position commune sur l'indépendance, puisque 5 Etats membres n'ont pour le moment pas reconnu le Kosovo, à savoir la Grèce, Chypre, la Roumanie, la Slovaquie et l'Espagne. Toutefois, les Etats membres de l'Union européenne se sont entendus le 18 février 2008 sur une déclaration commune permettant la reconnaissance du Kosovo par les Etats qui le souhaitaient, l'utilisation des instruments financiers de l'Union et le déploiement de la mission « Etat de droit » EULEX, décidée par le Conseil européen de décembre 2007.

Avec 1.830 personnels internationaux, la mission EULEX sera la mission civile la plus importante de l'Union. Elle aura trois composantes : police, justice et douanes. Elle est dirigée par Yves de Kermabon, ancien commandant de la KFOR. Dans ces trois domaines, EULEX doit prendre le relais de la MINUK, mais avec un niveau d'intervention différent : même si elle est dotée de pouvoirs exécutifs, là où la MINUK administrait directement le Kosovo, EULEX devra assurer la supervision et le soutien de l'administration kosovare.

a expliqué que la représentation de l'Union européenne était complexe, car si elle disposait d'un représentant spécial (RSUE) qui fournissait au chef de la mission EULEX des orientations politiques, ce représentant spécial était également, en vertu du plan Ahtisaari, le représentant civil international, chargé de superviser une indépendance irréversible et investi à ce titre de pouvoirs spécifiques par le texte de la Constitution kosovare. Sous sa casquette de représentant civil, il représente 20 pays membres de l'Union européenne, deux pays candidats (Croatie, Turquie), la Norvège, la Suisse et surtout les Etats-Unis, qui occupent une place très importante dans les instances du bureau civil international (chaque directeur est assisté d'un adjoint américain).

L'Union européenne devait prendre le relais sur place de la mission des Nations unies dont la position n'est pas non plus très claire.

Adoptant une démarche pragmatique, en l'absence de résolution du conseil de sécurité, le secrétaire général des Nations unies avait décidé, le 12 juin 2008, de procéder à la reconfiguration de la MINUK et au transfert à la mission européenne EULEX de l'essentiel des pouvoirs en matière de police, justice et douanes à l'issue d'une période de transition de 120 jours. La MINUK devait revenir de près de 2.500 personnes en janvier 2008 à 700 d'ici la fin du mois de novembre. La mission EULEX est donc placée sous le « parapluie » de l'ONU en application de cette décision du secrétaire général, sans que cette notion soit juridiquement très claire ni concrètement très aisée à traduire sur le terrain.

a indiqué que la délégation avait pu constater sur place que la transition entre la MINUK et EULEX était difficile et que le déploiement d'EULEX, qui devait s'engager à partir de l'été, avait pris du retard.

Les problèmes étaient d'ordre juridique, mais aussi politique : la MINUK craint que le dialogue qu'elle entretient avec les Serbes ne soit dégradé ou rompu en laissant EULEX se déployer dans l'ensemble du pays. La Serbie, qui s'oppose à la présence internationale dans les communes à majorité serbe du Kosovo, a ainsi demandé à ce qu'un dialogue soit noué avec la MINUK sur six domaines techniques, ce qui consisterait en fait en une réouverture des négociations.

a ajouté qu'il était également difficile de mettre fin à un protectorat, fût-il celui d'une organisation internationale, car la place et le rôle de cette organisation devraient être fortement réduits, de même que, de façon beaucoup plus triviale, celle des hommes et femmes qui le servent. Les positions du chef de la MINUK ne semblaient pas toujours suivies d'effet. Le chef du bureau régional de la MINUK, dans le nord, a ainsi pris clairement position contre l'indépendance.

A la date de la mission, les relations entre la MINUK et EULEX n'étaient pas encore clarifiées et semblaient évolutives. En particulier, dans le domaine sensible de la justice, la MINUK faisait état de difficultés à transmettre ses dossiers à EULEX.

a expliqué que ces différents accommodements juridiques présentaient un risque évident : chacune des parties pouvait jouer de cette ambiguïté et de la compétition entre organisations internationales. La pire des solutions serait celle d'un partage géographique des rôles, MINUK au nord et EULEX dans le reste du pays, qui apparaîtrait comme le prélude à une partition du pays. Le déploiement d'EULEX au nord de l'Ibar, qui délimite une zone de peuplement serbe à Mitrovica, concentrait toutes les attentions. Il s'y jouait d'une certaine manière, la cohérence de la communauté internationale.

