Intervention de Michel Miraillet

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 9 juin 2010 : 2ème réunion
Défense antimissile — Audition de M. Michel Miraillet directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense

Michel Miraillet, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense :

La défense antimissile s'impose désormais parmi les sujets majeurs du débat stratégique occidental, dans le cadre d'une évaluation de la menace très différente de celle que l'on faisait il y a seulement une dizaine d'années. Etant donné notre situation financière, cette question nous place devant des choix difficiles.

Il s'agit avant tout d'une démarche américaine, qui reste cohérente avec notre appréciation de la menace et avec les priorités définies dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. A travers leur « approche adaptative phasée » (Phased Adaptive Approach - PAA), les Etats-Unis se sont appliqués de manière très habile à répondre point par point aux arguments que nous avions avancés, lors des sommets de Bucarest en 2008 puis de Strasbourg-Kehl en 2009, pour ralentir le projet élaboré par l'administration Bush. Cette approche s'inscrit dans le cadre d'un projet de grande ampleur visant à couvrir trois zones face à la menace balistique ; 1) la zone Asie-Pacifique, avec une participation notable du Japon au développement du programme de missile intercepteur SM-3 ; 2) le Moyen-Orient, où les Etats-Unis proposent une architecture de défense antimissile « clefs en mains » incluant un système de commandement et de contrôle, les pays du Golfe étant invités à acheter les intercepteurs ; 3) l'Europe, avec une démarche technologique rappelant à bien des égards celle utilisée pour le développement de l'avion de combat JSF, susceptible d'aboutir à un assèchement des financements d'équipements de défense.

Une chose est sûre. L'attitude passive n'est plus de mise. Comme vous l'aviez souligné, nous ne pouvons risquer d'être entraînés dans une course technologique dépassant nos ressources financières et nous détournant d'autres priorités essentielles. Mais nous ne pouvons pas davantage demeurer à l'écart et laisser s'établir un monopole américain politique, stratégique et technologique. J'ajoute que nous devons également prendre en compte l'exigence de solidarité vis-à-vis de nos alliés. Il nous faut donc apprécier les marges de manoeuvre dont nous disposons dans les quelques mois qui nous séparent du sommet de l'OTAN à Lisbonne en novembre prochain.

En premier lieu, comment analysons-nous la menace ?

Le développement rapide des compétences en matière balistique, notamment en Iran et en Corée du Nord, ne peut plus être nié. Il traduit une maturation plus avancée que prévue des technologies dans le domaine de la courte et de la moyenne portée. On ne peut qu'être impressionné de voir « l'élève » iranien sur le point de dépasser « le maître » nord-coréen. Les Iraniens maîtrisent la séparation des étages et avec l'utilisation de la propulsion solide, la réalisation d'un missile balistique intercontinental paraît à leur portée. Si, dès aujourd'hui, une partie de nos forces déployées en opérations extérieures et de nos points d'appui est vulnérable à la menace balistique, la France métropolitaine pourrait l'être à l'horizon 2020. S'ajoutent à cela le fait qu'à cette échéance, d'autres acteurs pourraient acquérir des capacités de courte et moyenne portée et que nous devons nous attendre, sur le plus long terme, à une plus grande sophistication de la menace.

Pour leur part, les Etats-Unis, dans le cadre de leur Ballistic Missile Defense Review, ont confirmé qu'ils visaient sur le long terme le développement d'une capacité de défense antimissile à l'échelle planétaire, avec une double dimension : l'une nationale, pour la protection du territoire américain contre la menace d'Etats proliférants qui ne peuvent être dissuadés au sens classique du terme, la défense antimissile intervenant comme un complément de la dissuasion nucléaire et élargissant l'éventail des outils de gestion de crise à disposition du président ; l'autre tournée vers les partenaires et alliés, la défense antimissile jouant un rôle de réassurance et de structuration des partenariats stratégiques des Etats-Unis à l'échelle mondiale dans les trois grandes zones géographiques que j'ai mentionnées. Les Etats-Unis s'appuient pour cela sur des coopérations bilatérales. On notera d'ailleurs que le Japon a contribué pour plus d'un milliard de dollars au programme Aegis/SM-3 et que les systèmes Arrow 2 et 3 sont le fruit d'une coopération américano-israélienne.

Cette politique de puissance et d'influence trouve un écho en Europe, notamment depuis que le débat initié par l'administration Bush est conduit de manière beaucoup plus habile par l'administration Obama.

