Nous nous sommes rendus en Afghanistan avec Jacques Berthou et Michelle Demessine, du 20 au 24 juin dernier. L'objectif principal de notre déplacement était d'évaluer le processus de transition. Le 23 juin, le Président Obama a annoncé, comme il s'y était engagé, le début de retrait des troupes américaines envoyées en renfort, le « surge », il y a un peu plus d'un an. Le gouvernement français a, à la suite de cette annonce, indiqué également un début de désengagement militaire. La transition devant permettre, à terme, le désengagement par transfert des responsabilités aux autorités afghanes. Notre mission était particulièrement opportune.
Notre mission a été extrêmement complète et dense. Je tiens du reste à en remercier notre ambassadeur, M. Bernard Bajolet, ainsi que notre attaché militaire, le colonel Eric Fournier, pour la parfaite organisation de cette mission.
Elle nous a permis, durant les deux premiers jours, de rencontrer les responsables militaires et les troupes françaises et de nous déplacer sur le terrain, sur les FOB de Nijrab et de Tora. Nous avons également pu échanger avec les troupes de l'armée afghane qui sont associées aux troupes de la coalition occidentale, rassemblées dans la FIAS, à l'entraînement ou sur le terrain.
Les deux jours suivants ont été consacrés à des entretiens politiques à Kaboul. Nous avons ainsi rencontré le ministre des affaires étrangères, M. Zalmay Rassoul, et celui de la défense, le général Rahim Wardak. Nous avons également eu des entretiens très libres avec les commissions du Parlement bicaméral afghan. Enfin, nous nous sommes entretenus avec les responsables de la FIAS, notamment le général Gilles Fugier, le général David Rodriguez ainsi qu'avec le Haut représentant civil de l'OTAN, M. Simon Gass.
Je voudrais tirer les principaux enseignements de cette mission que nous pouvons articuler autour des quatre points suivants :
- la présence de la communauté internationale en Afghanistan, et, au sein de celle-ci, la participation française, est, et demeure, parfaitement justifiée. De ce point de vue, l'élimination d'Oussama ben Laden, si elle constitue un gain psychologique n'a pas véritablement d'impact sur le rapport de forces, même si le djihadisme international reste présent ;
- l'ensemble de nos interlocuteurs politiques ont particulièrement insisté sur la nécessité de ne pas procéder à un retrait précipité des troupes de la coalition occidentale, mais d'accompagner, selon le plan prévu par le sommet de l'OTAN à Lisbonne, le processus de transition, c'est-à-dire jusqu'en 2014 ;
- le processus de transition comporte des éléments positifs et d'autres qui le sont moins. Parmi les éléments positifs, nous avons été particulièrement frappés par les progrès remarquables accomplis par les Forces nationales de sécurité afghanes (FNSA), Armée comme Police. Par contre, en dépit d'une tendance positive, mais aussi parfois de reculs préoccupants, d'importants progrès sont encore à faire en matière de gouvernance, de lutte contre la corruption, de justice. De même, des interrogations se font jour sur le processus de réconciliation-réintégration ;
- enfin, le devenir de l'Afghanistan dépend aussi des relations régionales et, pour l'essentiel, de la politique du Pakistan et de l'évolution de ce pays ;
Je vais revenir sur chacun de ces points, mais je voudrais au préalable vous donner une rapide estimation de la situation sécuritaire en Afghanistan aujourd'hui, telle que nous avons pu la percevoir.
Le « surge » décidé par le président Obama et l'application de la stratégie de contre-insurrection (COIN), avec les grandes offensives qui ont été menées dans le Sud et l'Ouest, la persistance de l'action menée à l'est, en particulier par les forces françaises en Surobi et Kapisa, ont fait perdre à l'insurrection la capacité d'affrontement direct dont elle disposait en 2010. Par ailleurs, l'action des forces spéciales sur les dirigeants et l'utilisation des drones armés ont considérablement impacté les dirigeants de l'insurrection. L'efficacité de cette action se mesure au changement de stratégie des insurgés dont l'action se concentre sur les IED et les attentats, avec la multiplication des attentats suicides. Il faut du reste rappeler que l'essentiel des pertes civiles est dû à l'action des insurgés, même si les pertes collatérales sont encore trop nombreuses.
Comme le montre la diapositive qui vous est projetée, la stratégie de l'Alliance consiste à élargir progressivement les poches de sécurité, et à les relier les unes aux autres dans la zone dite le « ring » qui entoure le centre de l'Afghanistan et où est concentré l'essentiel de la population. Il s'agit également de sécuriser les axes de communication et de commercialisation ainsi que les zones de production. L'objectif est de protéger la population, de lui donner les conditions sécuritaires du développement et de repousser les insurgés dans les zones inhabitées ou non productives. C'est une stratégie globale qui consiste à installer les éléments constitutifs d'un Etat de droit : autorités légales, police, justice....