S'ajoute à ce panorama des organisations internationales, l'OSCE présente avec plus de 700 personnes et qui joue un rôle dans le domaine des Droits de l'Homme et des élections. Cette organisation entretient également le dialogue avec les Serbes. Elle est « neutre par rapport au statut ».

Dans ce contexte, M. Didier Boulaud a considéré que la KFOR reste un point d'ancrage, présence militaire dont le mandat est d'assurer un environnement sûr.

Au plus fort de la crise, la KFOR, déployée sur le fondement de la résolution 1244 du conseil de sécurité, avait compté jusqu'à 50.000 hommes. Depuis 2001, elle a connu une forte décrue de ses effectifs et comprend actuellement environ 15.000 hommes répartis en cinq zones de responsabilité. Les forces françaises ont la responsabilité de la zone nord, celle de Mitrovica. Depuis deux ans, les effectifs ont atteint un effet de seuil : une diminution nécessiterait une reconfiguration de la mission. Les principaux contingents sont allemands (2.400 hommes), italiens, français (2.000 personnes) et américains (1.500 hommes).

La KFOR a également pour mission de contribuer à mettre sur pied les forces de sécurité kosovares et de transformer ainsi la milice albanaise KPC, héritière de l'UCK. L'obstacle principal, outre l'intégration des Serbes, est le manque de soutien financier à cette opération qui semble être le parent pauvre des financements internationaux.

a expliqué que d'un paysage international concurrentiel et discordant, la KFOR constituait manifestement un point d'ancrage. Son action est efficace mais peut-être trop : la KFOR est censée intervenir en troisième niveau derrière la police kosovare et la police de la MINUK. De fait, elle se trouve trop souvent placée en première ligne en raison de l'inefficacité supposée ou avérée des autres forces. Du sommet de l'immeuble de Mitrovica où elle est installée, la KFOR est en meilleure position pour observer que les unités de police qui patrouillaient en ville. Les autorités de la KFOR considèrent qu'il serait possible de réduire les effectifs de 30 à 40 % avec des unités plus mobiles et moins de caveat.

a ensuite indiqué que la situation politique et sécuritaire semblait évoluer favorablement.

Sur le plan sécuritaire, la situation est calme. La déclaration d'indépendance, puis l'entrée en vigueur de la Constitution ne se sont pas accompagnées des flambées de violence annoncées. Deux postes frontières du nord ont été brûlés et, le 17 mars dernier, suite à une occupation par les Serbes, la MINUK a repris possession du tribunal de Mitrovica avec l'appui de la KFOR de façon particulièrement déterminée. Depuis, aucun incident notable n'est à déplorer. Les problèmes semblent davantage liés à la criminalité et à l'alcool qu'à la politique.

De fait, il semble désormais que chacune des parties a intérêt à aller de l'avant. En dépit d'une impatience perceptible, les Albanais ont fait preuve de beaucoup de retenue dans la gestion de leur indépendance. Tous les interlocuteurs rencontrés sur place ont insisté sur la nécessité de faire pression sur la Serbie, mais aussi sur le caractère multiethnique du Kosovo, avec des discours parfaitement « eurocompatibles ».

a rappelé que les autorités du Kosovo étaient issues des élections du 17 novembre 2007, qui avaient vu la victoire du parti PDK d'Hashim Thaçi, l'actuel premier ministre. Le PDK, un des deux partis issus de l'ancienne UCK, gouverne en coalition avec le LDK, parti de l'ancien président Rugova et dont le président de la République, M. Sedjiu est issu. Trois sièges sont réservés aux minorités au sein du Gouvernement, sans que leurs occupants ne soient réellement représentatifs : les partis serbes du Kosovo ne participent plus depuis 2004 aux institutions provisoires du Kosovo et ont largement boycotté les élections de novembre 2007. Ils ont même procédé, en mai 2008, à des élections parallèles illégales dans certaines municipalités du nord.