A l'OTAN, l'annonce américaine de l'abandon du projet de troisième site de défense antimissile en Europe au profit de la Phased Adaptive Approach a été particulièrement bien accueillie. Présentée comme graduelle, flexible, plus réaliste, mieux ciblée sur la menace et d'un meilleur rapport coût/efficacité, cette nouvelle approche américaine entend faciliter l'émergence d'un consensus au sein de l'Alliance tout en répondant aux exigences du dialogue OTAN-Russie.

Dans la perspective du sommet de Lisbonne, les Etats-Unis cherchent ainsi à obtenir une décision politique de principe ainsi qu'une décision programmatique sur la défense antimissile. Il s'agit de faire reconnaître la défense antimissile des territoires et des centres de populations de l'Alliance comme une mission de l'OTAN et de procéder à une extension fonctionnelle du programme de défense antimissile de théâtre ALTBMD (Active Layered Theater Ballistic Missile Defense), déjà en retard de deux ans, à la défense antimissile des territoires, en faisant financer en commun les seuls coûts afférents à l'adaptation du coeur de commandement et de contrôle. L'étude de faisabilité relative à cette extension a été commandée lors du sommet de Strasbourg-Kehl d'avril 2009.

En quels termes le débat se pose-t-il désormais au sein de l'OTAN ?

Nous constatons que les travaux en cours manquent toujours de maturité et que l'analyse globale demandée à Strasbourg-Kehl ne sera pas achevée pour le sommet de Lisbonne. De nombreux paramètres nécessaires à l'élaboration d'options d'architecture et à l'appréciation de leur rapport coût/efficacité/couverture font encore défaut, notamment les performances attendues des systèmes américains ainsi que la définition précise du besoin opérationnel. Nous n'avons aucune idée de la nature de l'architecture à terminaison, ni de garantie sur le niveau de contrôle politique qui sera accordé aux Européens dans la préparation et la gestion de la bataille balistique.

Les coûts avancés restent très approximatifs et certainement largement sous-évalués : après avoir été annoncés à hauteur de 400 millions d'euros l'an dernier, les estimations varient aujourd'hui entre une option basse à 83 millions d'euros et une option haute à 147 millions d'euros. Le degré de précision de ces chiffres contraste avec le caractère très général des éléments techniques avancés par la Missile Defense Agency américaine. Nous avons le sentiment que la « facturation » a été adaptée par les Américains aux interrogations des Alliés. Les fonctionnalités associées au surcoût induit par l'adaptation du programme ALTBMD à la défense des territoires ne sont pas précisément connues. Quant aux coûts liés à la mise en oeuvre des phases 3 et 4 du projet américain, nous ne disposons d'aucune indication. En tout état de cause, le discours actuel tend à minimiser les investissements à réaliser.

Or il nous apparait nécessaire d'achever le programme ALTBMD avant de l'adapter à la défense des territoires et des populations. Celui-ci représente en effet un montant total de 833 millions d'euros, dont 400 millions d'euros pour la couche basse, la seule actuellement budgétée, et 433 millions d'euros pour la couche haute. A ce stade, 180 millions d'euros seulement, sur les 400 millions d'euros de la couche basse, ont été financés. L'achèvement de l'ALTMBD représente donc une dépense de 653 millions d'euros à laquelle s'ajouterait le surcoût annoncé pour l'extension des capacités du système de commandement et de contrôle à la défense des territoires. Cela porterait le total à financer d'ici 2020 à un montant minimum compris entre 740 et 800 millions d'euros.

Beaucoup d'incertitudes subsistent donc. Elles montrent que la maturité des projets de l'OTAN est loin d'être acquise. Lors de la réunion des ministres de la défense de l'Alliance demain à Bruxelles, le ministre insistera d'ailleurs sur les exigences de clarté, de transparence et de cohérence qui s'imposent avant le sommet de Lisbonne.

Dans ce contexte, le positionnement de nos alliés reste ambigu et s'inscrit dans des marges de manoeuvre politiques et financières limitées.

La défense antimissile représente une garantie de sécurité supplémentaire pour les pays qui se sentent à bon droit vulnérables. Toutefois, les pays baltes et ceux du Sud-Est de l'Alliance, Turquie et Roumanie notamment, considèrent différemment cette menace.

Pour l'Allemagne, ou, du moins, pour certains en Allemagne, la défense antimissile pourrait constituer à terme un substitut à la dissuasion nucléaire. Comme Oslo et d'autres capitales, Berlin estime en revanche qu'il faut à tout prix ménager Moscou sur ce dossier. Certes, il n'est plus question d'implanter en République tchèque un radar dont la Russie craignait qu'il permette de surveiller la totalité de son espace exo-atmosphérique. Les Américains auraient ainsi pu surveiller les essais de missiles balistiques russes et améliorer leur capacité de discrimination des têtes nucléaires. Dans la nouvelle configuration, Moscou s'inquiète des phases 3 et 4 du projet américain, car elles prévoient le déploiement d'un nouvel intercepteur, le SM-3 block 2, capable de détruire les missiles balistiques intercontinentaux.