La question fondamentale qui se pose est de savoir si, comme nous l'avons connu en Algérie, la victoire militaire que revendique le commandement ne s'accompagne pas d'une défaite politique. En d'autres termes, un colonel de l'armée américaine, Dan Williams, résumait la guerre en Afghanistan en disant : « victoires tactiques, impasse stratégique ». La difficulté de la stratégie de contre-insurrection, qu'ont du reste souligné nos collègues britanniques de la chambre des Communes dans un rapport récent de février 2011, serait l'incapacité de trouver une autorité afghane crédible pour occuper l'espace créé par les succès tactiques de la FIAS. De ce point de vue, l'action française en Surobi et Kapisa constituerait plutôt un contre-exemple, puisque des autorités locales, police, justice, ont pu être implantées, et les axes sécurisés, tandis que des actions de développement (électrification, eau...) étaient entreprises grâce à l'action combinée de trois acteurs : le pôle de stabilité français, les actions civilo-militaires (CIMIC) et les projets mis en oeuvre par la Provincial reconstruction team (PRT) américaine.
Face à ces interrogations, nous avons pu constater la confiance des responsables militaires de la FIAS, comme le général Rodriguez ou le général Gilles Fugier, mais aussi du général Maurin, commandant de la Task Force La Fayette (TFLF), et de son état-major, ou encore du ministre de la défense, le général Wardak. Il n'en demeure pas moins, comme le reconnaissait ce dernier, que le niveau des affrontements a progressé mécaniquement de 20 à 30 % du fait de l'intensification des opérations, dans le cadre du Surge qui a permis de lancer des opérations dans des zones précédemment sous contrôle des insurgés. Les généraux américains constatent qu'alors qu'en 2010 les insurgés avaient l'initiative, aujourd'hui leur situation s'est considérablement dégradée et que le rapport de forces s'est inversé. Quoi qu'il en soit, face à la forte cohérence de la stratégie militaire, nous ne pouvons que constater la résilience de l'insurrection. Il y a, de plus, un aspect où les insurgés excellent, c'est la communication dont ils font une arme redoutable. De ce point de vue, je crois que la nôtre est perfectible. La situation est également fragile de fait de la lassitude des opinions publiques occidentales, mais aussi afghanes, et du contexte électoral que nous connaissons. Enfin, il est vrai que le redressement de nos finances publiques est également une question d'indépendance et de sécurité nationales. C'est dans ce contexte complexe et difficile à appréhender dans toutes ses multiples facettes que s'est inscrite notre mission.
J'en viens à présent au premier point de mon intervention sur la persistance des raisons qui nous ont conduits à intervenir en Afghanistan.
1 - Les raisons qui ont conduit à l'intervention occidentale en 2001 sont toujours valables.
L'intervention américaine, puis de l'OTAN, en Afghanistan, à partir de 2001, à été naturellement déclenchée par les attentats du 11 septembre et la volonté de faire en sorte que ce pays ne soit plus une base pour le terrorisme international et pour Al Qaeda. S'il est exact qu'Al Qaeda a dominé le gouvernement taliban de l'époque, qu'il finançait, ce mouvement était déjà considérablement affaibli au moment de l'élimination d'Oussama ben Laden. Cet événement n'apporte pas de fait nouveau aux raisons de notre engagement. Il est néanmoins une vraie victoire psychologique sur les talibans. En revanche, d'autres mouvements très radicaux s'inscrivant dans le jihad global et ayant pour certains une capacité de projection en Europe et aux Etats-Unis ont pris le relais, qu'il s'agisse de mouvements pakistanais (LET - Lashkar-e-Toiba, TTP - Tehrik-e-Taliban, etc) ou de mouvements turcophones (MOI - Mouvement islamique d'Ouzbékistan ou UJI - Union du jihad islamique) présents dans le nord de l'Afghanistan, notamment.
Quels sont nos objectifs en Afghanistan ? Ils me paraissent extrêmement clairs et clairement affichés. J'en vois trois principaux :
· en premier lieu, éviter que ce pays ne redevienne une base pour le terrorisme international. Outre l'importance grandissante des mouvements que je viens de citer, une menace extrêmement sérieuse provient des jihadistes originaires d'Europe, présents dans les zones tribales des FATA (Federally administered tribal areas) au Pakistan. Le risque de voir l'équivalent des FATA en Afghanistan doublerait le risque actuel. Mais surtout qu'il ne soit pas un foyer d'instabilité régional et mondial. La déclaration du Sommet de Lisbonne, en novembre 2010, établit un lien clair entre la sécurité future de l'Alliance et la sécurité future de l'Afghanistan. L'insécurité et l'instabilité de l'Afghanistan impactent la sécurité en France. C'est la principale justification de notre intervention aux côtés de nos alliés.
- en deuxième lieu, contribuer à l'établissement d'un Afghanistan souverain, indépendant, démocratique, sûr et stable.
- enfin, stabiliser le Pakistan et faire en sorte qu'il ne soit pas un facteur de déstabilisation.
Quelle est notre stratégie pour atteindre ces objectifs ? Depuis la réunion de l'OTAN à Bucarest en 2008, cette stratégie porte un nom : l'Afghanisation. Elle s'inscrit dans un processus : la transition. C'est une stratégie globale qui consiste à aider les Afghans à prendre progressivement en charge leur propre sécurité et à construire un État. C'est indiscutablement aussi une stratégie de sortie, ce qui ne signifie nullement un abandon, puisque l'OTAN et les puissances occidentales s'inscrivent dans un partenariat de long terme avec l'Afghanistan, établi à Lisbonne. De même, les Américains tout comme l'OTAN sont en train de négocier un partenariat stratégique dont l'existence est importante pour montrer aux insurgés la pérennité de l'engagement de la communauté internationale et donc la vanité de leurs efforts.
Cette stratégie globale s'inscrit dans une analyse d'ensemble au sein de laquelle l'action militaire est l'un des éléments mais non le seul. Nous avons été intéressés par le fait que la FIAS, tout comme l'armée américaine, distingue 4 ennemis de l'Afghanistan :
- l'insurrection,
- la faible gouvernance,
- les réseaux criminels,
- les mauvaises pratiques internationales.
Pour la mise en oeuvre de cette stratégie, nous nous sommes fixé une date à Lisbonne : « À l'horizon fin 2014, les forces afghanes endosseront pleinement la responsabilité de la sécurité dans l'ensemble de l'Afghanistan ». La décision de l'OTAN indique de la manière la plus expresse que « la transition sera soumise au respect de conditions, pas d'un calendrier, et qu'elle n'équivaudra pas à un retrait des troupes de la FIAS. »
2 - Deuxième point : le processus de transition est amorcé sur le terrain
Première remarque liminaire sur les principaux acteurs de la transition : nos quatre mille hommes.
Pour assurer leur mission nous avons pu constater que nos troupes sont bien équipées et particulièrement motivées en dépit des pertes douloureuses qu'elles subissent. Il y a un réel changement par rapport à ce que nous avions pu constater lors de nos précédentes missions. En particulier l'arrivée sur le théâtre des hélicoptères Tigre, du Rafale, du VBCI, la modernisation des VAB, en particulier avec les tourelleaux téléopérés, le canon César, l'équipement individuel du fantassin, les progrès en matière de numérisation du champ de bataille ....contribuent puissamment à l'efficacité de nos actions. Il faut également souligner les prodiges qu'effectuent les équipes de maintenance et de MCO. A cet égard, il faut saluer les performances du bataillon logistique, le BATLOG que nous avons visité au camp de Warehouse.
Il reste certes des améliorations à apporter, notamment en matière de drones et d'hélicoptères lourds, mais, globalement parlant, les matériels mis à disposition de nos hommes sont de premier ordre. Nous avons pu une nouvelle fois constater la tenue et le moral de nos troupes, à tous les niveaux, qui font honneur à la France. Comme le disait le général Maurin, commandant le la Task Force Lafayette, nos troupes sont à l'image de la France. C'est une vérité que nous ne soulignons pas assez.
S'agissant de la transition, je vous rappelle que le processus d'élection des provinces ou des districts est amorcé au niveau local. Après avoir été avalisée par l'OTAN, la décision finale de transfert des responsabilités relève de la présidence afghane. Le président Karzaï a arrêté en mars la liste des premières provinces qui feront l'objet de la transition.
Le processus de transition était prévu initialement en quatre tranches, très récemment passées à six sur un rythme de deux par an : deux en 2011, deux en 2012 et deux en 2013, toutes les troupes combattantes étant théoriquement parties fin 2014.
Il est important de comprendre que la transition est un processus qui s'inscrit dans le temps (18 à 24 mois) et qu'elle s'organise en quatre phases dont le déroulé permet un transfert progressif des responsabilités en matière de sécurité aux FNSA et un retrait des troupes de la coalition :
- Phase 1: maintien de toutes nos capacités en appui des FNSA
- Phase 2 : maintien d'une force de réaction rapide et d'appuis
- Phase 3 : maintien d'appuis
- Phase 4 : conseil
Dans la zone sous responsabilité française, nous estimons que la Surobi pourra être inscrite en tranche 2 pour un début du processus d'ici la fin 2011 (phase 1) et donc une phase 2 vers mars 2012. Nous avons pu constater sur place que ce processus est possible. L'une des missions de la relève qui vient d'arriver, armée par le 152ème régiment d'infanterie de Colmar, que nous avions rencontré à l'entrainement à Canjuers, sera de terminer la pacification de la vallée d'Uzbeen.
Pour la province de Kapisa, où les conditions de la transition ne sont pas encore réunies, nous visons une annonce dans la troisième ou la quatrième tranche, pour un début du processus en juillet ou en fin 2012. Ce qui achèverait notre mission dans cette province un an ou un an et demi plus tard.
Nous nous inscrivons donc bien dans le calendrier décidé par l'OTAN à Lisbonne puisque, si ce processus n'est pas retardé, cela nous conduit à terminer la transition en zone française courant 2014.
Afin de tenir ces délais sans perte de cohérence, il faudrait redéployer les troupes libérées de Surobi en Kapisa. Ce schéma n'exclut pas des retraits limités dont les termes ont précisément été énoncés par le Président de la République. Si toutefois le chiffre d'un retrait portant sur 1 000 hommes était confirmé, il me semble qu'il serait de nature à modifier profondément les conditions de notre intervention.
L'audition qui suivra, du ministre de la défense, permettra d'en clarifier les termes. Je vous rappelle néanmoins le contenu du communiqué de l'Elysée :
- le processus de transition des responsabilités de sécurité au profit des autorités afghanes se poursuivra jusqu'en 2014, conformément aux objectifs de Lisbonne ;
- la France reste pleinement engagée avec ses alliés aux côtés du peuple afghan pour mener à son terme le processus de transition ;
- compte tenu des progrès enregistrés, elle engagera un retrait progressif de renforts envoyés en Afghanistan, de manière proportionnelle et dans un calendrier comparable au retrait des renforts américains. Ce retrait se fera en concertation avec nos alliés et avec les autorités afghanes.
Disons les choses clairement, si l'on doit faire le même travail avec moins d'effectifs cela risque de se traduire que par un allongement des délais de pacification et de stabilisation en Kapisa et par une augmentation des risques pris par nos troupes. Cette augmentation des risques résulte du fait que la perte de cohérence est plus que proportionnelle à la baisse des effectifs. Ainsi un retrait de 25 % peut il avoir un impact très supérieur sur le niveau opérationnel.
Pour terminer sur ce point, l'ensemble de nos interlocuteurs afghans, civils ou militaires, ont particulièrement insisté sur le fait qu'un retrait brusque des troupes de la coalition internationale était impérativement à éviter car il remettrait en cause l'ensemble du processus et ne profiterait qu'aux insurgés. Tous ont souligné que, si des progrès remarquables ont été faits par les forces de sécurité afghanes, la montée en puissance de celles-ci, pour prendre le relais de la sécurité sur le terrain, ne pouvait pas être accélérée. L'idée selon laquelle le retrait des troupes de la coalition serait compensé et, au-delà, par des troupes de l'ANA, est extrêmement optimiste aujourd'hui. Il convient donc, selon nos interlocuteurs afghans unanimes, de s'en tenir strictement au calendrier de Lisbonne.
2 - Points forts et points faibles du processus de transition
A - la montée en puissance des forces de sécurité afghanes (FNSA)
Le principal point fort du processus de transition c'est l'indéniable montée en puissance des forces nationales de sécurité afghanes, élément central de l'afghanisation.
C'est sans doute le grand succès de la FIAS. Par rapport à la mission que nous avions effectuée fin 2009, les progrès sont spectaculaires et tout à fait encourageants. Ils sont, bien évidemment la condition sine qua non de la transition.
L'objectif à attendre pour octobre 2011 est de 305 600 hommes pour l'ensemble des forces de sécurité dont 171 600 pour l'Armée nationale afghane (ANA) et 134 000 pour la police nationale (ANP).
La devise qui préside à cette formation est « Shohna ba Shohna », c'est-à-dire « épaule contre épaule ». Elle décrit bien l'état d'esprit de cette coopération. Notre délégation a pu s'entretenir avec les responsables français du programme EPIDOTE et assister au Kabul Military Training Camp (KMLT) à des séances de formation et à des exercices de l'ANA. Ces démonstrations nous ont permis de constater non seulement la qualité et l'efficacité de la formation mais aussi la motivation des hommes et la confiance entre formateurs et formés.
A Nijrab comme à Tora, les unités françaises passent progressivement du système des OMLT (Operational Mentor and Liaison Team), ce qui signifie, en français, Equipe de Liaison et de Tutorat Opérationnel, où des militaires français suivent des unités afghanes pour les conseiller, à un véritable partenariat où toutes les opérations sont faites en commun et de plus en plus dirigées avec les militaires afghans au sein de véritables binômes.
C'est ainsi que s'effectue un travail d'état-major au niveau des deux brigades et que les groupements tactiques sont binômés avec leurs homologues afghans (kandaks). Au niveau des compagnies afghanes, elles sont soit binômées avec une compagnie française, soit conseillées par une équipe française (OMLT).
L'objectif de la mission est de passer par quatre étapes qui vont de la formation en passant par le conseil, qui requiert toujours une assistance, au « mentoring » où celle-ci est considérablement allégée pour aboutir au « monitoring » sans assistance.
Ce sont les Etats-Unis qui supportent la principale responsabilité de la formation (opération NTM-A) en soulignant, à juste titre, que si la quantité est importante, la qualité est impérative. Un effort particulier est fait dans trois domaines : la formation des officiers, l'alphabétisation et la précision des tirs.
En matière d'équipement, 7,7 milliards de dollars ont été consacrés depuis 2009 et une enveloppe supplémentaire de 4,9 milliards est prévue. Le coût global de la mission NTM-A est de 1,4 milliard de dollars par mois, ce qui est relativement peu rapporté aux 110 milliards qui sont dépensés chaque année pour l'Afghanistan. Dans la période de post-transition, on estime que les besoins de fonctionnement se monteront à 8 milliards de dollars par an. Se posera donc la question de la soutenabilité financière à long terme.
Bien que cette mission de formation soit indéniablement une réussite, des progrès sont encore à faire, notamment sur les questions de planification des opérations, de gestion des appuis ou encore de logistique, qui justifient la poursuite de l'effort entrepris. Une aide sera toujours nécessaire, en particulier pour ce qui concerne l'appui aérien et l'appui feu, ou encore en matière de partage du renseignement.
Il faut également souligner la persistance d'un taux d'attrition trop élevé, estimé à 2,7 % dont le maintien à ce niveau pourrait mettre en péril les objectifs de progression quantitatifs des FNSA. Enfin, dernière difficulté : la composition ethnique de ces forces. L'objectif est d'avoir une armée interethnique, mais les pesanteurs et l'histoire rendent cet objectif difficile à atteindre.
Dans ce domaine de la formation, la France, avec l'opération EPIDOTE de formation des officiers et des formateurs, obtient des résultats remarquables qu'il convient de saluer.
Une des questions qui se posera, à terme, sera la transformation de cette armée de contre-insurrection en une armée de défense nationale au format plus resserré, adapté aux menaces du nouvel Etat. Mais nous n'en sommes pas encore là ! J'observe que l'aboutissement du processus de réconciliation devrait avoir des conséquences positives puisqu'il permettrait non seulement de s'assurer de la cohésion des forces de sécurité et de leur loyauté mais aussi de limiter, voire de supprimer l'attrition.
De même, nous avons pu constater le travail remarquable fait par nos gendarmes au sein des POMLT (Police Operational Mentor and Liaison Team).
Jean Faure, notre rapporteur Gendarmerie, et Jacques Gautier s'étaient rendus sur place l'année dernière et nous avaient fait un rapport circonstancié sur l'action de nos gendarmes. Deux écoles de police sous responsabilité de la Gendarmerie sont en place à Mazar et à Wardak. Pour cette dernière dans des conditions de sécurité précaires sur lesquelles nous avons attiré l'attention du général Rodriguez.
Le développement de la police est une condition essentielle de la sécurisation. Elle s'accompagne d'un changement d'image et de comportement de la police afghane auprès de la population. Beaucoup reste encore à faire, en particulier pour lutter contre la corruption et le racket auxquels se livrent certains policiers.
Une initiative extrêmement intéressante a été prise depuis août 2010 : la création d'une police de proximité, l'ALP (Afghan local police).
Recrutés au niveau local avec l'accord des « barbes blanches », ces policiers sont des habitants des villages dont ils assurent la sécurité et l'autodéfense. Ils s'inscrivent néanmoins dans une chaîne de commandement du ministère de l'intérieur représenté par le chef de la police du district. Ils n'ont pas de pouvoirs de police judiciaire. Ce sont des auxiliaires de sécurité de la police nationale. Il existe aujourd'hui 14 districts de l'ALP qui comptent 2 800 « policiers locaux ». L'objectif est de 10 000. Cette police de proximité est particulièrement efficace pour défendre les intérêts de la population au plus bas niveau de proximité. Les talibans ont bien identifié que cette nouvelle structure constituait une menace pour eux et ils l'attaquent.
Un des points importants que nous avons pu relever lors de notre mission sont les progrès indispensables faits en matière de coordination. La coordination entre tous les acteurs de la sécurité (ANA, ANP, ALP) est assurée par des OCC (operational coordination center) aux différents niveaux administratifs : régional, provincial et de district. Notre action vise à encourager la coordination et le dialogue entre les différents acteurs de la sécurité.
La conclusion que nous pouvons tirer est que la montée en puissance des forces de sécurité afghanes est une réalité. Ce succès rend la transition crédible mais les aspects sécuritaires de ce processus global ne sont pas les seuls à prendre en compte.
Les progrès trop lents en matière de gouvernance et de lutte contre la corruption menacent la bonne fin du processus.
B - des progrès trop lents en matière de gouvernance
La gouvernance est un aspect particulièrement important pour s'assurer du caractère durable des transferts et donc de la pérennité des efforts que nous consentons. La construction d'un État en Afghanistan est un véritable défi puisque, historiquement parlant, il n'a jamais connu d'autorité centrale. La première perception de l'autorité par les afghans, et je dirais la plus importante, est au niveau local, d'où l'importance de la coopération aux niveaux décentralisés.
La constitution afghane adoptée par la Loya Jirga constitutionnelle est sans doute trop centralisatrice. Une étape de déconcentration, plus qu'une décentralisation, qui serait peut être encore prématurée, devrait être étudiée. Il me paraît en tout cas évident qu'il faut développer les niveaux locaux d'autorité et de décision même si cette direction ne convient pas aux responsables politiques actuels désireux, au contraire, d'exercer un pouvoir très centralisé et de plus en plus personnel.
a - la tentation du coup d'Etat institutionnel rampant
Après une élection présidentielle très contestable puisqu'elle n'a pas connu de second tour alors que le président Karzaï était en ballotage, les élections législatives ont été entachées par des fraudes et de très nombreuses contestations. La commission des plaintes électorales, dont il faut souligner la fermeté, a ainsi invalidé 10 % des élus dont des proches du président. Ce dernier a institué, en représailles, un tribunal spécial, composé de cinq juges, chargé d'enquêter sur les conclusions de la commission électorale indépendante et de la commission des plaintes. De même, le procureur général, proche du président, a diligenté des enquêtes pour fraude et abus de pouvoir contre les membres de ces deux commissions. Il s'agit bien évidemment de tentatives du président Karzai pour modifier le résultat des élections qui ne lui convient pas. Comme l'a indiqué récemment M. Staffan de Mistura devant notre commission, le président Karzaï a longtemps refusé de venir inaugurer la nouvelle assemblée législative. Cette assemblée, la Wolesi Jirga, a connu une modification importante de sa représentation ethnique, avec une baisse très significative du nombre des parlementaires d'origine pachtoune du fait des invalidations et du faible taux de participation en raison des conditions de sécurité dans le Sud pachtoun. Ceci est naturellement à l'origine des fortes tensions entre le président et l'assemblée. Selon les experts, une réforme du système électoral est impérative pour établir un véritable pluralisme politique en Afghanistan et permettre la structuration de la vie politique à travers des partis. C'était l'une des ambitions du Dr Abdullah Abdullah, que nous avons auditionné cette année, qui n'a pas réussi une percée électorale.
Le conflit entre le Parlement et le président est ouvert, comme nous avons pu le constater lors des entretiens que nous avons eus avec les commissions parlementaires.
Si l'on ajoute aux tentatives du président Karzaï, pour contester le résultat des élections, sa volonté de contourner le Parlement en convoquant une Loya Jirga pour entériner le projet de partenariat avec les États-Unis, on se trouve en présence d'une véritable tentative de coup d'Etat constitutionnel. De son côté, la Wolesi tarde à donner son aval à la composition du gouvernement.
Lors de notre visite au Parlement, nos interlocuteurs ont également souligné la qualité et l'importance de la coopération menée avec nos assemblées et, en particulier, avec le Sénat. La poursuite de cette coopération est tout à fait souhaitable.
b - la persistance du fléau de la corruption
Second point faible du processus de transition, nous ne pouvons que déplorer vivement le manque de volonté politique du gouvernement afghan et du président Karzaï lui-même pour lutter contre la corruption. Ce mal endémique s'inscrit dans l'histoire et dans les moeurs, mais quand on sait que la montée en puissance du réseau Haqqani et des talibans s'est faite en partie en exploitant le ressentiment de la population face à une attitude du gouvernement central considérée à juste titre comme prédatrice, on comprend l'importance de la lutte contre la corruption. Nos alliés et nous-mêmes devons faire pression sur le président Karzaï pour que des progrès significatifs interviennent dans ce domaine.
Selon l'assemblée parlementaire de l'OTAN, on estime que près de 2,5 milliards de dollars de pots-de-vin ont été versés en Afghanistan sur une période d'un an, ce qui représente environ un quart du PIB du pays. Quoi qu'il en soit, les sommes sont très importantes, comme en témoigne l'affaire de la Kaboul Bank, dont les deux principaux actionnaires sont un frère du président Karzaï et un frère du vice-président, le maréchal Fahim, qui laisse un trou de 900 millions de dollars. La corruption est un phénomène généralisé en Afghanistan qui touche toutes les couches de la société jusqu'au plus haut niveau.
La corruption profite aux talibans qui peuvent à juste titre souligner la perte de légitimité d'une administration et d'un gouvernement prédateur pour son propre peuple. Elle favorise le développement des réseaux maffieux.
Avec la réforme du système judiciaire, dont l'inexistence profite également aux talibans, il n'y aura pas d'avancées en matière d'Etat de droit sans une lutte efficace contre la corruption. En matière judiciaire, la justice traditionnelle permet, sur le terrain, de résoudre de très nombreuses affaires en matière de droit de la famille, de propriété de la terre, de partage de l'eau. On estime que cette justice traditionnelle, dite « justice des talibans », traite 80 % de l'ensemble des affaires judiciaires, au civil comme au pénal. Il est impératif de mettre sur pied une justice indépendante et impartiale sans pour autant « casser » l'exercice de la justice traditionnelle, mais en l'incorporant dans un système original propre à l'Afghanistan.
A ce propos, il convient de signaler une des opérations menées par le Pôle Stabilité, qui consiste dans le financement d'un projet mettant en lien les systèmes de justice (officiel/traditionnel) dans les trois districts de Nijrab, Tagab et Surobi . Nous consacrons 500 000€ à ce projet.
Il existe néanmoins, depuis 2008, une Haute autorité de contrôle de la lutte contre la corruption, ainsi qu'une Cellule spéciale sur les infractions majeures (MCTF) et une Unité spéciale d'enquête (SIU) qui manifestent une certaine indépendance envers les responsables politiques qui cherchent naturellement à les discréditer. La communauté internationale doit les protéger et les encourager.
Comme en matière de drogue, la question qui se pose pour la communauté internationale est de savoir comment, et surtout jusqu'où nous pouvons aller dans la pression sur le président Karzaï et les autorités politiques. Comme l'indiquait notre collègue portugais Vitalino Canas, dans un récent rapport parlementaire de l'OTAN : « Bien qu'il ne soit pas réaliste d'espérer une totale éradication de la corruption dans ce pays, la vraie réussite serait de la ramener à un niveau où elle ne permettrait plus de financer l'insurrection ».
c - un processus incertain de réconciliation-réintégration
La transition ne peut connaître le succès si, en parallèle, une réconciliation entre les Afghans n'intervient pas. Il me paraît évident, comme le soulignent nos amis allemands, qu'il n'y aura pas de victoire militaire sans solution politique, comme il n'y aura pas de réintégration réussie sans réconciliation véritable. Lors de la conférence de Kaboul nous avons fixé des conditions à cette réintégration : la renonciation à la violence, le rejet du terrorisme et la reconnaissance du cadre constitutionnel, le respect des droits de l'homme, notamment le droit des femmes, l'absence de liens avec à Al Qaïda. Il faut impérativement veiller au respect de ces conditions. Il existe un acquis à respecter. Dans le cas contraire, ce seraient dix ans d'efforts qui seraient anéantis.
Nous avons pu constater qu'un certain nombre de pays, comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne par exemple, tout comme le gouvernement afghan où l'ONU, sont en pourparlers plus ou moins officiels avec des groupes talibans et des responsables insurgés. La difficulté principale étant, du reste, de vérifier la représentativité des interlocuteurs qui se présentent.
Il existe un Haut conseil pour la paix (HCP), institué en octobre 2010 afin de faciliter les contacts avec la rébellion.
Si la réconciliation et le dialogue sont incontournables, on peut s'interroger sur les difficultés d'identifier, de contacter et d'entamer des négociations avec des responsables insurgés que, par ailleurs, les forces spéciales s'évertuent chaque nuit à éliminer.
Enfin, comme nous l'ont confirmé l'ensemble de nos interlocuteurs, l'attitude du Pakistan est fondamentale pour la réussite du processus de réconciliation. Or, rien ne permet d'affirmer que le double jeu pakistanais va cesser. Le refroidissement certain des relations avec les États-Unis après l'élimination d'Oussama ben Laden, ressentie comme une humiliation nationale par l'armée et les services secrets, ne permet pas un optimisme excessif. Par ailleurs, la perspective du retrait des forces de la coalition internationale devrait plutôt inciter le Pakistan, tout comme les talibans, à mettre en pratique le dicton selon lequel : « vous avez la montre, nous avons le temps ».