L'immense défi qui s'offre aux autorités kosovares est de lutter contre l'esprit de revanche, de bâtir un Etat crédible et d'offrir des perspectives à la population. D'un point de vue économique, le Kosovo n'est clairement pas viable en dehors d'une perspective régionale. Là encore, la tâche est immense pour la coopération européenne. La commission européenne, qui dispose d'un bureau de liaison à Pristina, met en oeuvre des programmes financiers conséquents, puisque 326,4 millions d'euros sont programmés pour la période 2007-2010 pour le renforcement de l'Etat de droit, mais aussi les infrastructures, l'énergie, l'éducation, ou la sécurité alimentaire au Kosovo. Le pays est dans les tous premiers au monde en termes d'aide par habitant.

a ajouté que les Serbes du Kosovo ont un réel sentiment d'inquiétude et d'abandon. Comme le disait l'un des interlocuteurs sur place, ils sont brutalement passés du statut de citoyen à celui de minorité et ont besoin d'accomplir une forme de deuil. Y compris dans la zone nord, les Serbes sont minoritaires (20 % de la population). Un signal de Belgrade serait nécessaire pour qu'ils cessent d'espérer la réversibilité de l'indépendance ou, à défaut, la partition du territoire. A cet égard, M. Didier Boulaud a estimé que beaucoup se jouerait en Serbie où la question du Kosovo restait un enjeu de politique intérieure et où même le président Boris Tadic, pro-européen, n'avait pas encore osé faire les pas nécessaires vers une certaine forme de normalisation. L'acceptation du déploiement d'EULEX au Kosovo devrait être, en tout état de cause, un préalable à tout rapprochement de la Serbie avec l'Union européenne.

Les Serbes des enclaves sont sur une ligne un peu différente de ceux du nord : en cas de violences au nord, ils se sentent potentiellement exposés à des représailles qui ne pourraient conduire qu'à de nouveaux départs qui videraient un peu plus les enclaves. Le Gouvernement de Pristina doit aussi donner des signaux positifs, ce qui est difficile dans un contexte d'impatience : les Serbes étaient 40.000 à Pristina avant le début de la guerre, ils sont aujourd'hui moins de 200. Les faire revenir demandera des efforts et une volonté politique réelle des autorités kosovares. M. Didier Boulaud a rappelé que les Kosovars serbes sont strictement séparés de la population albanaise à l'école et dans la vie professionnelle, même dans les zones mixtes.

Enfin, les Serbes n'ont pas non plus intérêt au développement d'une zone de non-droit dans le nord et à la prolifération des trafics, au demeurant parfaitement interethniques. Comme la MINUK aujourd'hui, EULEX a pour vocation de les protéger demain en contribuant à l'établissement d'un Etat de droit respectueux des minorités. M. Didier Boulaud a estimé qu'une solution intermédiaire pourrait consister, dans un premier temps, dans un déploiement conjoint des deux missions au nord de Mitrovica.

En conclusion, il a indiqué que l'année à venir serait décisive au Kosovo. Elle permettrait au processus de reconnaissance, encore fragile, de se poursuivre. A très court terme, l'enjeu principal est le déploiement de la mission EULEX dans le nord du pays. Le mot d'ordre du général Gay, le nouveau commandant italien de la KFOR, « unité des efforts », est le vrai programme d'une communauté internationale divisée.

A plus long terme, c'est aussi la capacité des Européens à forger un Etat autonome qui assume ses responsabilités face à sa population, qu'elle soit serbe ou albanaise, et non un protectorat d'un nouveau type, géré par l'Union européenne qui serait alors sans cesse placée dans une position d'arbitrage entre communautés.

A l'exemple de ce qui s'est passé en Bosnie, M. Didier Boulaud a estimé qu'il devait être fait recours aux pouvoirs spéciaux du représentant civil international avec la plus grande parcimonie.

Il a cité M. Robert Cooper, directeur général des relations extérieures au secrétariat général du conseil de l'Union européenne, qui déclarait dans la presse du week-end : « Nous allions autrefois au loin pour bâtir des empires, nous y allons aujourd'hui pour construire des Etats ». C'était tout l'enjeu de l'action de l'Union européenne dans les Balkans : soutenir des Etats en construction qui ont un jour vocation à la rejoindre.

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