La France, pour sa part, avait déjà confirmé dans le Livre blanc la priorité accordée au segment stratégique de l'alerte avancée et à la défense antimissile de théâtre. Elle a prévu de consacrer à ces deux programmes plus de 1 milliard d'euros sur les deux prochaines lois de programmation militaire, ce qui constitue un effort sans équivalent en Europe.

Sur un plan conceptuel, la position française a évolué ces dernières années vers une reconnaissance de la défense antimissile balistique comme complément à la dissuasion, comme l'ont exprimé les présidents Chirac en 2006 et Sarkozy en 2008. Les travaux menés depuis lors ont confirmé le bien fondé de cette approche. Il a en effet été établi que la défense antimissile balistique, en tant que moyen défensif, pouvait conforter la dissuasion, qu'elle pouvait apporter, par le biais de l'alerte avancée, une plus-value indéniable en matière d'identification de l'agresseur, et qu'elle offrait une marge de manoeuvre supplémentaire à l'échelon politique, en donnant la possibilité d'une réponse militaire adaptée à une agression se situant en deçà du seuil nucléaire.

Dans la stratégie française, la défense antimissile n'a pas vocation à apporter une garantie de protection totale. La dissuasion nucléaire est et restera la pierre angulaire de notre politique de défense, l'unique garantie de la défense de nos intérêts vitaux. Mais nous reconnaissons que la défense antimissile peut dans certains cas la compléter, plus spécifiquement dans des situations d'agression se limitant à une salve de quelques missiles, perspective la plus réaliste compte tenu de l'évolution de la menace.

Nous devrons néanmoins veiller à ce que les développements de la défense antimissile, qui se poursuivront indépendamment des choix que la France pourra effectuer, ne débouchent sur une érosion progressive de la dissuasion nucléaire dans notre politique de défense et dans la stratégie de l'Alliance.

La dynamique américaine ne nous permet plus de tenir à l'OTAN une position d'attente et de blocage. Elle impose aujourd'hui de prendre position par rapport à la Phased Adaptive Approach proposée par les Etats-Unis. Si nous ne réagissons pas, nous courons le risque que les Américains traitent individuellement avec les Etats européens, nous contournent et portent de facto atteinte à notre souveraineté.

Tout plaide d'ailleurs pour que l'OTAN se saisisse du problème et prenne en compte l'approche américaine : la géographie, la nature de la menace, l'impossibilité de développer un système global de défense antimissile, à l'échelon national, comme à l'échelon européen, notre récente réintégration dans la structure militaire intégrée de l'Alliance et surtout la géométrie des interceptions envisagées qui imposent une approche multinationale de la défense antimissile ; Le pilier européen de l'Alliance n'a dès lors pas d'autre choix que de faire preuve de réalisme en « otanisant » la Phased Adaptive Approach.

Nous devons privilégier une approche financière réaliste. Les investissements supplémentaires que nous aurions à consacrer à la défense antimissile devront être cohérents avec le contexte budgétaire actuel. Si la défense antimissile constitue un moyen de défense complémentaire, nous ne pouvons pénaliser des arbitrages déjà difficiles sur des moyens conventionnels au risque de les affaiblir encore plus.

Il nous faut en tout état de cause être présents dans le débat. Ceci est d'autant plus important qu'il existe dans le domaine de la défense antimissile balistique des technologies spécifiques essentielles qui relèvent du premier cercle, à savoir les domaines de souveraineté, tel qu'entendu par le Livre blanc et que nous devons pouvoir préserver les compétences et les savoir-faire acquis dans le domaine balistique.

A l'OTAN, la préservation de nos intérêts commande que nous nous mettions en position de peser, tout en conservant une approche prudente et progressive. S'il reste encore de nombreuses questions en suspens, sur lesquelles nous n'avons pas de réponses claires ou sur lesquelles l'Alliance n'a pas encore tranché, nous percevons en revanche clairement l'approche qu'il nous faut adopter pour préserver nos intérêts.

