Intervention de Jean de Ponton d'Amécourt

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 1er décembre 2010 : 1ère réunion
Situation en afghanistan — Audition de m jean de ponton d'amécourt ambassadeur en afghanistan

Jean de Ponton d'Amécourt, ambassadeur en Afghanistan :

Permettez-moi de commencer par un retour aux fondamentaux. Qu'est-ce que l'Afghanistan ? En superficie, c'est la France avec ses DTOM, ou bien le Texas. En population, c'est -sans doute, en l'absence de recensement- deux fois celle des Pays-Bas ; on parle de 33 millions d'habitants. L'effectif de son armée sera bientôt, quantitativement, celui de l'armée israélienne. Son PIB est celui du département de la Manche. Le budget de l'État est le tiers du budget de fonctionnement de la seule ville de Paris -2,7 milliards de dollars.

Contrairement aux idées reçues, c'est un pays qui change relativement vite. En mal d'abord, car la sécurité de la population se dégrade. A cet égard, le visage qu'offre Kaboul est un trompe-l'oeil : la sécurité est assurée dans la capitale, malgré, de temps en temps, quelques gros attentats, très meurtriers, organisés notamment par le groupe Haqqani. Entre le premier semestre 2010 et celui de 2009, le nombre d'incidents dans l'ensemble du pays s'est accru de 69 %. C'est lié à l'augmentation des opérations de l'Alliance, mais la population afghane est la première à en payer le prix. Au premier semestre de cette année, le nombre de civils tués ou blessés s'est accru de 31 %, du fait des opérations, mais principalement du fait des attentats de l'opposition armée et des opérations de l'armée afghane. Les attaques des insurgés, de plus en plus meurtrières, vont de pair avec l'augmentation de la criminalité des seigneurs de la guerre, de la drogue et des groupes armés illégaux. Les dégâts collatéraux provoqués par les forces de la Coalition et des ANSF ont diminué de 30 % au premier semestre.

Ensuite, ce pays évolue en bien. Son économie, certes sous perfusion, est dynamique, tirée par une consommation soutenue ; le PIB a augmenté de 22,5 % pendant l'année fiscale 2009/2010 et l'inflation se maintient à 5 %. Cette croissance est essentiellement portée par les services, les finances, les transports, et non plus seulement par l'agriculture. En outre, l'Afghanistan dispose de 3,8 milliards de dollars de réserve, soit 13 mois, ce qui correspond aux exigences du FMI. Au total -et bien entendu avec une aide internationale importante- le pays se porte plutôt bien.

En ce début d'hiver, il est à la croisée des chemins, écartelé entre ses vieux démons et le désir, presque unanime, de mettre fin à trente ans de conflits. Les élections législatives se sont bien déroulées dans l'ensemble ; 2 777 candidats -dont 405 femmes- ont brigué un des 249 sièges de la Chambre basse. Contrairement à ce qui s'était passé pour la présidentielle, la fraude n'a pas ouvertement été orchestrée par le pouvoir central mais a plutôt été le fait de seigneurs locaux et de puissants feudataires. C'est sans doute pourquoi le pouvoir juge insuffisant le nombre de Pachtouns élus -107 contre 118 dans le Parlement sortant ; le président a demandé au procureur général de lancer une procédure pour fraude contre deux commissions électorales indépendantes -qui ont pourtant fait un bon travail. La sous-représentativité des Pachtouns a été l'objet d'un débat où ceux-ci ont pris l'exemple de la province de Ghazni qui, bien que peuplée de 40 % seulement d'Hazaras, a élu 11 d'entre eux à l'Assemblée nationale.

Il est difficile d'imaginer en finir avec la corruption dans un pays où le salaire mensuel d'un policier de base n'atteint pas 200 dollars et celui d'un interprète 250, soit le salaire officiel d'un juge à la Cour suprême. Il faudra compter encore longtemps avec l'impéritie, l'escroquerie et le trafic d'influence. Et tout cela ne concerne pas que le politico-administratif. La finance est aussi touchée : la faillite de la banque de Kaboul dont les trois actionnaires principaux étaient les frères ou l'ami intime du président et d'un vice-président, jette une lumière crue sur les malversations de ce milieu. En 2009, cette banque représentait un tiers des dépôts, 57 % des prêts et 220 000 fonctionnaires y recevaient leurs salaires, versés, essentiellement, par la communauté internationale. Elle n'avait pratiquement aucun fonds propre, sauf, probablement, ceux qui transitaient du trafic de drogue et de la corruption. Elle avait une dette de 800 millions de dollars correspondant aux prêts accordés à ses trois principaux actionnaires pour monter des opérations immobilières à Dubaï.

Pour autant, faut-il baisser les bras ? Certainement pas. Une nouvelle génération de dirigeants émerge et nous avons tous été frappés, à la conférence de Kaboul, par l'excellent travail des grands ministres réformateurs dans la préparation des différents clusters ou grands ministères coordinateurs, ainsi que du Joint Coordination and Monitoring Board (JCMB) qui associe les ministres afghans aux représentants des principaux pays donateurs et des grandes agences internationales. Au lendemain de cette conférence, personne ne s'attendait à ce que le gouvernement afghan soit capable de donner un contenu aux 23 programmes nationaux qui couvrent l'essentiel : la gouvernance, la paix et la sécurité, le développement économique et social, la coopération.

La conférence de Lisbonne amène à poser la question : y a-t-il eu amélioration de la situation sécuritaire ? Il me semble que la messe est dite. La conférence de Lisbonne est l'aboutissement d'un long processus ; en 2010 l'Afghanistan, avec la communauté internationale, a organisé des événements successifs : la conférence de Londres, un séminaire gouvernemental de Bamiyan, un voyage du président Karzaï aux États-Unis où les Afghans -qui ont reçu 4,3 milliards de dollars d'aide américaine en 2009 soit, désormais, plus que l'Égypte- ont été reçus de manière exceptionnelle, la conférence de Kaboul, les élections puis, enfin, cette conférence de Lisbonne.

Le livre Obama's war de Bob Woodward permet de comprendre la vision américaine de la situation. Obama a mis en concurrence ses principaux conseillers ; cela a abouti à des décisions qui, avec le soutien d'Hillary Clinton et de Robert Gates, donnent raison aux thèses du général Petraeus, « l'imperator » comme on l'appelle à Kaboul. Celui-ci préconise, en effet, non de donner la priorité à la lutte contre le terrorisme, mais de mener une politique de contre-insurrection : il s'agirait d'infliger de lourdes pertes aux talibans pour, ensuite, engager avec eux des négociations de paix dans de meilleures conditions.

Oui, la situation sécuritaire, au sens militaire, s'est améliorée. Petraeus a réussi à reprendre en main les opérations de l'Alliance et il a mené jusqu'au bout celles du Helmand et de Kandahar au Sud, et celles de la région orientale, tout en neutralisant les contre-attaques talibanes au Nord. Pour ce faire, il dispose de 140 000 hommes, dont 100 000 Américains et plus de 30 000 Européens ; sans parler d'une intensification jamais vue -même pas en Iraq- des opérations des forces spéciales qui ont été multipliées par cinq. Selon les chiffres donnés par Petraeus, 260 commandants talibans ont été éliminés ainsi que 2 000 insurgés. Mais c'est peu par rapport aux 25 000 hommes qui se battent pour les talibans dont le réservoir est infini : on compte 12 à 15 millions de Pachtouns en Afghanistan et 30 à 40 millions au Pakistan, sachant que, si tous les Pachtouns ne sont pas talibans, tous les talibans sont pachtouns. L'insurrection donne donc des signes d'essoufflement, elle a du mal à recevoir argent et armes et il lui est parfois difficile de trouver des candidats pour prendre la suite de trois ou quatre commandants successivement tués. Cela dit, rien n'est encore gagné.

Deuxième conclusion à tirer de la conférence de Lisbonne : la transition a officiellement commencé. Nous faisons maintenant partie du Core Group, composé au départ du représentant du Secrétaire général de l'ONU, Staffan de Mistura, et des ambassadeurs des États-Unis, du Canada et du Royaume-Uni. Il y a deux ans, nous avons réussi à en faire partie -ce qui paraissait tout à fait normal compte tenu de l'engagement de notre pays- et à y faire entrer l'Allemagne ; et récemment il a été élargi à l'Italie.

Il nous a aussi fallu forcer la porte du Janib (Joint Afghan-NATO Inteqal (« transition » en afghan) Board), sorte de conseil d'administration qui, au sein de l'OTAN, réunit, sous présidence afghane, les principaux responsables afghans de la sécurité -ministre de la défense, de l'intérieur, chef des services de renseignements- et le commandement de l'Alliance -le général Petraeus et le Haut représentant civil Mark Sedwill. Ce Janib est présidé par un grand intellectuel afghan, Ashraf Ghani, qui fut candidat à la présidentielle contre Karzaï. Y étaient représentées les nations qui exerçaient un commandement régional : les États-Unis, la Turquie, l'Italie, l'Allemagne et le Royaume-Uni. J'ai fait valoir que les Britanniques n'avaient plus de commandement régional -depuis qu'ils se sont fait remplacer par les États-Unis à Kandahar-, que nous avions précédé les Turcs et que nous étions le quatrième contributeur en forces. Nous avons donc réussi à faire partie du Janib, ce qui est important, car toutes les décisions sur la présence ou le retrait de l'Alliance seront prises dans ce forum.