S'agissant de la réintégration, un programme a récemment été mis en place en ayant recours à des incitations financières que les puissances occidentales financent par un fonds fiduciaire. Il est important de comprendre que le programme de réintégration est fondé sur une idée de s'occuper non des insurgés mais des projets de développement des communautés qui acceptent de réintégrer des insurgés. Les chiffres qui nous ont été cités portent sur la réintégration de 1 850 personnes, et d'un stock équivalent en cours de traitement. Si ces chiffres sont avérés et si l'estimation de la rébellion à 30 000 hommes l'est également, ce processus serait encourageant.
d - le cas du Pakistan
Un Afghanistan stable ne peut exister sans un Pakistan stable. La solution de la question afghane passe par un indiscutable renforcement du dialogue régional. C'était déjà la conclusion de notre précédent rapport d'information. Nous ne pouvons qu'être préoccupés par la fragilité du gouvernement pakistanais, par la montée en puissance de l'extrémisme islamiste et par l'ambiguïté -tout le monde aura compris que c'est un euphémisme- de l'armée pakistanaise et de ses services de renseignement vis-à-vis des talibans et, en particulier, du réseau Haqqani. Afin d'amener le Pakistan à ne plus soutenir des mouvements armés qui luttent contre les forces de la coalition, il faudrait que nous renforcions le dialogue franco-pakistanais sur l'Afghanistan en y associant le Royaume Uni, les Etats-Unis, des dirigeants politiques, les chefs de l'armée et des services secrets. Mais il faut aussi rassurer le Pakistan et l'intégrer pleinement dans le jeu régional. Comme le suggère M. de Mistura dans une analyse très fine devant notre commission : « En réalité, l'affaire Ben Laden montre que ce pays joue sur deux tableaux. J'estime nécessaire de lui offrir des contreparties politiques effectives en Afghanistan, car les Pakistanais ne croient ni aux garanties internationales, ni aux accords écrits. La condition à poser ? Qu'ils cessent de jouer à la politique du pire. La volonté commune de 47 pays de retirer leurs soldats dans la dignité offre au Pakistan une vraie carte à jouer. L'histoire de Ben Laden a provoqué un réveil. Les Américains veulent en parler avec les Pakistanais. Mais il ne faut pas seulement leur dire qu'on a compris leur jeu : il faut aussi se mettre à leur place, comme toujours en politique : ils n'ont aucune raison d'abattre leur dernière carte sans contrepartie.
Aucune solution n'est envisageable en Afghanistan sans le Pakistan. On peut le regretter, non l'ignorer. »
Mais cela n'exonère pas les autres puissances régionales de contribuer, elles aussi, à la stabilité de la zone et à la lutte contre l'islamisme radical. Les pays voisins de l'Afghanistan ont une responsabilité majeure et nous ne pouvons nous satisfaire de la non-implication de pays comme l'Inde, la Chine, les Républiques d'Asie centrale et, bien sûr, de l'Iran. Il faut qu'il soit clair que 2014 est une date qui oblige ces pays à s'impliquer dans le dossier et à veiller à ce que l'Afghanistan ne soit pas un foyer de troubles permanents, ceci est dans leur intérêt bien compris.
La France, comme les autres pays membres de la coalition, s'inscrivent dans ce contexte de transition, qui aboutira, nous l'espérons, à la transformation de notre engagement, au-delà de 2014, vers des missions d'assistance civile. Mais ne nous faisons pas d'illusions, même si la transition est une réussite, notre engagement est un engagement de long terme qui supposera une présence résiduelle de la coalition au-delà de 2014 et la poursuite du soutien économique et financier du pays. Cela est du reste très clairement énoncé par le Président de la République quand il indique que la France restera en Afghanistan, aux côtés de ses alliés, aussi longtemps qu'il le faudra.
C'est tout l'objet de la négociation de partenariat stratégique avec les Etats-Unis et avec l'OTAN qui, contrairement à ce qui se prépare, ne doit pas attendre le résultat des négociations bilatérales Etats-Unis-Afghanistan pour commencer à négocier son rôle et sa place dans le futur de ce pays. C'est aussi tout l'enjeu sur le rôle que doit jouer une Europe trop peu présente et trop peu visible en dépit du talent et des efforts du représentant spécial de l'Union européenne, M. Vygaudas Usacka, ancien ministre des AE de Lituanie, que nous avons rencontré et qui a donné davantage de visibilité et de cohérence à la présence européenne. C'est, enfin, un enjeu pour notre coopération bilatérale pour laquelle, comme d'habitude, nous avons beaucoup d'ambition mais peu de moyens.
En guise de conclusion, il me paraît fondamental que les efforts et les sacrifices consentis par notre pays et nos soldats, qui paient le prix du sang, ne soient pas remis en question par les interrogations et les pressions, pourtant légitimes, de nos opinions publiques. Il ne s'agit pas de faire un bilan de notre action, que je juge pour ma part très positive, comme, du reste, l'ensemble de nos interlocuteurs afghans. A un moment où des négociations sont en cours avec les insurgés, ou tout au moins une partie d'entre eux, à un moment où le pouvoir afghan semble tenté par certaines remises en causes, par des compromis permettant, selon eux, une meilleure réintégration ou une réconciliation plus aisée, il nous faut être très fermes pour préserver les acquis des 10 dernières années en matière d'Etat de droit, de défense des droits de l'homme et de la femme afghane, et de démocratie.