S'agissant du niveau d'ambition, tout d'abord, l'idée d'une protection totale, d'un bouclier étanche doit être rejetée. Ce n'est d'ailleurs pas le message américain. L'Alliance n'a ni le besoin, ni la capacité, qu'elle soit financière ou technique, de protéger l'ensemble de ses territoires et populations face à l'intégralité du spectre de menace. Nous n'avons besoin que d'une capacité de défense ponctuelle, basée sur la permanence des moyens d'alerte et l'adaptation des moyens d'interception à une situation de crise déterminée, que nous devons être en mesure de configurer en fonction de l'évolution de la menace. Or, la menace prioritaire aujourd'hui, ce sont les missiles de courte et moyenne portée. Il nous faut donc reconnaître que nous devons abandonner l'idée de la couverture globale, héritage des velléités de l'administration Bush à Bucarest.

Nous devons par ailleurs nous attacher à ce que le processus décisionnel de l'architecture de défense antimissile de l'OTAN soit équilibré, c'est-à-dire ouvert aux Européens et respectueux de leurs exigences de souveraineté. Cette préoccupation fondamentale est une condition pour que nous puissions contribuer par l'apport de moyens spécifiques, comme l'alerte avancée.

Sur les plans opérationnel et technique, nous resterons particulièrement attentifs à la transparence et à la crédibilité des options qui nous seront présentées à Lisbonne. A ce titre, il nous semble important d'avoir des précisions sur les fonctionnalités associées à l'adaptation du programme ALTBMD.

Les implications financières seront évidemment des éléments essentiels du débat. L'OTAN accuse cette année un déficit de 650 millions d'euros sur son budget d'investissement, et selon les projections actuelles, il pourrait atteindre 1,4 milliard d'euros en 2011. L'Alliance ne dispose d'aucune marge de manoeuvre pour financer un système global de défense antimissile. Nous estimons ainsi que le financement en commun ne peut aller au-delà des seuls coûts du développement du coeur du commandement et de contrôle, en cohérence avec des besoins militaires pour l'instant insuffisamment définis.

Nous estimons par ailleurs nécessaire de conditionner de nouvelles orientations sur la défense antimissile à l'OTAN à une réaffirmation du caractère fondamental de la dissuasion nucléaire. Il importe de ne pas laisser imposer l'idée que la défense antimissile balistique pourrait, à terme, se poser en alternative à celle-ci.

La France pourrait annoncer sa volonté de contribuer avec des moyens spécifiques. Notre faculté à atteindre ces objectifs dépendra à la fois de la lisibilité de nos positions et de la crédibilité des contributions en nature que nous serons capables de proposer à l'Alliance. Dans ce domaine, je crois indispensable, dans un premier temps, de valoriser le socle cohérent que nous développons, avec notre capacité d'alerte avancée et notre défense de théâtre.

Il me semble important de mobiliser nos partenaires européens pour le développement d'une capacité européenne d'alerte avancée, comme le suggérait le Président de la République lors du dernier sommet franco-polonais et de les sensibiliser sur les questions des C2 et de souveraineté en général. Tout en réaffirmant clairement les priorités de l'Union européenne pour la lutte contre la prolifération et la protection de ses populations, le développement de l'alerte avancée permettrait de porter nos efforts sur un segment stratégique en matière de défense antimissile, l'appréciation autonome de la situation et la détection initiale, et scellerait les bases du partenariat équilibré que nous devons établir avec les Etats-Unis s'agissant de la défense du continent européen, car c'est bien de cela dont il s'agit.

A l'OTAN, la marche inexorable vers la défense des territoires se poursuit. Nous devons exploiter la dernière fenêtre d'opportunité qui s'offre à nous pour faire émerger avec réalisme et pragmatisme une « conscience européenne » au sujet de la défense antimissile balistique, en phase avec nos intérêts. C'est l'une des conditions pour éviter tout dérapage à l'OTAN, pour garantir le maintien d'un niveau d'ambition réaliste, compatible avec le besoin opérationnel et nos capacités, financières comme techniques.

Au plan national, il nous faut poursuivre la préparation de l'avenir. Je ne peux à cet égard que souscrire à l'idée d'une réflexion plus substantielle pour apporter des réponses aux nombreuses questions laissées en suspens et, si possible, à investir dans des études amont qui nous permettront de ne pas lâcher prise et de faire en sorte que l'OTAN donne toujours sa priorité au programme ALTBMD. Cela me semble être le prix à payer pour ne pas subir et pour faire valoir nos intérêts industriels. Il nous faut en tout cas dès à présent préparer l'après Lisbonne.

Enfin, quelles que soient les limites opérationnelles de la défense antimissile, nous ne pouvons pas ignorer que le missile balistique peut aussi bien être employé comme arme d'intimidation ou de terreur que comme une arme de bataille, ce qui constitue un fait manifestement nouveau. Et, dans ce dernier domaine, une protection minimale sera bientôt nécessaire pour conserver notre liberté d'action, nos capacités de projection et d'entrée en premier sur tout théâtre d'opérations.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion