Je commencerai par un constat. Dans de nombreux pays, l'organisation des soins est clairement structurée et le rôle de la médecine générale identifié en tant que soins primaires, non dans les mots comme en France où le médecin traitant n'a pas les moyens de jouer son rôle de « pivot du système ». Ces systèmes fonctionnent plutôt mieux et pour des coûts plus faibles (au Royaume-Uni par exemple) que dans ceux où les spécialistes par appareil ont l'exclusivité des médias et l'oreille des institutions. Mon expérience pendant des années à la commission de transparence a été édifiante sur ce point : travail préparatoire bénévole, rapport écrit et oral, exclusion des débats, et décision souvent loin des conclusions.
J'évoquerai le rapport de l'Igas. Il se suffit à lui-même.
D'une part, il est violent à l'égard de l'industrie et des agences, d'autre part, il préconise dans sa conclusion de s'appuyer sur les médecins (sans précision aucune) et les patients (sans précision dans le texte du rapport) pour éviter ce type de situation à l'avenir. Le rapport pointe relativement bien l'archaïsme du système de pharmacovigilance et les raisons de sa prévisible inefficacité (au-delà de l'éventuel dysfonctionnement critique que cette affaire a pu révéler). Il ne propose pas réellement d'alternative ; il précise cependant que sans les médecins, rien n'est possible. Je veux évoquer pour ma part la nécessité d'une recherche en médecine générale, clinique, sur le terrain, dotée de moyens. Elle débute mais n'est pas encore assez favorisée et reconnue, même si nous pouvons nous réjouir de son entrée dans le cadre d'un volet spécifique du programme hospitalier de recherche clinique (PHRC).
A propos de l'oubli catastrophique de la médecine générale dans le système, j'indiquerai que l'approche globale du médecin généraliste est un moyen approprié pour détecter certains dysfonctionnements de notre système sanitaire. Le généraliste, souvent le médecin de famille, connaît le patient dans toute sa complexité. Il peut détecter des « effets de bords des médicaments », imprévus ou sous-estimés, quand des spécialistes traitent des « tranches » de santé. Je pense que M. le président de cette commission ne me démentira pas. Il partage cette expérience.
Actuellement la médecine générale est encore privée de la reconnaissance universitaire. Elle doit quémander et militer en permanence pour développer l'embryon de filière qui lui est concédé avec réticence. Le généraliste, son rôle, son efficacité, restent en France trop ignorés tant du système de santé et de ses financeurs que de l'université. Aujourd'hui les éléments même de la loi HPST qui concernent la discipline et sa filière ne sont toujours pas respectés. Les moyens ne sont pas au rendez-vous, avec vingt professeurs titulaires et cent cinquante enseignants associés pour former plus de 50 % des étudiants en médecine.
L'investissement sur la médecine générale n'est toujours pas réalisé concrètement par l'assurance maladie, qui cherche prioritairement à effectuer des économies dans ce secteur alors que les marges économiques sont à l'évidence dans le coût des plateaux techniques. Cet investissement n'est pas opéré par les tutelles qui « raccommodent » en permanence le système de santé, sans prendre en compte le fait que lorsque le tissu est trop déchiré, les reprises ne peuvent pas tenir.
Privé de la sentinelle, du relais essentiel que représente la médecine générale, le système sanitaire français est aveugle, puisque la grande majorité des actes médicaux et des prescriptions médicamenteuses est réalisée en soins primaires. Il réagit au gré des données issues du contexte hospitalier, de son hyperspécialisation, de la puissance des lobbies, des liens confus entre l'hôpital, l'université, la formation, la recherche d'une part, et les industriels d'autre part. Des médecins généralistes mieux installés en faculté, mieux représentés dans les institutions sanitaires auraient certainement pu constituer un frein aux errements actuels, dont le Mediator n'est que la partie émergée.
Dans les faits, la revue Prescrire a été créée par des médecins généralistes. Elle fonctionne majoritairement avec des médecins généralistes abonnés. Les principaux lanceurs d'alerte sur les conflits d'intérêts et leurs conséquences sur la thérapeutique sont des médecins généralistes. Dans les faits, l'enseignement systématique sur les rapports bénéfice-risque de la thérapeutique médicamenteuse est effectué en troisième cycle de médecine générale, quand les moyens des départements de médecine générale le permettent.
Pour revenir au Mediator, j'ajouterai que le parcours de ce médicament illustre la nécessité d'un regroupement des différentes agences et commissions intervenant dans la politique du médicament, jusqu'à un guichet unique, où la médecine générale puisse être présente, où la pertinence clinique de l'effet du médicament soit prise en compte, où il ne puisse y avoir de décision politique dans un domaine purement technique. Ainsi, dans son avis de 1999, la commission de la transparence a considéré que le service médical rendu (SMR) du Mediator était insuffisant dans ses deux indications, position qui, de facto, aurait dû aboutir à un déremboursement. Il serait donc intéressant de savoir pourquoi les ministres de l'époque (Aubry, Kouchner) n'ont pas suivi l'avis de la commission, signant la poursuite du remboursement (qui plus est à 65 %). A cet égard, il serait intéressant également que le Sénat demande la liste des médicaments qui ont eu un SMR insuffisant à cette époque, pour regarder quels sont ceux qui ont préservé leur remboursement, pour mesurer l'étendue des incohérences. Par ailleurs, dans son avis de 2006, la même commission (avec un président différent) a émis un avis de SMR insuffisant dans l'indication « hypertriglycéridémie » du Mediator. Elle réservait en outre son avis sur l'indication « traitement d'appoint du diabète » dans l'attente des conclusions de la pharmacovigilance. Pour expliquer une telle différence entre 1999 et 2006, citons l'étude Moulin qui était plutôt en faveur d'une discrète efficacité de Mediator sur l'HbAlc, sans prise en compte de la pertinence clinique de cet effet.
J'ajoute qu'il convient d'être prudent sur le chiffre des décès (annoncé entre cinq cents et deux mille décès) car il s'agit d'une estimation construite avec un modèle statistique et non pas d'un comptage précis.
Je propose d'être également prudent sur la notion de prescription hors AMM car je rappelle l'indication : adjuvant du régime adapté dans les hypertriglycéridémies, idem dans le diabète avec surcharge pondérale. Nous savons que prise individuellement, l'hypertriglycéridémie (HTG) n'est pas un facteur de risque cardio-vasculaire tandis que les résumés des caractéristiques des produits (RCP) précisent que l'efficacité de la prévention primaire et secondaire des complications de l'athérosclérose n'est pas prouvée. Il en est de même pour de nombreux produits anti-cholestérol de première génération prescrit larga manu sans bénéfice pour les patients pendant des années. L'absence de guichet unique est évidemment une source de confusion majeure. L'AMM n'a pas de rapport avec la pertinence clinique, n'a pas de rapport avec les avis de la transparence, n'a pas de rapport avec le remboursement. Le problème de la prescription hors AMM n'est qu'une conséquence de la confusion qui existe. Le fait de se centrer sur ce sujet évitera d'aborder les vrais problèmes.
Quoi qu'il en soit, le système est prêt pour un nouveau scandale. La persistance sur le marché de médicaments d'efficacité douteuse et remboursés pendant de nombreuses années pose problème en soi. Elle met directement en cause les agences d'Etat et les décideurs. Les professionnels ne peuvent pas être les garde-fous d'un « système incohérent ». L'information et la formation des médecins, indépendantes de toute influence, sont difficiles à obtenir. Les outils permettant d'y contribuer n'ont pas été encouragés, par exemple les moyens de la formation initiale universitaire des généralistes toujours actuellement ridicules, les revues indépendantes de type Prescrire, dont la diffusion ne pénètre pas l'hôpital et les CHU, lieu emblématique de la formation initiale, une base de données médicamenteuse indépendante de type Theriaque, une formation indépendante de type formation professionnelle continue (FPC) indemnisée et réalisée sur le temps de travail dont les budgets diminuent pour laisser place au développement professionnel continu (DPC) et qui ne priorisent pas la réflexion sur la thérapeutique, la pharmacovigilance en soins primaires, confinée au bénévolat en plus de toutes les tâches des médecins et non rémunérée dans le système du paiement à l'acte.
Le système reste suffisamment incohérent pour que les recommandations qui sont censées être une base de réflexion pour le médecin privilégient des médicaments d'efficacité relative et sans aucun bénéfice clinique à terme, sur des critères intermédiaires, sans bénéfice pour les patients et avec des incidences économiques majeures. Le traitement médicamenteux de la maladie d'Alzheimer est un exemple caricatural d'une telle dérive.
Dans les faits, les médecins généralistes sont mis devant le fait accompli de la prescription des anti-Alzheimer (AC) qu'ils n'ont pas le droit de prescrire en première intention, mais sont supposés entériner en tant que médecin traitant la prescription hospitalière « spécialisée » devenue systématique de ces produits coûteux. Ils ont constaté que l'augmentation considérable du nombre de patients, la pression industrielle pour fournir une thérapeutique dans un marché en expansion massive, la pression sociétale illustrée par un plan ministériel, devenaient des justifications pour utiliser massivement des traitements inefficaces et dont le rapport bénéfice-risque est par définition défavorable. Ces traitements ont eu une AMM puis une évaluation de la transparence surréaliste avec un avis qui conditionne son utilisation abusive d'où est absente toute pertinence clinique.
Le terme même de médecin traitant traduit ce malaise : le médecin généraliste n'est plus décideur dans le soin ; il est traitant, donc contraint d'appliquer des directives venues d'ailleurs (protocoles, recommandations, décisions hospitalières ou spécialisées) sous peine de déconsidération voire d'attaques. Dans la réalité, nous sommes quasi quotidiennement confrontés au dilemme de poursuivre des traitements inutiles, coûteux et iatrogènes ou de les arrêter avec les difficultés qu'une telle décision entraîne avec les confrères, les patients et leurs familles.
Dans les faits, les médecins généralistes sont écartés des décisions en cancérologie concernant leurs patients car rien n'est prévu pour leur permettre d'assister aux réunions de concertation pluridisciplinaires. Les médicaments inutiles, iatrogènes et coûteux en cancérologie constituent probablement l'autre grand secteur où le circuit du médicament aboutit à des décisions que paient au sens propre comme au sens figuré les malades. Les soins pratiqués par les médecins généralistes sont peu onéreux, faciles d'accès pour les patients. Ils supportent en outre la comparaison avec les soins spécialisés. Pourtant le risque en France est de voir disparaître le plus pratique et le plus concret des garde-fous qui pourrait être efficace si les moyens lui étaient donnés.
La question qui se pose est grave : est-il encore temps de réagir ? Les jeunes médecins ont été formés à l'hôpital, qui n'est pas tendre pour ceux qui ne viennent pas du sérail. De longues années seront nécessaires avant de les convaincre de revenir vers le merveilleux métier qu'est ou malheureusement qu'était la médecine générale. Ces longues années risquent de coûter extrêmement cher à la Nation.