Quelle est la valeur de la vie humaine et donc de la mort humaine ? Telle est la question que pose avec force le cas de Vincent Humbert. Ce dernier, parce qu'il a interprété sa situation en termes de droit, a provoqué une réflexion sur le thème de l'euthanasie et du traitement de la mort dans nos sociétés, qui a indéniablement entraîné une évolution des mentalités. Pour ma part, je voudrais m'interroger sur la question philosophique qui sous-tend ces débats : la vie humaine a-t-elle un sens ? Comment le définir ? Est-il acquis et peut-il donc être perdu, ou est-il inhérent à la vie ? Et, en définitive, qu'entend-on par vie humaine ? Cette interrogation, susceptible d'un traitement abstrait et pointu, n'est pas seulement une affaire de spécialistes, comme peuvent l'être des problèmes de physique ou de mathématiques, car la vie humaine est ce qui nous définit, à la fois collectivement et individuellement. La question de sa valeur est difficile. Non qu'elle soit technique, mais ce qui est le plus proche est parfois plus difficile à voir que ce qui est loin. Elle est redoutable parce qu'elle présuppose un aperçu du tout de sa propre vie, qui peut être effrayant ou nous renvoyer une image de nous-mêmes déplaisante.
L'être humain est ce qui nous définit en tant qu'espèce. La notion est directement morale, a montré la philosophe américaine Cora Diamond. De fait, elle recouvre le sens que nous donnons à la vie et à la mort à travers les rites, l'attribution des noms, la préservation de la mémoire des morts et l'idée d'une solidarité liée à notre destin commun de mortels dont la compassion tire sa source. Si j'ai parlé d'espèce, la notion d'être humain, telle qu'elle ressort des rites du baptême ou de l'enterrement, n'est pas réductible à la biologie, aux questions d'embryologie ou de mort des cellules. Autrement dit, la notion d'être humain est culturellement forgée ; elle est ce que nous en faisons dans les rites, la littérature et l'art. Nous ferions donc fausse route en cherchant à fonder nos jugements moraux sur des faits objectifs, croyant emprunter une démarche scientifique. Enfin, la notion dépend de la manière dont elle est, au fil des générations, investie d'un sens.
Cette démarche d'investissement de sens est également individuelle. Le sens qu'un individu donne à sa propre vie, s'il est rarement formulable, est lié à la possibilité globale d'un accomplissement : celle de ressentir une coïncidence entre ce que l'on fait et ce que l'on est dans sa relation à l'autre, dans la réalisation d'ambitions ou d'une vocation ou encore dans le regard porté sur le monde, le tout formant un entrelacs. La notion de vie individuelle, comme celle d'être humain, est donc subjective : elle dépend de la relation que l'individu entretient avec sa propre vie. Par conséquent, ce sens lui est, si l'on veut, immanent. L'individu est le seul à faire, au sens strict, l'épreuve de sa propre vie. Pour autant, le sens de la vie ne découle pas d'une décision individuelle. Il n'existe pas d'acte par lequel l'individu le détermine. Au reste, cette conception volontariste s'accorde fort peu avec le sentiment que l'on a parfois de ne pas être maître de sa vie, que l'on exprime en évoquant un destin.
Il existe donc deux manières de poser la question du sens de la vie. Si l'on retient une perspective collective, la réponse passe par le sentiment que la vie humaine est précieuse. Il apparaît, de manière évidente, lorsqu'une vie animale et une vie humaine sont dans la balance et qu'il faut faire un choix. Le caractère spécifique de la vie humaine peut aussi être un objet de contemplation et matière à élaboration artistique. Si l'on pose la question de manière individuelle, le sens de la vie n'est autre que le sentiment positif ou négatif accompagnant tout ce que l'on vit. Toute schématisation doit être évitée : personne ne dispose d'un appareil de mesure objectif. La qualité de la vie ne se mesure pas comme on pèse des livres de pommes chez l'épicier. Ensuite, nous ne ressentons pas ce sentiment en toute occasion ; il n'est pas consultable à loisir. Toutefois, notre vie nous renvoie un sentiment global, celui d'une qualité liée à l'adéquation plus ou moins grande entre ce que l'on fait et ce que l'on est. C'est le sentiment de l'allure que notre vie a, de sa couleur ou de sa forme globale. Celui-ci évolue, voire change du tout au tout en cas de rupture brutale dans le cours des événements. Peut-être est-il plus vivement ressenti lorsqu'il est négatif. Le récit de Vincent Humbert éclaire cette difficile question, nous oblige à l'envisager sous un angle qui ne soit pas seulement abstrait. Une rupture brutale dans le cours des événements définit un avant et un après, un sens des possibilités au plus haut qui lui est brutalement retiré. Etablir des critères objectifs afin de déterminer quelle vie vaut la peine d'être vécue aurait des conséquences pratiques terribles : tels individus mériteraient de vivre, d'autres non.
A cette manière froide de considérer les valeurs de la vie, on peut opposer le caractère précieux de la vie humaine en tant que tel. Les jugements que nous portons sur les autres et nous-mêmes dans la vie quotidienne - celui-ci a eu une vie bien remplie et heureuse, l'autre l'a gaspillée en pure perte - ont une portée limitée : nos conseils sont rarement suivis, réformer sa propre vie est un exercice difficile. Mais Vincent Humbert demandait à sa mère de partager le jugement qu'il portait sur sa propre vie, à savoir qu'elle était absurde, et d'en tirer les conséquences les plus sérieuses. Selon lui, les conditions mêmes du sens d'une vie individuelle n'étant pas remplies, mieux valait mourir. Toute la difficulté vient de ce que nous voudrions des faits objectifs, discriminants quant au sens ou à l'absurdité d'une existence. Après un terrible accident, Vincent Humbert a connu des blessures irréversibles. Mais cela n'explique pas la maturation aboutissant au verdict que son existence ne vaut pas la peine. Celui-ci relève de la subjectivité, du rapport exclusif de l'individu à sa propre vie. Dès lors, seuls l'empathie et un effort positif de l'imagination y donnent accès. Le même effort est nécessaire pour comprendre le courage et l'amour extraordinaires qu'il a fallu à Marie Humbert pour abréger les souffrances de son fils. Or nos capacités sont limitées car nous sommes rarement confrontés à des cas aussi extrêmes.
Le récit de Vincent Humbert nous force à nous demander ce que nous ferions, placés dans la situation du fils ou celle de la mère. S'il est impossible de répondre à cette question, nous pouvons comprendre la conséquence que Vincent Humbert avait tirée d'une vie qu'il considérait dénuée de sens et de son inquiétude quant au sort que la justice humaine réserverait à sa mère.