Il n'y aura pas de retrait systématique, mais, à partir de 2011, il y aura retrait. D'abord des États-Unis, ne serait-ce que pour des raisons de politique intérieure. Ensuite, en 2014, du Royaume-Uni qui en a pris l'engagement. Le président Sarkozy a annoncé que nous n'étions pas liés par ces délais et que nous serions là dans la durée. Au total, l'aspect inéluctable de ces retraits, quelle que soit leur date, n'a échappé ni aux Afghans, ni aux insurgés.

Dans l'immédiat, on parle d'effectuer la transition, c'est-à-dire la remise du pouvoir aux Afghans avec simplement le support de l'Alliance dans les provinces de Bamiyan, du Panchir et, peut-être, d'Herat et de Badakhshan. La France opèrerait la transition dans le district de Surobi, ce qui complèterait le désengagement de la région capitale où elle a été la première à pratiquer la transition. Cette décision devra être prise par le Président de la République, en accord avec l'Alliance et avec les Afghans.

Je pense que les récentes élections auront peu d'impact sur la politique de Karzaï. Celui-ci est un authentique allié des Occidentaux -ne serait-ce que par intérêt financier et sécuritaire. Mais c'est en même temps un nationaliste ombrageux qui a dénoncé depuis longtemps, et à juste titre, les maux de la présence occidentale -corruption et inefficacité de l'aide. Les États-Unis ayant déversé 4,3 milliards de dollars d'aide civile et 60 milliards de dépenses militaires, ce flot de dollars dans un pays si pauvre ne peut aller aux plus pauvres sans être capté en cours de route par des personnages bien placés. De même, le président Karzaï a été le premier à dénoncer les dommages collatéraux des opérations des forces spéciales de l'Alliance ainsi que le rôle très négatif des forces de sécurité privées qui assuraient la défense des emprises et des convois de celle-ci : ces 50 000 à 60 000 hommes, en grande partie illégaux, achetaient leurs potentiels attaquants pour ne pas être attaqués ; l'une de ces sociétés privées était dirigée par le fils du ministre de la défense. Le président a également condamné les ONG mais il s'agit d'un problème plus complexe.

Karzaï a donc compris que nous allions nous retirer à partir de 2016. Et depuis l'élection présidentielle, ayant le sentiment que les États-Unis ont voulu le remplacer, il est devenu très anti-américain. Il en a conclu qu'il fallait s'engager dans un processus de négociation et de réconciliation et qu'il ne pouvait rien faire sans l'accord du Pakistan. Il a donc commencé à nouer des contacts avec les groupes talibans les plus extrêmes : le réseau Haqqani et la Choura de Quetta. La situation m'évoque celle de la Guerre de Trente ans sous Louis XIII, guerre où l'on s'entretuait mais où tout le monde se connaissait. Et le président Karzaï est également en contact avec les Pakistanais.

La France ne peut rester indifférente sur ces deux questions. La ligne officielle des États-Unis est de ne pas avoir de contacts avec les talibans. Mais Petraeus sera celui qui donnera le feu vert à ces contacts lorsque, probablement au printemps, il annoncera que les insurgés ont été suffisamment affaiblis pour qu'on puisse commencer la négociation. Il est impossible que notre pays reste hors de ce jeu. Il ne peut y entrer seul, bien entendu, mais avec le Royaume-Uni, l'Allemagne et l'excellent représentant de l'Union européenne à Kaboul. Nous devons nous lancer dans ce processus pour que les talibans sachent qu'il y a d'autres parties prenantes que les États-Unis.

Même chose avec le Pakistan. Malgré les flots d'argent déversés par les États-Unis sur ce pays, complètement ruiné par les récentes inondations, l'opinion y demeure très anti-américaine et le Pakistan reste bloqué dans son obsession anti-indienne. D'où le soutien de ce pays à l'insurrection afghane, financée, via des fondations privées de pays du Golfe, pourtant nos alliés, et les madrassas. L'ISI, service de renseignement pakistanais, continue à apporter un soutien logistique à l'insurrection et il est probable que certains de ses officiers combattent parmi les insurgés. Il en va de même pour le soutien au terrorisme contre l'Inde, notamment pour les attentats de Mumbaï.

On ne peut continuer ainsi. La seule solution, c'est d'engager le Pakistan dans un processus de négociation où les militaires -qui contrôlent le pays- aient leur intérêt propre. De même pour les civils, pour lesquels il faudra négocier une aide économique, l'ouverture des frontières aux produits pakistanais et les problèmes énergétiques. Dans ce processus -je ne parle pas de conférence-, il faut impliquer, et rapidement, la Chine, l'Arabie saoudite et les Émirats du Golfe, pays sans lesquels le Pakistan ne bougera pas. Il faudra y engager ensuite toutes les parties prenantes régionales, l'Inde, l'Iran, la Turquie et, enfin, l'Europe et les Etats-Unis qui doivent évidemment participer à ce processus.

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